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manque de communications faciles que des provinces entières, au sein même des Etats les mieux civilisés, sont condamnées à la misère la plus profonde, malgré la fécondité de leur sol et la richesse des productions renfermées dans leur sein. Tracez-y de bonnes voies de communication, et bientôt l'abondance y régnera; des produits avilis et sans valeur, par suite du manque de débouchés, se répandront au dehors et amèneront, par la voie des échanges, l'aisance et la prospérité dans des contrées jusque-là pauvres, stériles et dépeuplées.

Néanmoins il est à remarquer que si les voies de communication activent le mouvement de circulation des personnes et des choses, elles ne le créent pas. Ce mouvement même est, pour ainsi dire, l'indice du degré d'activité de l'industrie humaine. Presque nul dans l'enfance des sociétés, il s'ét nd et s'a célère dès que l'homme commence à agrandir sa sphère d'action. A mesure que les besoins matériels des populations s'accroissent, elles éprouvent plus vivement le besoin de se déplacer, d'échanger au loin leurs produits. C'est alors que les grandes voies de communication leur deviennent véritablement utiles, et qu'elles peuvent contribuer à développer leur industrie et leur commerce. C'est là un fit que démontre l'histoire du progrès social, et sur lequel, d'ailleurs, nous aurons l'occasion de revenir.

On compte trois sortes de voies de communication : ce sont, en premier lieu, les routes de terre; en second lieu, les voies navigables, c'est-à-dire les rivières et les canaux. Le dernier moyen de communication, d'une invention toute moderne, est celui des chemins de fer, qui forme l'objet essentiel de ce livre.

DES ROUTES ORDINAIRES.

Avantages généraux des routes.

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Aperçu historique. Statistique et division des routes en France.

Les routes ordinaires, en donnant le moyen de se servir de voitures pour le transport des personnes et des choses, constituent le premier pas fait par la civilisation vers des progrès ul

térieurs. Dans les pays, et ils sont nombreux, où les routes n'existent pas (1), le moteur, homme ou cheval, est condamné à supporter la totalité de la charge, tandis qu'au moyen des routes et d'une charrette, appareil formé de deux roues tournant sur un essieu qui traverse leur axe, il n'a plus à surmonter que le frottement généralement léger de l'essieu sur la roue et la résistance qu'éprouve la jante de cette roue contre les aspérités du chemin. Un cheval de force moyenne, marchant au pas, neuf à dix heures sur vingt-quatre, ne peut, d'après le savant M. Arago, porter au delà de 100 kilog., tandis que, attelé à une voiture circulant sur une route ordinaire, ce cheval, dans les mêmes conditions et sans se fatiguer davantage, traînera un fardeau de plus de 1,000 kilog., non compris le poids de la voiture. Ainsi donc ce moyen de transport, qui au premier abord apparaît comme la condition inséparable de toute société, constitue cependant une grande et utile invention, dont l'effet est de réduire de plus de neuf dixièmes la somme d'efforts que le transport exige. S'il est vrai de dire, avec l'un de nos meilleurs économistes (M. Blanqui), que le commerce est un voiturage, que l'on juge de l'influence immense que les routes ont exercée sur le développement de la richesse et de la prospérité des peuples!

RÉSUMÉ HISTORIQUE. Les plus anciennes routes de terre dont parle l'histoire des peuples de notre tradition sont celles que la fastueuse Sémiramis, l'épouse de Ninus, fit pratiquer dans toute l'étendue de son empire. Ces routes avaient le caractère grandiose qui distingue les monuments de cette époque; mais le mouvement des intérêts moraux et matériels des

(1) Si l'on en excepte l'Algérie et les Etats-Unis, cette situation est encore celle de tous les pays situés hors d'Europe. On évalue que les contrées ainsi privées de routes et de moyens de communication forment les cinq septièmes de l'étendue du globe. Il est même plusieurs pays d'Europe qui en sont presque entièrement dépourvus. La Russie, à l'exception de quelques directions importantes, comme celle de Saint-Pétersbourg à Moscou, ne possède de routes praticables que celles que font les gelées ou les neiges: dès que l'hiver a disparu, les transports deviennent d'une difficulté extrême. L'Espagne n'est guère mieux partagée sous ce rapport. La malheureuse Italie non plus. La Corse ne possède d'autres routes que celles que le gouvernement français y a fait construire dans ces dernières années. Auparavant les voitures et charrettes étaient inconnues : tous les transports s'opéraient à dos de cheval ou de mulet.

peuples était si faible encore dans ces temps de civilisation primitive, qu'il semble permis d'affirmer que l'utilité réelle de ces grands travaux de communication ne répondait pas à leur somptueuse apparence: car à cette époque le grand commerce, celui qui a rendu fameuses Tyr et Carthage, se faisait simplement par le cabotage dans la mer Méditerranée, qui était la grande route, ou pour mieux dire la route commerciale du monde entier.

Les voies de communication ne jouent pas non plus un grand rôle dans l'économie intérieure de la société grecque. Le caractère qui distingue essentiellement la foule des petits Etats épars sur le sol de la Grèce, c'est l'isolement ou plutôt l'antagonisme de cité à cité. Aucune relation d'intérêts, aucune sympathie morale ne peut encore les réunir d'une manière durable. Le sentiment de la nationalité est seul assez puissant pour les associer dans les moments de puissant danger; encore ce 'sentiment d'unité finit-il par s'affaisser sous le poids des rivalités locales, et l'on voit la Grèce désunie abdiquer sa souveraineté entre les mains de Philippe de Macédoine, et plus tard se courber au passage des aigles romaines. L'empreinte de ce fractionnement de la société grecque se retrouve jusque dans ses voies de communication. Quoique placées sous la protection des dieux et sous la surveillance des hommes les plus considérables de la cité, elles sont souvent négligées; les besoins du commerce intérieur ne sont pas encore assez importants pour engager les peuples à pourvoir régulièrement à leur entretien.

Les premiers qui aient réellement aperçu l'importance économique des voies de terre sont les Phéniciens et les Carthaginois. Suivant Isidore, les Carthaginois sont les premiers qui aient imaginé de paver les routes.

Devenus maîtres du monde, les Romains sillonnèrent leur empire de routes magnifiques; mais ces belles voies de communication, dont on admire encore aujourd'hui les débris imposants, furent plutôt militaires que commerciales. Rome se souciait peu que ses provinces s'unissent par la confraternité des intérêts. Ce qui lui importait avant tout, c'était de pouvoir porter rapidement ses légions du Rhin à l'Euphrate, et du Danube au Tage, afin de comprimer par la crainte du glaive les populations asservies.

Lorsque les barbares eurent conquis l'empire romain et formé vingt royaumes de ses débris, les milles du grand réseau des voies de communication qui enveloppait le monde romain se trouvèrent brisées. Les vainqueurs s'enfermèrent et se fortifièrent dans leurs nouveaux Etats comme dans des citadelles, Loin de construire de nouveaux chemins, ils détruisirent ceux qui existaient déjà, comme dans une ville menacée de siége on rompt toutes les communications qui pourraient faciliter à l'ennemi les approches de la place. Pendant une longue suite de siècles, les nations, animées par un constant esprit d'antagonisme, ne se visitèrent que pour se combattre. L'histoire de la communication des peuples du moyen âge n'est guère que celle de leurs débats.

Dans les premiers temps de la monarchie française, il n'y eut d'autres moyens de communication que quelques restes de voies romaines, rendues presque impraticables par le manque d'entretien. Le comm rce intérieur, à ces époques de barbarie, était presque tout entier entre les mains des marchands juifs ou lombards, et l'on peut savoir quelles entraves s'opposaient, à son développement. Aucune autorité n'était en eflet assez puissante pour protéger les voyageurs contre les pilleries et les brigandages des seigneurs châtelains, maîtres de tous les passages (1). Bientôt les chemins devinrent déserts; on cessa de Is réparer, et pendant plusieurs siècles on ne put se déplacer, qu'avec des difficultés inouïes. Un voyage de quelques lieues était regardé comme une entreprise de la plus haute importance, et présentait d'ailleurs de véritables dangers.

Les croisades, en initiant les habitants de l'Europe occidentale aux merveilles de l'Orient, en leur faisant connaître des besoins qu'ils avaient jusque là ignorés, ranimèrent le commerce, et exercèrent sur la sécurité, et par suite, sur la circula- tion des voyageurs, une favorable influence. Déjà l'affranchis

(1) Les capitulaires du roi Dagobert, où se trouvent les premières ordonnances sur les grands chemins, prononcent de fortes amendes contre les seigneurs qui entravaient la liberté des communications en détroussant les voyageurs. Mais ces ordonnances ne reçurent aucune exécution. — Sous les faibles successeurs de Charlemagne, ces exactions reçurent une sorte de sanction légale par l'établissement des droits de passage exigés de tous ceux qui circulaient sur les chemins.

sement des communes avait été le signal d'une phase nouvelle pour les intérêts matériels comme pour les intérêts moraux et politiques des populations : les routes s'étaient améliorées, et la circulation y était devenue plus sûre et moins difficile. Pourtant ce ne fut qu'au xvre siècle, après que l'invention de l'imprimerie, la découverte de l'Amérique et les mémorables événements moraux et politiques qui signalèrent cette époque, eurent imprimé à toutes les relations sociales une activité plus grande, que la surveillance des moyens de viabilité commença à devenir quelque peu régulière et efficace.

Néanmoins on remarque, dans ces époques et même jusqu'à nos jours, que le coinmerce de terre est demeuré dans des limites beaucoup plus restreintes que ne le comportaient les besoins des peuples, tandis au contraire que le commerce maritime a pris, comparativement, une extension très-grande. Le sceptre du monde commercial est demeuré constamment entre les mains des peuples maritimes; les Vénitiens, les Génois, les Portugais, les Hollandais et les Anglais l'ont saisi tour à tour. Le commerce continental se trouvait à la fois arrêté dans son essor par le mauvais état d'entretien des voies de communication et par la multiplicité des barrières fiscales. Les routes de terre étaient de véritables bourbiers sur lesquels, même à grands renforts de chevaux, on ne se mouvait qu'avec une incroyable lenteur. Mme de Sévigné, dans ses lettres, nous apprend qu'un voyage de Paris à Marseille, accompli aujourd'hui par la poste en 58 heures, exigeait alors (1672) un mois entier (1). Quant aux marchandises, leur valeur s'accroissait dans une proportion énorme pour peu que la distance des lieux de production aux marchés de consommation fût cons dérable. Aux frais et à la lenteur du transport se joignaient encore des droits onėreux qu'il fallait acquitter, et des vexations de toute espèce qu'il fallait subir, non-seulement aux frontières de chaque

(1) Louis XIV, il est vrai, avait entrepris la construction d'un grand nombre de routes; mais ces travaux ne dépassaient point un certain cercle tracé autour de la capitale. Entrepris dans des vues fastueuses plutôt que dans un véritable but d'utilité publique, on leur donnait aux abords de Paris et des résidences royales une largeur deux fois trop grande, taudis que le reste de la France ne possédait que des chemins étroits, impraticables, ou peu s'en faut, pendant les trois quarts de l'année.

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