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DES

DEUX MONDES

XXIX ANNÉE. SECONDE PÉRIODE

TOME VINGT-QUATRIÈME

PARIS

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES

RUE SAINT-BENOIT, 20

1859

A JEAN DE LA ROCHE

SECONDE PARTIE. 1

VI.

Je sortis de Brioude au pas, en homme que la conversation officielle d'un notaire a nécessairement calmé, et qui ne veut pas montrer d'impatience aux curieux d'une petite ville; mais à peine eus-je gagné la traverse, qu'une rage d'arriver s'empara de moi. Je mis les éperons au ventre de mon cheval, et, malgré une chaleur écrasante, je ne ralentis son allure qu'aux approches du château de M. Butler. Là je me rappelai l'air tranquille et le regard ferme de miss Love, ainsi que toutes mes gaucheries de la première entrevue. Peut-être son père l'avait-il déjà avertie de mes prétentions, peut-être avait-elle déjà prononcé que je lui déplaisais autant que mes devanciers. J'arrivais bouillant et sauvage, j'allais être congédié poliment. La sueur se glaça sur mon front. Je m'aperçus alors de l'état où j'avais mis mon pauvre cheval. Couvert de sang et d'écume, il allait trahir ma folle précipitation, si par malheur je venais à rencontrer, comme la première fois, la famille Butler partant pour la promenade. C'était à peu près la même heure, et ces Anglais devaient avoir des habitudes réglées. Je me hâtai de faire. un détour, et très lentement alors je suivis extérieurement la clô-. ture du parc, afin d'entrer par la grille située à l'extrémité. J'avais ainsi tout le temps de rafraîchir ma monture et de rasseoir mes esprits.

(1) Voyez la livraison du 15 octobre.

La clôture de ce parc était plutôt fictive que réelle. En beaucoup d'endroits, ce n'était qu'un petit fossé avec une haie naissante, obstacle facile à franchir, marquant une limite, mais ne gênant guère ni la promenade ni la vue. Je m'étais arrêté à l'ombre d'un gros chêne pour essuyer avec une poignée de fougères les flancs trop émus de mon cheval, lorsque j'entendis un éclat de rire, frais comme la chute d'un ruisseau, et, levant les yeux vers le parc, je vis miss Love assise à quinze pas de moi sur le gazon.

De quoi riait-elle ? Elle était seule, elle ne me voyait pas, elle me tournait le dos. Le chemin, plus bas que le parc, me permettait de l'examiner. Le chêne trapu masquait mon cheval, qui se mit à brouter. Je m'assis sur le rebord du fossé, et je regardai à travers le buisson encore grêle, que ma tête ne dépassait point.

Love Butler avait une robe lilas rosé, très simple, mais d'un goût charmant. Je voyais son buste, un vrai chef-d'œuvre de délicatesse et d'élégance, se dessiner au soleil sur un fond de verdure sombre. Elle avait la tête nue, exposée sans crainte à ce soleil ardent. Son ombrelle blanche était auprès d'elle avec un livre ouvert et un gros bouquet de fleurs sauvages. Elle riait en parlant à un interlocuteur invisible que je devinai au mouvement des branches d'un arbre voisin, et qui bientôt sauta légèrement auprès d'elle. C'était le petit Butler. Il avait été chercher sur le sapin une de ces longues chevelures de mousse vert pâle dont ces arbres se couvrent durant l'hiver comme d'un vêtement contre le froid, et qui, devenues sèches et blanchâtres, tombent peu à peu durant l'été. Je ne sais ce qu'ils voulaient faire de cette plante. Ils parlaient anglais, et j'étais très mortifié de ne comprendre que peu de mots. Eux aussi s'occupaient-ils de botanique? J'en eus bien peur: une femme savante!... Mais ils se mirent à effilocher cette mousse, tout en babillant comme deux fauvettes, parfois avec cette exubérance d'intonation qui est propre aux oiseaux et aux enfans en qui la vie déborde, et cette occupation, si c'en était une, dégénéra bientôt en jeu. Hope fit de son paquet une sorte de perruque qu'il jeta sur la tète de sa sœur. Celle-ci se leva aussitôt et se mit à marcher avec une mimique de Tisiphone, des hurlemens de louve entrecoupés de bruyans éclats de rire, les bras ouverts, et courant sur son frère, qui se sauva en jouant la frayeur et en riant aussi fort qu'elle.

Quand ils eurent fait ainsi tous deux cinq ou six fois le tour du sapin, ils se laissèrent tomber sur le gazon, et s'y roulèrent en simulant un combat. Si miss Love eût été une coquette raffinée, elle n'eût pas trouvé un meilleur moyen de m'enflammer le sang, car elle était d'une beauté inouie dans cette manifestation innocente de juvénilité. Elle avait des grâces de jeune chat, des souplesses et

des forces de panthère; ses yeux animés brillaient comme des lucioles à travers les herbes.

Mais elle se croyait bien seule avec son frère, car, au bruit que fit le pied de mon cheval en rencontrant une pierre, elle se releva vivement, regarda autour d'elle, et échangea quelques mots avec Hope, qui vint droit sur moi, tandis qu'elle, folâtre et sans soupçon, remit le paquet de mousse sur sa tête et en rabattit les longues mèches sur sa figure, comme un enfant qui se déguise pour n'être pas reconnu, ou qui s'apprête à faire peur aux curieux.

En me jetant un peu de côté, je pouvais échapper au premier regard de sir Hope; mais à coup sûr il eût vu mon cheval, s'il eût fait deux pas de plus. Heureusement, sa sœur riant tout haut de l'expédient qu'elle avait imaginé, il se retourna, trouva l'idée admirable, courut chercher le reste de la mousse pour se masquer aussi, et j'eus le temps de remonter à cheval et de filer jusqu'à un massif du chemin qui me dérobait complétement à la vue. De là je les entendis crier hou hou sur le bord du fossé, regrettant beaucoup sans doute de ne pas trouver un paysan à qui faire peur. Puis les éclats de rire recommencèrent en s'éloignant, et je crus pouvoir continuer ma route sans être observé; mais, comme j'arrivai à la porte au fond du parc, je me rencontrai face à face avec le pâle et flegmatique Junius Black. J'étais apparemment mieux disposé, car je ne lui trouvai pas une mauvaise figure. Il m'aborda très poliment, et comme il paraissait désireux de lier conversation, je mis pied à terre. Mon cheval, qui m'était très attaché, me suivit comme un chien, et je descendis avec le savant à gages la longue allée sinueuse qui ramenait au château.

M. Black ne montra aucun étonnement de me voir arriver par là. Il savait pourtant bien que ce n'était pas du tout mon chemin, mais je n'eus pas la peine de chercher un mensonge; il paraissait ou très indifférent à la circonstance, ou très au courant de mes prétentions. mal déguisées. Ce qui me confirma dans cette dernière supposition, c'est qu'il me parla le premier de la famille Butler en homme qui n'est pas fâché de sonder pour son compte ou pour celui des autres les dispositions du futur. Ceci me parut le fait d'un cuistre; cependant, comme je ne demandais qu'à voir clair dans ma situation, je ne le lui fis pas sentir et me tins sans affectation sur la réserve, tout en cherchant à le faire parler.

Il était fort lourd, pensait à bâtons rompus et se permettait d'être encore plus distrait que son patron. De plus, il était asthmatique et crachait souvent. Il disait sur les sujets qui m'intéressaient le plus vivement les choses les plus insignifiantes. M. Butler était le plus doux et le meilleur des hommes; miss Love était parfaitement

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