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MME

RÉCAMIER

Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Recamier, 2 vol. in-8°, 1859.

Ce livre est un monument de piété filiale. La piété filiale n'est pas rare, ni prompte, quand la mort lui enlève l'objet de son culte, à se dissiper dans l'oubli, ce honteux remède aux souffrances du cœur. C'est l'un des sentimens qui sont le fait de notre destinée, non de notre choix, et auxquels Dieu semble avoir voulu attacher le beau caractère de la durée, comme pour nous rappeler sans cesse que nos propres œuvres restent flottantes, et qu'aux siennes seules il appartient de ne pas changer. La piété filiale qui a voulu faire revivre pour le public Mme Récamier a quelque chose de particulier et d'original: elle est un sentiment à la fois naturel et libre, venu en même temps de la destinée et de la volonté humaine. Mme Récamier n'avait et ne devait point avoir d'enfans. « Après avoir pris les eaux d'Aix et en revenant en Touraine rejoindre Mme de Staël, elle s'était arrêtée deux ou trois jours en Bugey pour y visiter une des sœurs de son mari qui habitait ordinairement Belley, petite ville très voisine de la frontière de Savoie. Ce fut là que, séduite par la physionomie d'une petite fille de sa belle-sœur, Me Récamier eut l'idée d'emmener et d'adopter cette enfant. La proposition qu'elle en fit aux parens fut d'abord acceptée avec reconnaissance; puis, au moment du départ, le sacrifice sembla trop cruel à la jeune mère, et ce projet ne se réalisa pas. Quelques mois plus tard, Mme Cyvoct ayant succombé, à vingt-neuf ans, à une maladie de poitrine, M. RẻTOME XXIV. 1er DÉCEMBRE 1859.

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camier renouvela, au nom de sa femme, la proposition de se charger de sa petite-nièce, et l'enfant, alors âgée de cinq ans, fut envoyée à Paris au mois d'août 1811. » C'est cette enfant, Mlle Cyvoct, aujourd'hui Mme Lenormant, qui publie les Souvenirs de MTM Récamier. La tante a été une mère, une mère qui avait choisi sa fille. La fille, après trente-huit ans de vie commune et dix ans de mort, porte à sa mère adoptive une tendresse au moins filiale, autant d'admiration que de tendresse, et un ardent désir d'attirer encore aujourd'hui à l'objet de son culte, de la part de tout le monde, tous les hommages de cœur et d'esprit qu'elle lui offre tous les jours.

Il est presque également beau d'inspirer et d'éprouver un sentiment si passionnément tendre et fidèle. Fût-il seul, ce fait suffirait pour donner au livre qui le retrace un caractère rare et un vif inté– rêt; mais un autre fait plus singulier s'y rencontre à chaque page. Cette admiration passionnée, cette affection constante, ce goût insatiable pour sa société, sa conversation, son amitié, Mme Récamier les a inspirés non-seulement à sa fille adoptive, à ses relations intimes, mais à tous ceux qui l'ont approchée et connue, aux femmes comme aux hommes, aux étrangers comme aux Français, aux princes et aux bourgeois, aux saints et aux mondains, aux philosophes et aux artistes, aux adversaires comme aux partisans des idées et des causes qui avaient sa préférence, bien plus, à ses rivales dans les affaires de cœur presque autant qu'à ceux-là mêmes dont elle leur enlevait la possession.

Je veux rappeler et réunir autour de cette idole ses principaux et très divers adorateurs. Ce cortége peut seul donner une juste idée de son charme et de son empire.

Mme Récamier entra dans le monde à une époque triste et impure, sous le régime du directoire, c'est-à-dire des conventionnels après le règne et la chute de la convention, républicains sans foi, révolutionnaires décriés, lassés et corrompus, mais point éclairés ni résigués, exclusivement préoccupés de leur propre sort, se sentant mourir et prêts à tout faire pour vivre encore quelques jours, des crimes ou des bassesses, la guerre ou la paix, ardens à s'enrichir et à se divertir, avides, prodigues et licencieux, et se figurant qu'avec l'échafaud de moins, un laisser-aller cynique et des fêtes interrompues au besoin par des violences, ils détourneraient la France renaissante de leur demander compte de leurs hontes et de ses destinées. Les désordres et les périls de la révolution avaient mis la famille de Mme Récamier en rapport avec quelques-uns des hommes importans de ce régime: Barrère venait chez ses parens, elle allait quelquefois aux fêtes de Barras. Sa nièce prend avec raison grand soin de dire « qu'elle resta tout à fait étrangère au monde du direc

toire, surtout aux femmes qui en étaient les héroïnes. » Pour une nature élevée, fine et honnête comme la sienne, c'était bien assez que les nécessités du temps lui en fissent entrevoir les hommes.

Heureusement pour elle, d'autres hommes entraient alors en scène, d'autres groupes se reformaient au sein de la France encore indignement gouvernée, mais qui du moins n'était plus odieusement égorgée. Bonaparte et son entourage, famille et compagnons de guerre, montaient au pouvoir sous la bannière de l'ordre. Les proscrits de toute classe et de toute date, nobles et bourgeois, prètres et laïques, émigrés et constitutionnels de 1789, rentraient peu à peu dans leur patrie et dans leur situation. C'est au milieu d'une société empressée de redevenir régulière, tranquille et décente que Mme Récamier, à peine âgée de vingt ans et déjà célèbre pour sa beauté, allait vivre et briller.

C'est avec le héros et le maître de ce monde nouveau que, dans le récit de sa nièce, on la rencontre d'abord. « Le 10 décembre 1797, le directoire donna une fête triomphale en l'honneur et pour la réception du vainqueur de l'Italie. Cette solennité eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg: au fond de cette cour, un autel et une statue de la liberté; au pied de ce symbole, les cinq directeurs revêtus de costumes romains; les ministres, les ambassadeurs, les fonctionnaires de toute espèce rangés sur des sièges en amphithéâtre; derrière eux, des banquettes réservées aux personnes invitées. Les fenêtres de toute la façade de l'édifice étaient garnies de monde; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues aboutissant au Luxembourg. Mme Récamier prit place avec sa mère sur les banquettes réservées. Elle n'avait jamais vu le général Bonaparte; mais elle partageait alors l'enthousiasme universel, et elle se sentait vivement émue par le prestige de cette jeune renommée. Il parut; il était encore fort maigre à cette époque, et sa tête avait un caractère de grandeur et de fermeté extrêmement saisissant. Il était entouré de généraux et d'aides-de-camp. A un discours de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, il répondit quelques brèves, simples et nerveuses paroles, qui furent accueillies par de vives acclamations. De la place où elle était assise, MTM Récamier ne pouvait distinguer les traits de Bonaparte une curiosité bien. naturelle lui faisait désirer de les voir. Profitant d'un moment où Barras répondait longuement au général, elle se leva pour le regarder. A ce mouvement, qui mettait en évidence toute sa personne, les yeux de la foule se tournèrent vers elle, et un long murmure d'admiration la salua. Cette rumeur n'échappa point à Bonaparte; il tourna brusquement la tête vers le point où se portait l'attention publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa présence

cette foule dont il était le héros : il aperçut une jeune femme vêtue de blanc, et lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté; elle se rassit au plus vite. »

Elle n'était pas destinée à ne subir, de la part des Bonaparte et de Napoléon lui-même, que des mouvemens brusques et des regards durs. Lucien Bonaparte était ministre de l'intérieur; spirituel, hardi, libertin, déclamateur, « tout en lui visait à l'effet; il y avait de la recherche et point de goût dans sa mise, de l'emphase dans son langage et de l'importance dans toute sa personne. » La beauté de Mme Récamier le charma; elle s'appelait Juliette : il imagina qu'il la séduirait plus aisément en empruntant à Shakspeare son personnage le plus passionné; il se fit Roméo, et lui écrivit :

LETTRES DE ROMÉO A JULIETTE,

par l'auteur de la Tribu indienne.

« Encore des lettres d'amour!!! Depuis celles de Saint-Preux et d'Héloïse, combien en a-t-il paru!... Combien de peintres ont voulu copier ce chef-. d'œuvre inimitable!... C'est la Vénus de Médicis que mille artistes ont essayé vainement d'égaler.

« Ces lettres ne sont point le fruit d'un long travail, et je ne les dédie point à l'immortalité. Ce n'est point à l'éloquence et au génie qu'elles doivent le jour, mais à la passion la plus vraie; ce n'est point pour le public qu'elles sont écrites, mais pour une femme chérie... Elles décèlent mon cœur; c'est une glace fidèle où j'aime à me revoir sans cesse ; j'écris comme je sens, et je suis heureux en écrivant. Puissent ces lettres intéresser celle pour qui j'écris!!! Puisse-t-elle m'entendre!!! Puisse-t-elle se reconnaître avec plaisir dans le portrait de Juliette, et penser à Roméo avec ce trouble délicieux qui annonce l'aurore de la sensibilité!!! »

Mme Récamier ne voulut ni se reconnaître ni se troubler; elle rendit à Lucien Bonaparte ses lettres devant du monde, et en louant tout haut son talent, petite flatterie qu'il ne méritait pas. Lucien renonça à Roméo et écrivit à Mme Récamier en son vrai nom, aussi peu naturel, aussi ridicule sous sa figure propre que sous le masque. Il ne réussit pas davantage. Mme Récamier montra ces lettres à son mari, en lui proposant de fermer à Lucien sa porte; mais M. Récamier, tout en remerciant sa femme de sa confiance et de sa vertu, l'engagea à ne pas rompre ouvertement avec le frère du général Bonaparte, « ce qui pourrait compromettre gravement et peut-être ruiner sa maison de banque. » Et elle continua en même temps à voir et à repousser son emphatique amoureux.

L'hiver suivant, en 1800, le ministre de l'intérieur donna à son frère, le premier consul, un bal et un concert. Mme Récamier y fut invitée. « Arrivée depuis quelques momens et assise à l'angle de la

cheminée du salon, elle aperçut devant cette même cheminée un homme dont les traits étaient un peu dans la demi-teinte, et qu'elle prit pour Joseph Bonaparte, qu'elle rencontrait assez fréquemment chez Mme de Staël : elle lui fit un signe de tête amical; le salut fut rendu avec un extrême empressement, mais avec une nuance de surprise. A l'instant, Mme Récamier eut conscience de sa méprise et reconnut le premier consul. Elle s'étonna de lui trouver un air de douceur fort différent de l'expression qu'elle lui avait vue à la séance du Luxembourg. Napoléon adressa quelques mots à Fouché, qui était auprès de lui, et comme son regard restait attaché sur Mme Récamier, il était clair qu'il parlait d'elle. Peu après, Fouché vint se placer derrière le fauteuil qu'elle occupait, et lui dit à demi-voix : « Le premier consul vous trouve charmante. >>

«On annonça que le diner était servi. Napoléon se leva et passa seul, et le premier, sans offrir son bras à aucune femme. On se mit à table la mère du premier consul se plaça à sa droite; de l'autre côté, à sa gauche, une place restait vide. Mme Récamier, à qui la sœur de Napoléon, Mme Bacciocchi, avait adressé, en passant dans la salle à manger, quelques mots qu'elle n'avait pas entendus, s'était placée du même côté de la table que le premier consul, mais à plusieurs places de distance. Napoléon se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit brusquement à Garat, en lui montrant la place vide auprès de lui : « Eh bien! Garat, mettez-vous là.» Le diner fut très court. Napoléon se leva de table et quitta la salle; la plupart des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s'approcha de Me Récamier et lui demanda si elle n'avait pas eu froid pendant le dîner; puis il ajouta : Pourquoi ne vous êtesvous pas placée auprès de moi? Je n'aurais pas osé. C'était votre place. C'est précisément ce que je vous disais avant le dîner, lui dit Mme Bacciocchi. >>

Plus d'une grande fortune féminine a commencé dans les cours à moins de frais; mais il n'était ni dans la volonté, ni dans la destinée de Mme Récamier d'accepter celle qui s'offrait ainsi à elle, pas plus les brusques avances de Napoléon que la passion déclamatoire de Lucien. Elle avait dès lors, à vingt-trois ans, une singulière indépendance d'esprit et de cœur, et mettait son plaisir à sentir tous les mérites et à accueillir tous les hommages, sans s'inquiéter de savoir s'ils lui attireraient la faveur ou la mauvaise humeur des puissances du jour. Elle avait d'intimes amis parmi les adversaires déclarés de Napoléon, et leur était hautement fidèle; elle assistait au procès du général Moreau, relevait son voile pour le chercher des yeux sur les bancs des accusés, et lui rendait avec empressement le salut reconnaissant qu'elle recevait de lui. Autour mème de Napoléon, parmi

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