Page images
PDF
EPUB

contact des affaires matérielles! Le duc Job est le personnage central de la pièce, celui autour duquel tous les autres tournent comme des satellites, et cependant, quoiqu'il l'ait mis en pleine lumière, l'auteur n'a pas su rendre la poésie et l'intérêt dramatique de ce type tout moderne que j'appellerai le duc-brigadier, qui s'est révélé dans ces dernières années, et que notre ami M. Paul de Molènes a eu le mérite, je crois, de découvrir le premier. C'est un type qui, après M. Léon Laya, est digne de tenter et de séduire encore un auteur dramatique.

Avec ces deux caractères d'Achille David et du duc Job, M. Léon Laya avait de quoi faire un chef-d'œuvre, et à ce sujet je ferai une réflexion que je recommande à tous nos auteurs dramatiques. Ils se plaignent quelquefois de l'uniformité de la société contemporaine, et vont, criant famine, chercher des types accentués dans le monde le plus interlope. Que n'ont-ils de meilleurs yeux? Ils voyageraient moins loin, et nous montreraient à moins de frais des personnages plus intéressans que ceux qu'ils ramènent de leurs pérégrinations souterraines. Que ne pensent-ils plus souvent au monde très varié, très divers et très dramatique des jeunes gens modernes? La comédie et le drame n'ont pas encore su tirer parti des types que leur offrent les nouvelles générations telles que les ont faites les révolutions au milieu desquelles elles ont été élevées. Jadis le jeune homme était le personnage sacrifié de la comédie et du drame, un personnage presque de convention, aussi aimable qu'ennuyeux. Il était invariablement l'éternel jeune-premier, Valère ou Clitandre. Les grands rôles étaient pour Alceste, Géronte ou Orgon. Aujourd'hui le jeune homme peut lutter d'intérêt avec les types les plus dramatiques de la vieille comédie. Get ancien jeune-premier est doublé généralement d'un autre personnage : c'est le duc Job, le jeune aristocrate qui ne trouve pas toujours son emploi dans une société de plus en plus démocratique, engagé volontaire et promu caporal au choix; c'est Achille David, le jeune homme des riches classes moyennes, qui, doué d'instincts élevés comprimés par sa profession, présente chaque jour, à qui sait bien voir, le spectacle du désenchantement enjoué de Wilhelm Meister, son cousin par les liens du sang et de la race.

Ce n'est pas M. Dumas fils qui aurait laissé échapper sans en tirer bon profit les deux types d'Achille David et du duc Job, s'il les avait rencontrés sur son chemin. Il ne les aurait pas idéalisés ni agrandis, il n'aurait pas cherché à pénétrer jusque dans leur âme pour en surprendre la vie morale; mais comme il aurait exprimé toute leur réalité extérieure! comme toutes les circonstances de leur vie matérielle auraient été mises en relief! avec quelle fermeté de trait il aurait décrit les caractères de leur physionomie! Quoi qu'on

doive penser du théâtre réaliste, de ses théories dramatiques douteuses et de sa morale, plus douteuse encore, on ne peut s'empêcher de reconnaître que M. Dumas fils en est le roi, le maître et le vainqueur. Il est roi d'un territoire très brumeux, plein de marécages et de mares qui demanderaient une loi sur le desséchement, orné de broussailles où se cachent des bêtes fauves très méchantes et des reptiles très venimeux, traversé par des routes qui ne sont pas réparées tous les jours; mais enfin il est roi, et le pouvoir royal est toujours agréable à exercer. Son habileté dramatique est désormais incontestable; il vient d'en donner une preuve dans sa nouvelle comédie, Un Père prodigue, où il a montré une audace et une dextérité vraiment incomparables. Il y a dans cette pièce assez de détails choquans, assez de situations scabreuses, assez de spectacles repoussans, pour faire tomber vingt comédies sous les sifflets du public. Des scandales sont échelonnés comme des bornes milliaires tout le long de cette pièce, sur laquelle plane un instant une odeur d'inceste, qu'accompagnent en sourdine, comme une mélodie lascive, les souvenirs de l'adultère, et que traversent les héros malpropres de la prostitution parisienne. Un autre aurait versé dix fois avant d'arriver seulement au milieu de la route; lui, il excelle à trouver son triomphe là où d'ordinaire on trouve la défaite. C'est vraiment plaisir de voir avec quelle légèreté il fait rouler son char dramatique à travers les fondrières et effleure les bornes sans les accrocher. On écoute, étonné, effaré, en se disant : Qu'allons-nous entendre encore? mais malgré tout on écoute. L'auteur est choquant, il n'est jamais absurde. Il peut nous irriter et exciter notre colère, mais il sait éviter nos moqueries. Tel est l'avantage que donne la science du cœur humain, à quelque degré qu'on la possède. Prenez donc Un Père prodigue non pour une bonne comédie, ni même, quoi qu'on en ait dit, pour un progrès dans la manière de l'auteur, mais pour la preuve définitive et convaincante de son habileté dramatique. Après sa nouvelle comédie, il peut tout tenter; quand on est parvenu à faire passer de telles hardiesses, je ne sais trop ce qu'on ne peut pas oser.

Je crois d'ailleurs que la pensée première de l'auteur, ainsi qu'il arrive souvent, valait mieux que l'expression qu'il lui a donnée. Il me semble apercevoir que l'idée première de la pièce s'est gâtée et comme corrompue dans le cours de l'exécution. Si je ne me trompe, à l'origine cette idée s'est présentée à l'esprit de M. Dumas sous la forme de deux personnages: un quinquagénaire écervelé, ayant conservé jusque dans l'âge mûr les entraînemens généreux et l'imprévoyance de la jeunesse, ramené à la sagesse et au bon sens par un jeune homme de vingt-cinq ans, chez qui le spectacle de ces folies quasi-séniles a refroidi, bien loin de la stimuler, la fougue de

l'âge abondant en tempêtes. C'est le renversement des rôles naturels: le fils tuteur et protecteur du père. L'idée était simple, forte, fertile en situations comiques ou dramatiques au choix de l'auteur. C'est une de ces idées comme les aimaient les anciens auteurs comiques, et comme M. Dumas sait en choisir quelquefois; mais, che-. min faisant, cette idée si simple s'est compliquée, et s'est pour ainsi dire compromise au contact des préoccupations et des souvenirs de l'écrivain. On la retrouve cependant dans la pièce, mais il faut souvent l'y chercher, tant elle est profondément enfouie sous la multiplicité des incidens. Si le plan de la pièce en effet n'est pas confus, il est singulièrement enchevêtré et compliqué. Il semble que le drame ne se continue pas, mais recommence à chaque lever de rideau. La pièce pourrait commencer sans grand inconvénient au second, au troisième et même au quatrième acte, aussi bien qu'au premier. Les différentes parties du drame ne sont donc pas liées bien solidement entre elles; l'action s'interrompt, languit, se ranime. Je ne lui fais certes pas un crime de ne pas courir, mais vraiment son allure est par trop inégale.

Il arrive souvent que les plus mauvaises éducations donnent d'heureux résultats, et que les mauvais exemples, loin de provoquer l'imitation, soufflent les meilleurs conseils. Le comte de La Rivonnière et son fils André en sont la preuve. M. le comte de La Rivonnière, le caractère le plus finement étudié de la pièce, est un Charles Surface quinquagénaire. Je ne crois pas que, comme l'aimable étourdi de Sheridan, il pousse la folie et la prodigalité jusqu'à vendre les portraits de ses ancêtres; mais je crois fort que ce respect de sa race est à peu près le seul enseignement que l'âge lui ait donné. Il a toujours vingt ans, il est sémillant, poli, affable, généreux, et avant toute chose amoureux en tout lieu et en toute saison. Il baise respectueusement la main des maîtresses de son fils qu'il rencontre installées sans gène et sans pudeur dans ses appartemens, reçoit les confidences amoureuses d'André, se fait, par prudence paternelle, adresser les lettres des femmes mariées avec lesquelles le sage jeune homme a entretenu des relations agréables sans doute, mais illégitimes. Ce chevaleresque père prodigue exerce le plus innocemment du monde, comme vous le voyez, les plus singuliers offices, et tout cela par amour paternel. L'économe André n'y prend seulement pas garde; il n'y a qu'une seule chose qui l'inquiète dans la conduite de son père, la ruine, car le comte est ruiné, et les quarante mille livres de rente qu'il croit encore posséder ne sont qu'un don secret de son fils. « Vos affaires sont en mauvais état, mon père, il faut vous ranger, et pour cela il faut vous marier. » Justement André a sous la main une certaine dame Godefroid que le comte avait aimée alors qu'elle était jeune et qu'elle n'était pas veuve, qui, dès le dé

but du premier acte, s'offre avec une complaisance acharnée, laquelle ne se dément pas pendant toute la pièce et mérite vraiment sa récompense. Le comte partage l'avis de son fils : il a pensé au mariage, mais Mme Godefroid n'est pas son fait; son ancien amour pour elle s'en est allé avec les neiges d'antan, et d'ailleurs il a porté ses vues sur une jeune personne qui n'a pas même la moitié des printemps de Mme Godefroid, Mile Hélène de Blignac. A ce nom, André baisse la tête. Hélène était la fiancée de son choix. Allons, encore un sacrifice à ce père terrible! Il lui a donné la moitié de sa fortune, il lui abandonnera sa fiancée. Ainsi tous les préparatifs qu'il avait faits pour son prochain mariage sont peines perdues. C'est inutilement qu'il a consigné à sa porte, avec une dureté vraiment révoltante, la dame noire, une femme mariée avec laquelle il a entretenu un commerce amoureux, qu'il congédie sans plus de façons qu'il n'en mettrait avec Mlle Albertine, maîtresse d'occasion et de hasard que nous voyons installée sous son toit en compagnie d'un parasite sordide. Ainsi, sans sortir de ce premier acte, comptez combien de situations équivoques!

L'événement que faisait redouter le premier acte se dissipe au second. Le mariage du comte et de Mlle Hélène ne se fera pas. Hélène de Blignac raffole du comte, il est vrai, mais comme beau-père et non comme mari. Le comte surprend le secret des deux jeunes gens, et, avec une générosité qui serait facile même à un père moins prodigue, il met la main d'Hélène dans celle d'André. Il se consolera avec Albertine, qu'il trouve charmante, et puisqu'il ne peut épouser la fiancée de son fils, il héritera au moins de ses maîtresses, et il en hérite vraiment! Il hérite d'Albertine en réalité, et il est en effigie l'amant de la dame noire, la femme délaissée, mais toujours inconsolable, qui vient pleurer aux genoux du comte et qui l'inonde de lettres passionnées. C'est le comte qui recevra les lettres adressées à son fils, de crainte qu'elles ne tombent entre les mains de Mine André de La Rivonnière. Les situations scabreuses, comme vous voyez, ne font que croître et embellir. Il en pousse dans cette comédie comme des champignons dans une nuit d'été. Ajoutons que Mlle Albertine, quoique invisible, remplit cet acte de sa personne. Pendant qu'elle se promène menant son chien en laisse sur la plage de Dieppe, deux dandies, l'un jeune et d'une corruption candide, M. de Naton, l'autre revenu des illusions de la jeunesse et d'une corruption érudite, M. de Ligneraye, s'entretiennent de cette aimable personne. M. de Naton, qui en est amoureux, la trouve plus belle que la jeunesse et plus pure que la vertu; M. de Ligneraye, qui l'a entretenue autrefois, la trouve plus laide que la décrépitude et plus souillée que l'infamie.

Le troisième acte s'ouvre sur une scène de la lune de miel en plein

jour. Les deux jeunes époux roucoulent comme savent roucouler les amoureux de M. Dumas, toujours logiciens, raisonneurs et disputeurs à outrance. Tout à coup une idée bizarre traverse le cerveau de la jeune femme; elle veut que son mari lui parle de ses amours passés, et lorsque ses vœux téméraires sont exaucés, elle lui fait une scène de bouderie. André cherche à la consoler, mais au moment où il approche ses lèvres de la joue de sa femme, il rencontre la tête de son père, qui vient de le devancer dans un fort agréable projet. Décidément ce père prodigue est un personnage par trop indiscret. Il usurpe auprès de sa bru la place de son fils; c'est lui qui la conduit à la promenade, au bal, au concert. Il en fait tant que la malignité publique va répétant que ce beau-père est encore amoureux de sa bru, et qu'un soupçon d'inceste vient, comme une vapeur infecte, s'étendre sur son honneur: D'où donc cette calomnie peut-elle sortir? De chez Albertine peut-être, car c'est le parasite et l'entremetteur dévoué de cette créature qui vient le premier apporter au comte cette nouvelle. Le comte se révolte. Hélas! il est bien tard. Pourvu que son fils aussi ne se défie pas de lui et n'ait pas mal interprété sa conduite! Pour le mettre à l'épreuve, il feint un voyage subit. « Pars,» lui répond tranquillement son fils, qui espère que cette distraction arrêtera pour un temps au moins ses prodigalités toujours renaissantes. M. de La Rivonnière sort, persuadé que son fils partage le soupçon général, et pour se venger il commet une nouvelle sottise: il court chez Albertine.

Au quatrième acte, André s'emploie à arracher son père aux griffes de cette créature, qui, ayant trouvé, comme le lion, une proie à dévorer, refuse de la lâcher. Ici se place la scène capitale de l'ouvrage. Elle est belle, quoique un peu commune, et qu'elle laisse dans l'esprit une impression équivoque. André, après avoir épuisé les prières, a recours, comme dernière ressource, à la dureté. Il rappelle à son père que ce n'est pas lui qu'il ruine, et que ce n'est pas sous son toit qu'il abrite Me Albertine. Le sentiment de la paternité outragée se réveille chez le comte : il éclate, pendant que son fils baisse la tête sous l'humiliation et le repentir. La scène est dramatique, et cependant elle ne peut nous intéresser à la colère du comte, car si un père ne doit jamais avoir tort aux yeux de son fils, il peut avoir tort aux yeux du public, et le comte est plus coupable qu'il est permis de l'être. A peine André est-il sorti qu'une occasion se présente au comte de réparer sa faute; il accepte en son nom un duel que venait proposer à son fils le mari de la dame noire, qui a découvert les intrigues de sa coupable moitié. Ce duel, dont le mari trompé sort blessé et mécontent, amène la réconciliation du père et du fils. Mlle Albertine est congédiée, et le comte épousera Me Godefroid, qu'il serait cruel de faire attendre plus longtemps.

« PreviousContinue »