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industrie de voleur de grand chemin, si l'on veut, mais une industrie avantageuse et souvent même la plus profitable de toutes. Témoin Rome, d'abord pauvre et chétive bourgade du Latium, qui devint, par le travail patient et infatigable de ses armes, la métropole du monde ancien, et vit affluer dans son sein les richesses de l'univers. A ces époques la guerre est en honneur, elle est l'occupation des principaux citoyens; les désastres, les violences, les rapines, tout ce déplorable cortège qu'elle traîne à sa suite, s'ennoblissent; le génie des nations se tourne exclusivement vers les entreprises belliqueuses: c'est le règne de l'esprit militaire.

Cependant, comme cette lumière que l'on voit poindre d'abord confuse et incertaine à l'horizon, qui se développe ensuite par gradations insensibles, et finit par inonder le ciel de sa clarté, la civilisation se dégage peu à peu des ténèbres de la barbarie, et répand sur le monde ses rayons fécondants. Les arts se perfectionnent, les mœurs se policent, l'esprit des nations acquiert plus de netteté et de rectitude; les limites, d'abord incertaines et confondues, du juste et de l'injuste se marquent et se fixent; une complète transformation s'opère à la fois dans l'économie matérielle et dans les habitudes morales des sociétés. Par l'effet du progrès des lumières, la guerre, hors certains cas exceptionnels, cesse d'être considérée comme légitime; par l'effet du progrès des arts, elle cesse de même d'être la plus productive des industries. Elle n'occupe plus la première place dans la vie des nations: après avoir si longtemps dominé et opprimé le travail pacifique, elle lui cède la prééminence et, ne sert plus qu'à le sauvegarder. Désormais les peuples dirigent leur génie vers les conquêtes de l'industrie et du commerce. C'est l'avènement de l'esprit industriel.

Jusqu'à la naissance du christianisme, l'esprit militaire domina sans partage dans le monde. On avait avili le travail par l'esclavage; le droit primitif et brutal de la force gouvernait les sociétés et présidait aux relations des peuples. Le christianisme substitua à ce droit celui de la justice, et réhabilita le travail en détruisant l'esclavage.

Une lutte immense et décisive s'engagea alors entre le principe pacifique et moralisateur adopté et fécondé par le christianisme et le vieux principe d'antagonisme qui avait gouverné le monde païen. L'histoire des dix-huit siècles écoulés depuis l'avènement de la pensée chrétienne n'est que le simple récit des diverses phases de ce grand combat de la force et du droit, de la civilisation et de la barbarie. Trois événements dominent cette période, événements jetés par la Providence au milieu de la lutte pour en hâter le terme et fixer la victoire du côté pacifique : nous voulons parler de l'invention de la poudre à canon, de la découverte de l'imprimerie, et de celle de la vapeur. Chose remarquable, ces trois auxiliaires donnés à la cause de la paix et du perfectionnement social ont fait leur apparition dans le monde juste au moment où ils étaient devenus nécessaires, au moment où l'œuvre qu'ils avaient à accomplir était prête : toujours ils sont arrivés en temps opportun pour remplir les lacunes qui semblaient devoir ralentir la marche de la civilisation et du progrès. Quoique séparés par les siècles, ces trois grands faits sociaux se rattachent néanmoins par une chaîne commune ; ils sont issus de la même pensée et tendent à un même but.

C'est au moment où la féodalité, ce gouvernement militaire des conquérants barbares du monde romain, était dans toute sa puissance que l'invention de la poudre à canon, en changeant complétement les conditions de la guerre, vint lui porter un coup mortel. Jusqu'alors il n'avait fallu, pour vaincre et conquérir, que de la force physique, que des bras robustes, que de fortes poitrines protégées par des armures d'acier; les armées se réunissaient et s'entretenaient à peu de frais; elles ne trainaient point à leur suite un matériel embarrassant et coûteux; il suffisait de quelques chevaliers aventureux et téméraires pour conquérir un royaume; la caste privilégiée qui se servait de l'épée et de la lance était seule puissante, seule respectée. A l'époque de l'apparition des armes à feu, on voit se modifier profondément l'organisation des armées. Le règne de la force physique commence à déchoir; à côté de celle-ci, et s'y substi~

tuant peu à peu, apparaît la force mécanique. La puissance d'une armée ne se mesure plus seulement au nombre, à la vigueur et au courage des soldats qui la composent, mais aussi à la quantité de matériel et de munitions de guerre dont elle est pourvue. Les guerres deviennent plus coûteuses, et par conséquent moins productives. L'effet immédiat de ce change ment est de diminuer le pouvoir de la classe adonnée aux occupations militaires, et en même temps de relever la condition de celle qui se livre aux travaux pacifiques. A mesure que la classe noble voit s'élever les frais des guerres qu'elle entreprend, elle témoigne plus d'égards aux marchands et aux industriels occupés à produire de la richesse, elle s'attache davantage à les protéger. Quelques années après l'invention de la poudre à canon, la bourgeoisie acquiert en France le droit de consentir les subsides qu'on lui impose; elle prend une place, humble et modeste, il est vrai, mais effective et reconnue dans les premiers états généraux, et se nomme tiers état.

Mais cette émancipation de la portion du peuple qui se livrait aux travaux les plus lucratifs de la production était encore incomplète; le labeur obscur qui absorbait l'existence de la bourgeoisie était protégé, mais on ne l'honorait pas. L'esprit militaire n'avait point cessé d'être prédominant. Pour que la condition sociale de la bourgeoisie put s'élever au niveau de celle des hommes de guerre, il fallait que sa condition intellectuelle devint supérieure. La découverte de l imprimerie eut lieu, et soudain la pensée, affranchie des obstacles matériels qui arrêtaient son essor, put se répandre large et féconde dans les masses. Cependant ni le peuple ni l'aristocratie ne profitèrent d'abord de la découverte nouvelle: le peuple, attaché à la glèbe, manquait de loisir et de liberté; la noblesse, dédaigneuse des travaux de l'intelligence, n'avait d'estime que pour ceux de l'épée. Ce fut la bourgeoisie laborieuse, occupée, mais déjà propriétaire et pourvue de quelque loisir, qui ressentit la première les bienfaits de l'imprimerie. Elle avait conquis une place dans l'Etat en acquérant du bien-être; elle apprit à tirer parti de sa position en devenant intelligente.

Après quatre siècles d'une lutte tantôt latente, tantôt ouverte, forte de ses richesses et de ses lumières, elle réussit enfin à s'attribuer la suprématie dans l'Etat Notre époque a vu son avénement au pouvoir. - Ce fait a une haute importance sociale. Devenue riche et toute-puissante, grâce à l'industrie et au commerce, grâce au travail pacifiqué, la bourgeoisie représente l'esprit industriel comme l'aristocratie résumait en elle l'esprit militaire. Ce dernier l'emportera toujours dans les pays où la noblesse est souveraine, de même que le premier prédomiuera exclusivement lorsque la bourgeoisie sera au pouvoir.

Comme un flambeau qui jette avant de s'éteindre sa plus vive lueur. l'esprit militaire, personnifié dans un seul homme, a bouleversé l'Europe au commencement de ce siècle. Napoléon termine la période héroïque de l'histoire des sociétés. Si forte qu'ait été son épée, elle s'est brisée sous l'impulsion des idées que le travail des intelligences avait fait germer et mûrir dans les siècles précédents. Une nouvelle ère, ère pacifique et laborieuse, a commencé dans la vie des nations.

Un penseur éminent, M. de Lamartine, définit ainsi cette époque : « Cette époque est celle du droit et de l'action de tous, époque toujours ascendante, la plus juste, la plus morale, la plus libre de toutes celles que le monde a parcourues jusqu'ici, parce qu'elle tend à élever l'humanité toute entière à la même dignité morale, à consacrer légalité politique et civile de tous les hommes devant l'Etat, comme le Christ avait consacré leur égalité naturelle devant Dieu. Cette époque pourra s'appeler l'époque évangélique, car elle ne sera que la déduction logique, que la réalisation sociale du sublime principe déposé dans le livre divin comme dans la nature même de l'humanité, de l'égalité et de la dignité morale de l'homme, reconnues enfin dans le code des sociétés civiles. »

Mais, qu'on le remarque bien, pour que cette mission dévolue, dans l'ordre moral et politique, à l'époque qui commence puisse être accomplie, il faut qu'une œuvre corrélative s'opère dans l'ordre matériel. Si l'on veut que l'égalité civile et politique, cette magnifique conquête de l'intelligence sur la

tyrannie de la force brutale, ne demeure point une lettre morte, ou ne soit pas rétrécie aux mesquines proportions d'un privilége accaparé par une minorité victorieuse, si l'on veut que les merveilleuses acquisitions de l'esprit humain se répartissent sur l'humanité tout entière, il faut que les classes inférieures de la société soient affranchies de la servitude où les retient la difficulté qu'elles éprouvent à pourvoir aux nécessités matėrielles de l'existence, il faut que le travail devienne assez productif pour rémunérer ceux qui s'y livrent en proportion de leurs efforts, il faut enfin que l'homme réussisse à asservir complétement le monde matériel.

La main de la Providence se fait encore reconnaître ici d'une manière visible. Au moment où les derniers orages soulevés par l'esprit d'antagonisme étaient sur le point de se calmer, au moment où les nations pacifiées commençaient à s'appliquer à l'œuvre du progrès pacifique dévolu à notre âge, au moment où l'humanité, après avoir accompli sa période guerrière, entrait dans son ère industrielle, un admirable instrument de travail était remis entre les mains des hommes, LA VAPEUR ÉTAIT INVENTÉE.

La découverte de la vapeur est destineé à exercer sur la diffusion du bien-être matériel une influence au moins égale à celle que l'invention de l'imprimerie a eue sur la diffusion du bien-être intellectuel, sur l'amélioration des intelligences. La découverte de Watt, de Papin, est destinée à agrandir l'action, à multiplier même, en quelque sorte, la vie de l'homme, comme l'invention de Guttemberg a étendu la sphère de sa pensée et ouvert à toutes les intelligences des espaces nouveaux, des voies inconnues.

L'action civilisatrice de la vapeur sera peut-être plus efficace, plus importante encore que ne l'a été celle de l'imprimerie; car si le perfectionnement intellectuel engendre le progrès matériel, il ne saurait, en revanche, s'étendre, se généraliser sans ce puissant auxiliaire. Une population qui languit dans la misère ne peut goûter aucune des jouissances de la pensée : elle se trouve privée des bienfaits des arts et des sciences; elle

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