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il les habille ou leur prête de l'argent pour racheter leurs effets en gage. Placée à bon droit sous le haut patronage du duc de Cambridge, cette œuvre excellente compte au nombre de ses principaux soutiens les membres les plus honorables de la noblesse, parmi lesquels je me plais à citer le comte de Shaftesbury, toujours à la tête des associations les plus bienfaisantes, quand il n'en est pas luimême le fondateur. Ce dernier genre d'assistance, du nombre de ceux que Paris pourrait avec avantage emprunter à l'Angleterre, ou même à quelques hospices de France, et notamment à celui de Provins, se pratique depuis 1846, sous le patronage de l'évêque de Londres, dans la maison de charité de Rose-Street. Les personnes tombées dans la détresse et à la recherche d'un emploi y sont admises sur la recommandation des souscripteurs, ou bien du clergé paroissial. L'institution a rendu à une existence honorable 2,414 individus appartenant à toutes les classes de la société, car je trouve parmi ses protégés en 1856 des professeurs, des artistes, la femme d'un médecin, la fille d'un clergyman et celle d'un baronet écossais.

Il nous reste à signaler deux grandes lacunes dans le système de l'assistance anglaise. Nombre de localités importantes manquent de salles d'asile, et je ne crois pas qu'il existe plus d'une seule crèche dans toute l'Angleterre. Un monstrueux gaspillage de la vie humaine résulte de la nécessité où se trouvent les ouvrières de laisser seuls leurs enfans chez elles. Pour les tenir en repos, elles leur font prendre chaque matin une drogue soporifique, dont les effets plus ou moins lents sont une des causes principales de la mortalité parmi les classes pauvres. Il est un rapprochement qui, mieux que ces détails, ferait apercevoir l'importance numérique de la population indigente en Angleterre c'est la comparaison de la statistique des hôpitaux et des dispensaires de Londres avec celle des établissemens de même nature existant à Paris. D'après le compterendu de l'assistance publique à Paris pour l'exercice 1858, les hôpitaux, ainsi que les services temporaires de la vieillesse, ont traité dans le courant de ladite année 91,007 malades. Les hospices et les maisons de retraite ont entretenu 12,194 vieillards, infirmes et aliénés. L'année précédente, le nombre des malades traités à domicile a été de 32,105. On peut évaluer à 4,000 le nombre des néces– siteux non inscrits aux bureaux de bienfaisance et traités à domicile par les six dispensaires de la Société philanthropique, ce qui porte le total des malades indigens au chiffre de 139,306.

Londres possède 12 hôpitaux pour les maladies et accidens ordinaires, contenant 3,380 lits; pendant l'année 1852, ces établissemens ont reçu 30,280 malades et en ont traité 335,676 à domicile;

-il compte 48 hôpitaux destinés chacun à une seule espèce de maladie. Indépendamment de deux asiles d'aliénés contenant 2,000 lits, les 46 autres maisons spéciales peuvent recevoir 2,065 malades à la fois, et en 1852 elles en ont traité 15,011 à l'intérieur et 78,952 à domicile. Il y a encore 34 dispensaires, dont les médecins, sans compter ceux de 5 institutions homoeopathiques, ont traité dans la même année 164,621 indigens; - enfin 126 maisons de charité renferment 2,390 vieillards. Le nombre des malades assistés à cette époque était de 518,369, sans compter les 67,000 habitans des workhouses, et par conséquent le chiffre total des indigens et nécessiteux s'élevait à 585,369.

S'il existe une différence dans la salubrité des deux capitales, elle est en faveur de Londres malgré les émanations pestilentielles de la Tamise, et la population de cette ville n'étant guère que deux fois et demie aussi nombreuse que celle de Paris, la même proportion devrait se retrouver dans le nombre des malades indigens, s'il y avait parité dans l'état du paupérisme des deux pays ou du moins des deux métropoles. D'après les chiffres que nous venons de relever, le paupérisme de Paris serait à celui de Londres comme 1 est à 4,34; mais la différence est plus forte encore, attendu qu'à Paris le chiffre des indigens inscrits aux bureaux de bienfaisance n'étant que de 80,501, il en résulte que 58,805 personnes reçoivent l'assistance médicale sans être obligées de recourir habituellement à la charité publique ou privée, tandis qu'à Londres au contraire il s'en faut que tous les malades pauvres puissent être traités à domicile ou à l'hôpital, et en voici la raison : l'assistance de la pauvreté, laissée chez nous à la charge de la bienfaisance volontaire, est chez nos voisins l'objet d'un impôt obligatoire et d'un des rares services centralisés. Au rebours, l'assistance médicale, assurée en France par des legs de terres et de capitaux, et confiée à l'administration publique, ne se fonde en Angleterre, excepté dans cinq ou six établissemens, que sur des souscriptions volontaires annuelles, dont l'emploi échappe à peu près à tout contrôle sérieux. Il en résulte que ces nombreux hôpitaux, entretenus tous à grands frais au moyen de ressources incertaines et précaires, languissent dans les temps ordinaires, et dans les jours de crise financière ferment leur porte à la moitié de ceux qui s'y présentent. M. Léon Faucher a constaté par exemple qu'en huit ans 2,700 cas de maladies vénériennes, résultats de la prostitution, avaient ouvert les portes de trois hôpitaux de Londres à des jeunes filles âgées de onze à quatorze ans, et qu'aux mêmes asiles un plus grand nombre avaient été refusées faute de place. Autre difficulté on n'est admis dans ces maisons que par l'intermédiaire d'un des souscripteurs. Combien d'étrangers, combien même de mal

heureux Anglais, ne connaissant personne dans cette immense Babylone, meurent faute de soins! Je crois donc rester au-dessous de la vérité en supposant le nombre des indigens de Londres cinq fois plus considérable que celui des pauvres de Paris. Dans les campagnes, la différence est beaucoup moindre; mais dans les districts manufacturiers elle reprend à peu près la même proportion.

En France, le célibat religieux et le célibat militaire modèrent le mouvement de la population; nos ouvriers ont ainsi moins à souffrir de cette concurrence de la main-d'œuvre qui réduit les salaires à un taux insuffisant. En second lieu, nos institutions de bienfaisance religieuses et laïques, tout en ménageant chez les nécessiteux le sentiment de la dignité personnelle, nous dispensent de l'obligation de cette assistance légale qui fait des pauvres, parce qu'elle habitue le travailleur à compter sur d'autres ressources que celles de son énergie. Il faut aussi tenir compte de la division de la propriété territoriale, qui permet à un si grand nombre de paysans de posséder une habitation, un lopin de terre et une ou deux têtes de bétail, non pas grâce à cette aumône publique que conseillait Pitt, mais par droit d'héritage ou d'acquisition. Puis l'agriculture, dont vit la plus grande partie de nos populations, est exposée à moins de crises et de chômages que l'industrie, unique ressource de la plupart des prolétaires d'outre-Manche. Enfin, et pour ne pas tout énumérer ici, il y a dans nos classes ouvrières moins d'intempérance et moins de besoins. Nous avons donc, pour plusieurs raisons, beaucoup moins d'indigens que la Grande-Bretagne, et surtout moins de ces dénûmens absolus qui jettent la nuit dans les rues tant d'individus sans pain et sans gîte. Rien ne ressemble chez nous au casual ward ni à ses hôtes habituels, rien de comparable à ces affreux taudis des grandes villes anglaises, où tant de créatures humaines, sans distinction d'âge ni de sexe, s'entassent dans la même chambre et sur le même grabat. La statistique de la prostitution est également en France loin d'atteindre les chiffres qu'elle présente en Angleterre. Il s'en faut néanmoins que notre situation ne puisse être améliorée, et quand la France le voudra, elle réduira de plus de moitié le nombre de ses pauvres, sans recourir à de profondes combinaisons ni à de coûteux sacrifices; il lui suffira de mettre en pratique l'idée la plus simple. Cette idée, la voici : rattacher l'action des sociétés de bienfaisance à celle des sociétés de secours mutuels, en consacrant une partie des fonds des premières à l'introduction des indigens dans les secondes.

L'homme qui peut satisfaire à ses besoins par son travail n'est pas indigent. Quelles sont, dans notre état social, les principales causes de l'indigence? Ce sont la maladie, qui force l'ouvrier à con-

tracter des dettes dont il ne peut jamais se libérer, et la vieillesse, qui ne lui permet plus de gagner sa vie. Si tous les travailleurs appartenaient aux sociétés qui leur assurent des secours quand ils sont malades et une pension quand l'âge a brisé leurs forces, ils ne seraient exposés à la misère que par suite de circonstances exceptionnelles, car l'intérêt composé des dépôts élèverait les secours en temps de maladie et même pendant les chômages, comme on le voit aujourd'hui dans beaucoup de sociétés anglaises, à un chiffre équivalant au salaire, ou du moins suffisant pour faire vivre la famille. Le prolétariat, dernier vestige de la servitude, cesserait. La classe ouvrière existerait par elle-même; elle aurait une condition indépendante, plus indépendante que celle du fonctionnaire, dont l'existence, dépendant d'une protection précaire, est souvent à la merci d'une intrigue.

La loi du 20 juillet 1850 favorise la création des sociétés de secours mutuels, garanties d'ordre et de stabilité; mais par cela même que leurs progrès importent au gouvernement, l'initiative de celuici pourrait devenir suspecte et finir par jeter du discrédit sur ces institutions. Qui donc doit se charger du soin de les accroître et de les multiplier? Les institutions charitables. Il faut que les sociétés de bienfaisance et les sociétés de secours mutuels se concertent pour démontrer à l'ouvrier la nécessité de l'association et pour lui en faciliter l'accès. La propagande doit se faire surtout par les associés eux-mêmes, intéressés à augmenter le fonds social et les dividendes. Quand chacun sera en état de comparer les ressources et la sécurité des pères de famille, membres de la société de secours mutuels, avec les privations des opiniâtres, restés dans l'isolement, le nombre de ces derniers diminuera tous les jours, et l'association deviendra pour les adultes une pratique aussi générale que l'est aujourd'hui pour les enfans la fréquentation de l'école primaire. Dans les centres de population trop peu importans pour assurer à l'association des résultats satisfaisans, il faudra imiter le procédé anglais et former des syndicats de communes. Si cet humble avis paraît donner jour à quelque application utile, qu'on se mette à l'œuvre, et dans quelques années nous pourrons dire avec plus de certitude qu'on ne le disait il y a peu de mois chez nos voisins : « Le paupérisme a diminué. »

L. DAVESIES DE PONTÈS.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

31 octobre 1859.

Difficilement alarmés, nous ne sommes point alarmistes. Nous prions donc qu'on ne veuille pas outrer, au-delà de notre pensée et de nos intentions, la gravité des réflexions que nous inspire l'état des affaires européennes. Il nous est impossible de nous défendre d'une anxiété sérieuse, quand nous considérons l'ensemble des questions extérieures qui préoccupent depuis quelque temps le public, et qui, dans ces derniers jours, ont semblé se multiplier et s'accumuler avec une intensité exceptionnelle. Chacune de ces questions entraîne sans doute après soi des difficultés particulières. Lorsque cependant on les examine isolément, on demeure convaincu qu'il n'en est point dont les difficultés ne puissent être, avec de la bonne volonté et d'intelligens efforts, pacifiquement surmontées. Dans la condition compliquée des sociétés modernes, rien de plus naturel que de voir s'élever successivement ou à la fois des questions embarrassantes; c'est le courant des affaires humaines qui les apporte, et c'est l'honneur des peuples sains et des gouvernemens policés d'en venir à bout, en éliminant le jeu brutal et stérile ou funeste de la force. Ainsi nous pourrions attendre sans une inquiétude extraordinaire l'arrangement des affaires italiennes, si embrouillées qu'elles demeurent, même après la signature du traité de Zurich; nous ne songerions pas à nous émouvoir de l'ennui que peut donner à quelques hommes d'état anglais l'expédition de l'Espagne contre le Maroc; nous accorderions notre sympathie aux tribulations de la compagnie du percement de l'isthme de Suez, sans nous effrayer des conséquences; nous aurions l'œil ouvert sur ce malade qu'on appelle l'empire ottoman, sans méconnaître qu'une si lente agonie peut durer longtemps encore; nous trouverions l'Angleterre moins disposée que nous à porter un grand coup contre le Céleste-Empire, que nous n'en prendrions pas d'ombrage; nous laisserions sans curiosité indiscrète l'empereur de Russie et le prince-régent de Prusse s'entretenir à Breslau, et nous assisterions aux agitations et aux disputes intestines de l'Allemagne autour de la réforme fédérale avec la patience qu'il convient d'appor

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