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bien élevée: Hope avait un heureux naturel et beaucoup de dispositions pour tout. La maison était bien tenue, les collections aussi, (grâce sans doute à M. Black). On était heureux dans cette famille; on n'y manquait de rien; on n'y recevait que des personnes honorables, et j'en grossissais le nombre. - Chacune de ces importantes révélations était accompagnée d'un est-ce que vous ne trouvez pas? qui semblait dire : êtes-vous digne de toutes ces félicités dont je vous fais la peinture éloquente? Et moi j'épuisais une à une toutes les formules d'adhésion banale que pouvait me suggérer ma diplomatie.

Tout à coup, en coupant un sentier qui devait nous abréger le chemin, je me retrouvai à la place où j'avais vu folâtrer les jeunes gens. L'herbe était encore foulée, les flocons de mousse épars sur le bord du fossé. J'en ramassai une poignée, que je mis dans ma poche, à la satisfaction de M. Black, qui me crut botaniste. Lichen filamenteux! s'écria-t-il d'un ton protecteur; mais il se baissa aussi, et je le vis ramasser au pied de l'arbre le livre oublié par miss Love. Comme il le tenait tout ouvert, j'y jetai les yeux, et je vis rapidement que c'était un ouvrage en latin. Il me revint un soupçon que je ne pus contenir. Est-ce que miss Butler lit cet ouvrage? demandai-je étourdiment à mon compagnon.

Ce livre est à moi, répondit-il brièvement. Je l'avais prèté à sir Hope. Et il le mit avec peine dans la poche de son habit noir, qu'il déchira plutôt que de me laisser voir la couverture du bouquin; du moins je m'imaginai qu'il en était ainsi. Puis, comme s'il eût été pris d'un remords de conscience, il ajouta :- Ce n'est pas que miss Butler manque d'instruction au moins! elle en a beaucoup pour une femme... Elle dessine très bien... C'est elle qui a dessiné toutes les planches du dernier ouvrage de son père sur l'archéologie,... car M. Butler est, je vous le jure, un homme surprenant, universel! Il m'étonne tous les jours par l'étendue et la variété de ses connaissances. Moi, j'avoue franchement qu'il y a des choses auxquelles je n'entends rien.

-Vous m'étonnez beaucoup! répondis-je sans qu'il s'aperçut de l'ironie.

M. Butler était enfermé dans son cabinet quand je me présentai au salon, mais j'y trouvai miss Love, qui le fit avertir, et s'assit comme pour me tenir compagnie en attendant. Hope suivit M. Black, qui avait une leçon à lui donner. Je me trouvai seul avec elle.

- Je vois, lui dis-je, que je suis très indiscret et très importun de me présenter dans une maison où l'on s'occupe sérieusement, sans m'être informé de l'heure où je ne dérangerais personne.

-Vous ne dérangez personne, répondit-elle, puisqu'on vous reçoit avec plaisir.

Elle fit cette réponse avec une bonhomie candide, en se regardant à la glace et en rabattant sur son front, sans aucune coquetterie, ses cheveux ébouriffés, où pendillaient encore quelques brins de mousse.

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- C'est un véritable enfant! pensai-je en la regardant s'éplucher tranquillement, comme si elle ne pouvait pas supposer que je fisse attention à elle. Pourquoi ne la traiterais-je pas comme il convient à son âge et à l'innocence de ses pensées? J'eus envie de lui montrer le lichen que j'avais ramassé, et de lui demander en riant si elle voulait bien encore essayer de me faire peur; mais je n'osai pas. Il y avait en elle je ne sais quoi de grave quand même, bien audessus de son âge, et aussi je ne sais quel charme émouvant qui m'empêchait de voir en elle autre chose qu'une femme adorable avec laquelle on ne peut pas jouer sans perdre la tête.

- Madame votre mère se porte bien? dit-elle en prenant un métier à dentelle dont, en un instant, ses petits doigts firent claquer et sautiller les bobines avec une rapidité que l'œil ne pouvait suivre.

- Ma mère se porte bien pour une personne qui se porte toujours mal.

Ah! mon Dieu! c'est vrai qu'elle paraît bien délicate; mais vous l'aimez beaucoup, à ce que l'on dit, et vous la soignez bien? Je ne l'ai vue qu'une fois. Elle a été très bonne pour mon frère et pour moi. Elle nous a montré tout le château, qui est bien curieux et bien intéressant. Si j'avais osé, je lui aurais demandé la permission de dessiner des détails qui intéressent mon père; mais j'ai craint qu'elle ne nous prît pour des marchands de bric-a-brac.

Si vous daigniez revenir, ma mère serait bien heureuse de vous voir prendre quelques momens de plaisir chez elle.

Eh bien! nous y retournerons sans doute quelque jour, et j'emporterai mes crayons.

Il paraît que vous avez un grand talent?

— Moi? Oh! pas du tout, par exemple! Je n'ai été élevée qu'à faire des choses utiles, c'est-à-dire fort peu agréables.

- Pourtant vous faites de la dentelle, et vous paraissez très habile.

- Oui, comme une vraie paysanne. J'ai appris cela d'une de nos servantes par là, je suis devenue la cent trente mille et unième ouvrière du département; mais ce que je fais, c'est encore pour mon père, qui est curieux de toutes les antiquailles. J'exécute un ancien point du temps de Charles VII, dont nous avons retrouvé le dessin dans de vieilles paperasses. Voyez, c'est très curieux, n'estce pas ?

-C'est très beau; mais voyez comme je suis ignorant! Je ne me doutais pas que la fabrication du point fût si ancienne dans ma province.

Eh bien! si vous eussiez vécu dans ce temps-là, vous auriez commandé des garnitures de dentelles pour orner la housse et le gorgerin de votre cheval. C'était la mode, et ce pouvait être joli. Je trouve que rien n'est trop beau pour ces animaux-là, moi; j'adore les chevaux. Vous en avez un très gentil. Sa figure me plaît beaucoup.

Peut-être plus que celle de son maître, pensai-je en remarquant l'aisance et la liberté d'esprit avec laquelle cette belle enfant me parlait.

VII.

Cependant M. Butler ne venait pas, et sa fille n'en témoignait ni surprise ni impatience. Le fait est que, plongé dans quelque problème, ou voulant terminer quelque partie d'un travail commencé, il avait complétement oublié que je l'attendais; mais, ne sachant point encore combien cet excellent homme était capable de négliger pour la science ses intérêts les plus chers et ses préoccupations les plus sacrées, je m'imaginai qu'il me laissait à dessein en tête à tête avec sa fille, afin que nous pussions nous connaître et nous juger l'un l'autre.

Enhardi par cette supposition, je m'efforçai de réparer mes bizarreries de la première entrevue et de redevenir un peu moi-même, c'est-à-dire un garçon aussi facile à vivre et aussi expansif que tout autre. La glace ne fut pas difficile à rompre, car je trouvai chez miss Love une bienveillance égale à celle que son père m'avait témoignée. Soit que ce fût une disposition naturelle de son caractère, soit qu'elle devinât l'intérêt particulier que je lui portais, au bout d'un quart d'heure nous causions comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Elle avait ou elle montrait plus de gaieté que d'esprit, aucune amertume dans son enjouement, et le mépris de tout paradoxe, chose assez rare chez une jeune fille instruite.

Je n'eus pas le mauvais goût de lui laisser deviner mes sentimens pour elle; mais, en me livrant, sur tout le reste, à un certain épanchement de cœur, je l'amenai à la faire parler d'elle-même.

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Moi, dit-elle, sauf un grand chagrin qui m'a frappée quand je n'avais encore que dix ans, je veux parler de la mort de ma pauvre mère, j'ai toujours été heureuse. Vous ne vous figurez pas comme mon père est bon et comme on vit tranquille et libre avec lui. Hope est un amour d'enfant, et quand je dis un enfant, c'est parce qu'il

est plus jeune que moi, car je vous assure qu'il a autant de raison et de bon sens qu'un homme fait. Il ne me chagrine que par un côté de son humeur : c'est qu'il aime trop le travail et que si on le laissait faire, il se tuerait. Aussi je le fais jouer et courir tant que je peux, et je dois dire que quand il y est, il en prend autant qu'un autre; mais il faut que je pense toujours à cela et que je ne m'endorme pas là-dessus, car les médecins disent que s'il était abandonné à lui-même, il n'en aurait pas pour longtemps.

- Et si vous le perdiez,... vous seriez inconsolable?

- Je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot-là: inconsolable; j'ai perdu ma mère, et j'ai pourtant pris le dessus... Mais au fait votre mot est juste, je vis, je m'occupe, et je suis gaie comme tout le monde; pourtant, quand je pense à elle,... non, je ne suis pas consolée pour cela, et vous avez raison : ce serait la même chose si je perdais mon frère.

Et elle essuya du revers de la main deux grosses larmes qui roulèrent sur ses joues sans qu'elle songeât ni à les cacher ni à les

montrer.

Mais, comme votre père et votre frère vous restent, vous avez du courage?

- Et du bonheur, c'est vrai. Si je perdais mon cher Hope, j'aurais encore mon père... Après celui-là,... je crois bien que je n'aurais plus aucun plaisir à vivre.

D'après l'ordre de la nature, vous devez pourtant prévoir ce dernier malheur; mais dans ce temps-là vous aurez d'autres affections...

Oh! les affections à venir, je ne les connais pas, je ne m'en fais aucune idée, et je ne peux m'appuyer d'avance sur quelque chose qui n'existe pas.

Cela fut dit très naturellement et sans aucune intention apparente de m'avertir. Je n'en fus donc pas frappé et découragé comme je l'eusse été trois jours auparavant. Je n'y vis pas non plus l'aveu d'un cœur trop rempli pour accepter un avenir quelconque en dehors du présent. J'étais gagné et porté à la confiance par la simplicité et la bonhomie des paroles, de l'attitude et de la physionomie. Je sentais là une personne vraie jusqu'au fond de l'âme, raisonnable et sensible, modeste et dévouée. Je ne me trompais pas, telle était en effet miss Love; aussi mon exaltation se calmait auprès d'elle, et j'éprouvais, en l'écoutant parler, le charme de l'amitié plutôt que le trouble de l'amour.

Son père vint au bout d'une heure, me fit bon accueil, et me retint à dîner. Je ne surpris, quelque attention que je fisse, aucun regard d'intelligence échangé entre Love et lui, et je reconnus à

leur tranquillité que miss Love n'avait été réellement avertie de rien, tandis que M. Butler attendait avec un grand calme qu'elle lui parlât de moi la première.

Personne n'était plus aimable et plus sociable que mon futur beau-père. Rien d'un pédant; une naïveté exquise avec une véritable intelligence, un adorable caractère, un grand respect des autres, un charme rare dans les relations, les sentimens les plus purs et les plus nobles, tel était M. Butler. On peut dire que jusque-là sa fille, qui lui ressemblait beaucoup par le visage, était un véritable et fidèle reflet de ses inappréciables qualités; mais M. Butler avait pour défauts l'extension de ses qualités mêmes. Sa longanimité ou son optimisme allait jusqu'à la nonchalance dans les questions positives du bonheur domestique et social. Aucun événement ne l'inquiétait jamais. Il ne voulait ou ne savait rien prévoir. Du moins il ne le voulait pas à temps, et, ne sachant pas suspendre ses chers travaux scientifiques, ou s'abandonnant aux douces contemplations de la nature, il laissait aller la vie autour de lui sans en prendre le gouvernail.

En rapprochant mes observations des informations fournies par mon notaire, je vis dès ce jour-là que M. Butler n'aurait aucune initiative dans les résolutions que sa fille pourrait prendre à mon égard, qu'il jugeait le bonheur en ménage chose simple et facile, qu'il professait une foi absolue dans le jugement et la pénétration de miss Love, enfin qu'il s'en remettrait aveuglément à elle pour le choix d'un époux, et que c'était d'elle-même et d'elle seule que je pouvais espérer de l'obtenir.

Dès lors je me sentis plus tranquille. Cet homme, sans volonté pour tout ce qui n'était pas la science, ne pouvait pas songer à enchaîner ma vie à la sienne, et je n'aurais probablement point à discuter le plus ou moins de liberté que je conserverais en vivant sous son toit. Je ne prévis pas un instant que Love pût avoir un autre sentiment que moi-même, si j'arrivais à me faire aimer d'elle.

C'est à quoi dès lors tendirent tous mes vœux et toutes mes pensées. Je l'aimais, moi, et je puisais dans la sincérité de mes sentimens la confiance de me faire comprendre. Malheureusement les conditions du mariage dans les classes aristocratiques sont détestables en France, surtout en province. Les demoiselles y sont gardées comme des amorces mystérieuses qu'il n'est permis de connaître que lorsqu'il est trop tard pour se raviser. On craint de les compromettre en leur laissant la liberté d'examen. Le commérage bas et méchant, que l'on ne craint pas d'appeler l'opinion (calomniant ainsi l'opinion des honnêtes gens), s'empare avidement des commentaires que peut faire naître un mariage manqué, et c'est

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