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moins comprise. Excepté chez Rousseau, qui à cet égard est en pleine réaction contre les tendances purement négatives de son temps, le xvII siècle a enveloppé dans le même dédain religion, Évangile, judaïsme, catholicisme, protestantisme, mythologie, et mis le tout au rebut sous le nom de superstition. L'homme le plus religieux, s'il est éclairé, doit reconnaître la grandeur, la légitimité relative, les bienfaits réels du XVIIIe siècle; mais il ne peut s'empêcher de voir dans cette incapacité religieuse la cause première de ses erreurs et surtout de son impuissance.

Est-ce un caprice du goût, le simple désir de faire revenir une mode ancienne de l'esprit qui dirige de nouveau les recherches de la science indépendante vers les religions et les choses religieuses? Le caprice n'a jamais produit des études sérieuses. Il y a toute une philosophie en germe dans ce mouvement de la science contemporaine, ou, si l'on veut, il est le résultat d'une philosophie en voie de transformation. C'est ce que nous voudrions faire bien comprendre, en avertissant d'avance qu'ici surtout on expose, on constate bien plus qu'on ne cherche à démontrer.

Il est un fait placé aujourd'hui au-dessus de toute discussion: c'est que, depuis la révocation de l'édit de Nantes, l'esprit français a été dans les études religieuses d'une grande stérilité. La France a semblé s'en consoler fort gaiement; mais l'observateur attentif voit, dans cette espèce de sécheresse épicurienne et bourgeoise dont par momens nous sommes tentés d'être fiers, une des causes qui ont le plus contribué à faire perdre à la France dans le reste de l'Europe une partie de son influence et de sa considération. Cet amoindrissement du rôle religieux de la France est d'autant plus fâcheux qu'avant le fatal événement qui l'a amené, notre pays marchait dans cette branche de connaissances à la tête des nations chrétiennes. L'émulation, engendrée par la rivalité de deux églises sur le sol national, provoquait constamment les recherches et alimentait l'érudition religieuse de la classe instruite. Sans doute les études souffraient de leur origine, et, poursuivies surtout dans un intérêt de polémique, elles dégénéraient trop souvent en plaidoyers où l'amour pur de la vérité n'était pas toujours le fil directeur de la pensée. Pourtant l'esprit critique se formait peu à peu au sein des deux églises. Richard Simon chez les catholiques, les deux Cappelle et Blondel chez les protestans, ouvraient la lice; Bayle enfin professait à Sedan. Il est à croire que si les choses eussent suivi leur cours naturel, le sceptre de la critique à la fois religieuse et indépendante eût été au moins partagé entre la France et l'Allemagne. Malheureusement la France se désaccoutuma de penser sur les choses religieuses. Les hommes les plus pieux furent les premiers à s'en défendre, les autres en

conclurent que les choses religieuses n'étaient pas du domaine de la pensée scientifique. De là date dans les esprits et dans la pratique cette séparation tranchée entre le naturel et le surnaturel, le profane et le sacré, les vérités rationnelles et les vérités révélées, séparation qui était auparavant peu sensible dans l'application, et dont le rôle depuis lors a été si grand dans notre littérature et notre politique. De là cette manière encore aujourd'hui si répandue de considérer une religion quelconque comme un enseignement qui s'impose au nom de l'autorité surnaturelle, et se trouve par son principe l'adversaire-né de la libre recherche. Cet antagonisme, une fois accepté des deux côtés comme l'état normal et naturel des choses, eut pour résultat, d'abord une lutte passionnée entre les deux grandes puissances, puis, et conformément au système qui triompha en politique, une indifférence polie et souvent affectée qui cachait tout le contraire d'une réconciliation. Il n'y a pas encore longtemps que la philosophie dominante parmi nous se retranchait systématiquement dans cette position, si commode pour un moment, si insoutenable à la longue, pour refuser de répondre aux questions les plus importantes que l'esprit humain se puisse poser. En cela, l'éclectisme, pour lequel on est souvent bien ingrat aujourd'hui, est un véritable enfant de ce XVIIIe siècle qu'il a tant combattu.

Quelque désireux que nous soyons de penser que l'Europe nous écoute et nous admire toujours, il faut bien nous l'avouer les peuples qui marchent avec nous vers l'avenir et dans les mains desquels se trouvent, comme dans les nôtres, la direction de l'histoire, l'Allemagne du nord, l'Angleterre, la jeune Amérique, sont avides de connaissances religieuses, et ce n'est pas chez nous qu'elles vont les chercher. Qu'on parcoure une liste récente de publications allemandes ou anglaises, et l'on verra que les œuvres religieuses ou théologiques l'emportent toujours en nombre et en importance sur les autres, sans que celles-ci se trouvent pour cela dans une condition désavantageuse, si nous les comparons aux livres analogues qui se publient chez nous. Si l'on continue de nous lire à l'étranger, nous devons ce privilége à de vieilles habitudes, à notre langue, toujours aimée malgré tout le mal qu'on en dit, à nos grands classiques et au mérite exceptionnel de quelques œuvres contemporaines. Puis nous sommes très amusans. Nous fournissons aux lecteurs du monde entier des récréations inépuisables. On serait même encore bien plus avide, dans les familles allemandes et anglaises, de nos romans et de nos pièces de théâtre, si le sens moral y était toujours à la hauteur de l'esprit. Mais, encore une fois, cette influence de notre littérature s'arrête à la surface. Les hommes graves, les hommes qui donnent autour d'eux le ton et la direction de la pensée, ne

nous lisent presque pas, et la littérature française d'aujourd'hui, recherchée à titre de délassement, est rarement prise au sérieux. Qu'il y ait de l'injustice et des préventions mal fondées dans cette indifférence à l'égard de nos travaux scientifiques, je suis loin de le contester; mais le fait est là, et il n'en faut pas chercher la cause ailleurs que dans le silence gardé par l'esprit français sur les questions les plus débattues et les plus étudiées du monde civilisé. Ce ne sont pas seulement les théologiens de profession qui ont pris l'habitude de se passer de nous, c'est aussi cette foule de penseurs et d'hommes éclairés qui éprouvent le besoin d'avoir des opinions religieuses, sans être théologiens, à peu près comme nous avons tous notre hygiène sans que nous regardions comme nécessaire d'avoir pour cela notre diplôme d'études médicales. On ne saurait croire combien de fois cette peur affectée de toucher du bout du doigt à une question religieuse, quand on parle d'histoire, de sciences naturelles, de physiologie, de philosophie même, on ne saurait croire, dis-je, combien cette réserve, qui paraissait à nos savans le comble de la sagesse pratique, qui leur semblait dictée par le bon goût, les convenances, la méthode scientifique, a provoqué le dédain ou l'impatience de nos lecteurs étrangers. Que de fois nos théories historiques en ont souffert! que de fois l'absence de ce génie critique provenant d'études prolongées sur les peuples et les sociétés disparues, et réclamant ce tact particulier qu'on a si justement appelé le sens de l'antiquité, a fait du tort à nos appréciations! Qu'on ne se récrie pas sur l'importance exagérée que j'attribuerais à une lacune qui, à première vue, doit paraître fort peu sensible dans les œuvres purement littéraires ou scientifiques telles que nous les entendons il n'est pas du tout nécessaire d'aborder directement les questions religieuses pour qu'elle se fasse sentir. Il serait souvent très difficile de noter les livres, d'indiquer les études, les recherches, les théories physiques ou littéraires qui en souffrent. C'est un certain tour d'esprit, une tendance vers les choses infinies, vers l'absolu, qui fait défaut, et dont l'absence est ressentie souvent sans que l'on s'en rende compte. Il faut bien qu'il en soit ainsi, car il y a eu évidemment pendant une période assez longue un manque d'affinité entre notre esprit scientifique et celui des nations étrangères, et par suite une impuissance marquée de notre part à imprimer notre cachet, comme nous le faisions au siècle dernier, sur la pensée scientifique du monde contemporain. Qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, le fait est que dans le domaine des sciences c'est l'esprit allemand qui est l'envahisseur chez tous les peuples civilisés, et nous sommes parmi les envahis.

N'avons-nous donc que des regrets et des plaintes à faire enten

dre? Non certes, et c'est en cela précisément que consiste l'importance du retour de l'esprit français vers les études religieuses. Il dépend de nous en effet de reconquérir par cette voie un ascendant que nous avons perdu. Il suffit pour cela qu'un certain nombre des écrivains français les plus distingués continuent de consacrer à l'étude des religions et des faits qui s'y rattachent leurs méditations et leurs recherches, et que, par leur intermédiaire, le public éclairé, mieux informé de ce que sont en elles-mêmes les choses religieuses, abjure enfin ce malheureux point de vue du XVIe siècle, dépassé ailleurs depuis longtemps. Que l'on se rassure: il ne s'agit nullement de revenir à celui du xvII, qui ne l'est pas moins. Il s'agit de revenir à la saine tradition de l'Europe moderne et chrétienne, également éloignée et de la sauvage intolérance du moyen âge et de l'indifférence peu raisonnée des temps qu'on appelle chez nous civilisés.

Déjà la littérature contemporaine de la France a été enrichie de travaux d'un mérite supérieur dans cet ordre de recherches. Les œuvres philosophiques et religieuses de M. Edgar Quinet ouvrirent une voie de recherches restée jusque-là inféconde. Ce ne sont ni les applaudissemens ni le succès littéraire qui leur ont manqué lorsqu'elles ont paru. Pourtant il est douteux qu'on les ait encore estimées généralement à leur vraie valeur. La poésie du style, l'élévation généreuse de la pensée, le libéralisme ardent de l'écrivain, ont plus fait pour lui concilier les chaudes sympathies de la jeunesse que les mérites plus cachés résultant d'une érudition puisée aux meilleures sources, élaborée par un esprit d'élite. Combien de points de vue et d'aperçus qui semblent tout nouveaux à notre public d'aujourd'hui sont déjà pressentis et même développés dans le Génie des Religions et les autres œuvres de l'éminent écrivain! Ceux qui suivent d'un œil attentif la marche des idées religieuses dans la France contemporaine doivent certainement décerner à M. Quinet l'honneur d'avoir plus contribué qu'aucun autre à imprimer une direction nouvelle à l'esprit français en matière d'études religieuses (1). Déjà les travaux de nos orientalistes ont conquis une réputation méritée et fa

(1) Qu'on veuille bien se rappeler que nous parlons toujours d'études. Avant M. Quinet, il est certainement des œuvres remarquables à plus d'un titre, par exemple l'ouvrage de Benjamin Constant sur la Religion, livre peu lu aujourd'hui et dont l'influence n'a pas été très sensible. On prépare une réimpression des œuvres religieuses de Samuel Vincent, de Nîmes, l'ancien adversaire de Lamennais, et dont les vues profondes seront mieux appréciées aujourd'hui qu'il y a trente ans, où on ne le comprenait guère. Le Génie du Christianisme a été le signal de la réaction littéraire contre le xvme siècle, en ce qu'il a réveillé le sens de l'infini et le goût des beautés religieuses; mais sans contredit cet immense succès n'était possible que dans une société où la connaissance des religions était peu répandue.

cilité les abords de la science. En ce moment, les œuvres de MM. Guigniaut, Maury, Michel Nicolas, Munk, Colani, Renan, continuent avec un grand bonheur l'édifice commencé. Évidemment, pour les questions religieuses, le temps du silence respectueux est passé. Les ouvrages philosophiques de ces dernières années se distinguent surtout des ouvrages antérieurs par la large part qui est faite à l'élément religieux de l'âme humaine. On a vu des recueils périodiques, des feuilles quotidiennes même, s'ouvrir de plus en plus à des travaux inspirés par le même intérêt. Qu'il me soit permis de citer quelques noms encore, MM. Montégut, E. Laboulaye, le regrettable M. Rigault. Le recueil où j'écris n'a pas été sans contribuer pour une grande part à ce renouvellement de la science religieuse nationale. Les travaux de M. de Rémusat, entre autres, sont une des meilleures preuves de ce mouvement fécond, et la sympathique attention qu'ils ont éveillée en dehors des frontières pourrait démontrer aux plus incrédules que les écrivains français savent se faire écouter de tous, et même mieux que d'autres, quand ils parlent des choses religieuses en connaissance de cause, avec l'indépendance et la largeur d'un esprit vraiment philosophique.

Tout en reconnaissant ce qui nous a manqué pendant longtemps, il semble donc opportun d'indiquer ce que nous sommes aujourd'hui en voie d'acquérir. J'ai bien des fois entendu dire de l'autre côté du Rhin : « Si la France savait et si l'Allemagne pouvait! » En fait, nous avons été trop longtemps détournés des études religieuses; nous ne pouvons reconquérir le terrain perdu qu'à force de labeurs et à la condition de subir une espèce de torture intellectuelle sous la discipline d'écrivains étrangers qui ne parlent pas notre langue et pensent encore bien moins nos idées. Néanmoins, lorsqu'une fois il a pu acquérir l'érudition, l'aptitude critique, l'esthétique religieuse, si l'on peut ainsi nommer le talent particulier d'apprécier les choses religieuses de la manière et selon la mesure qui leur conviennent, l'esprit français est le mieux préparé du monde. pour en tirer des résultats solides et surtout pour leur donner cette forme attrayante qui est seule capable d'initier aux mystères de ce monde supérieur ceux qui n'en ont pas fait leur étude spéciale. Moins idéaliste que l'esprit allemand, moins positif que l'esprit anglais, amoureux de la mesure, mais aussi de la beauté, ne pouvant consentir à séparer la science de l'art, l'esprit français sera le conquérant du monde toutes les fois que le fond vaudra la forme, que le travail aura précédé l'art. Le moment actuel est d'autant plus favorable que l'Allemagne, encore très active, si nous la comparons à nous, passe par une période relative d'inaction, si nous la comparons à elle-même. Quant au monde anglais, il ne fait, à vrai dire,

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