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putés; car dans les parlements on y regardait de très-près, cela passait par plusieurs mains, et l'on autorisait la congrégation, si son but paraissait utile et son existence sans danger pour l'ordre public. Et si plus tard les espérances étaient déçues, si quelque mal venait à se manifester, on avait bien vite fait de réformer l'établissement s'il était réformable, ou de le supprimer si le mal paraissait incurable.

Mais à côté de cette manière d'agir ainsi franchement et à découvert, il y en a une autre qui agit sourdement, et qui consiste à se passer des lois. Par exemple, il y a des hommes qui prétendent qu'ils n'ont pas besoin de vous pour se constituer, qui sont d'avance constitués à l'étranger, qui ont leur chef à l'étranger, un chef qui tient ses sujets dans sa main par un serment comme personne n'en prête; par un serment qui admet peut-être des distinctions pour les serments secondaires qui dérogéraient au premier (longue hilarité), mais qui n'admet aucune modification pour le serment principal, serment d'obéissance passive et de soumission absolue, qui met le simple religieux dans la main de son général, comme le bâton dans la main de l'aveugle, comme un cadavre soumis à la volonté d'autrui; voilà l'expression même des constitutions des jésuites! (Très-bien!)

Eh bien, si cette société qui à son point d'appui hors du royaume, et qui est toute formée à l'étranger, qui a ses correspondances, ses influences, ses finances ramassées de toutes parts, que dans un temps donné on peut verser sur un seul point; si elle nous envoie seulement des sujets détachés, vous ne pourrez les dénombrer, ils s'éparpilleront de toutes parts, et ils vous diront qu'ils ne son t que des individus; ou, s'ils vivent réunis en association, ils vous diront qu'ils sont au-dessous du nombre fixé par la loi.

Vous rencontrerez alors des hommes appartenant de fait à un institut que l'Etat n'aurait pas autorisé.

Je reviens maintenant à la question d'enseignement. Si les membres d'une telle congrégation voulaient se borner à vivre comme des individus isolés, comme restant libres dans la société, il n'y aurait pas de discussion, pas de querelle. Personne ne leur demanderait: Appartenez-vous à la congrégation qui existe dans tel ou te

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pays? Mais si ces mêmes hommes veulent enseigner la jeunesse française, la question prend à l'instant une autre face.

Messieurs, l'enseignement est une fonction publique, munus publicum, même quand on est à la tête d'une institution privée; c'est une fonction qu'on remplit dans l'intérêt de la société. Est-ce donc que la société devient inquisitoriale quand elle s'informe de la qualité et des principes de ceux qui veulent enseigner? Est-ce qu'elle excède ses droits et ses devoirs quand elle vous dit : Etesvous Français ou étrangers? Non, car enfin cette question n'est autre que celle de savoir si vous appartenez ou non à cette congrégation. (Très-bien! très-bien!)

Eh bien, si la loi à faire est poursuivie par ces hommes, et nous n'en pouvons douter à la vue des pétitions qui, depuis quelques années, nous ont été présentées dans leur intérêt; si c'est là le but que quelques-uns voudraient atteindre, c'est là aussi le but que tous les hommes intelligents des intérêts du pays, imbus de la science du gouvernement, prévoyants au profit de la tranquillité publique et de la sûreté de l'État, c'est là le but qu'ils doivent conjurer. (Mouvement prolongé.)

L'art. 69 de la Charte a promis une loi sur l'instruction primaire...

Plusieurs voix. Et l'instruction secondaire?

M. Dupin. L'instruction publique, voilà le mot de la Charte.

M. le Ministre de l'Instruction publique. La Charte parle de l'instruction publique et de la liberté de l'enseignement.

M. Dupin. On a déjà satisfait amplement au premier de ces objets, en donnant à l'enseignement primaire une base plus large, plus étendue, que sous les précédents gouvernements, en assurant aux instituteurs de meilleures conditions; et l'on n'est pas au bout, d'autres améliorations se réaliseront encore.

On a aussi fait une loi sur l'instruction secondaire; son organisation a été un pas immense fait dans le règlement de l'instruction publique.

Reste ce qu'on appelle la liberté de l'enseignement. Certainement, je repousserais, comme un acte imputable seulement à ceux que je combats, une promesse de la

Charte qui devrait aboutir à une déception, une promesse de liberté qui ne serait qu'un leurre, une promesse de quelque changement qui aboutirait à ne rien changer, Mais si on a voulu voir dans l'art. 69 une liberté outrée, destructive de la vraie liberté, une liberté qui pourrait aller jusqu'à saper nos institutions et à préparer la destruction de la charte, la licence d'attaquer, au nom de la liberté, les institutions existantes, je ne verrais pas là une interprétation exacte de l'art. 69.

C'est ce qui arriverait, messieurs, si l'on permettait inconsidérément de s'immiscer dans l'enseignement à des hommes qui, au lieu d'élever la jeunesse dans l'esprit de nos institutions, en feraient des adversaires de la constitution dont les jeunes générations doivent être les soutiens. Car, enfin, les choses ne valent que par les hommes; or, nous n'avons pas inscrit ce mot, liberté d'enseignement, avec cette intention-là. Dans notre bonne foi, nous n'avons considéré qu'une chose, une loi à faire, Sub lege libertas; et, quand les choses doivent être réglées par une loi, je suis parfaitement tranquille.

De ce que l'on aurait annoncé une loi sur la liberté individuelle, est-ce à dire que le législateur aurait abdiqué par là le droit d'inscrire dans nos codes la faculté de mettre en prison certains individus pour certaines choses? (On rit.) Non, certes, et cependant il y aurait encore place pour la véritable liberté individuelle.

Si la liberté de la presse n'avait pas existé en vertu de la Charte elle-même, et qu'on eût seulement promis par l'art. 69 une loi sur la liberté de la presse, est-ce à dire pour cela qu'on aurait eu le droit absolu d'imprimer tout ce qu'on aurait voulu, les diffamations contre les particuliers, les attaques à la Charte et à la morale publique ? Nullement. Toute liberté admet une limite; je n'en conçois pas sans limite, parce que, s'il y a une liberté sans limite, mon droit est atteint. La limite est apportée au droit d'un citoyen pour sauver le droit des autres, le droit de tous. (Très-bien.)

Voilà quelle est la théorie des libertés. Une loi sur la liberté d'enseignement est promise par la Charte. Cette loi, nous la ferons; mais quelles en seront les bases? Ce sera une loi de liberté, mais aussi une loi de gouvernement. On ne méconnaîtra pas le droit essentiel de l'État

sur l'éducation. C'est un droit et un dévoir. Il n'est pas un moraliste ancien, pas un écrivain politique, pas un publiciste qui n'ait considéré ce droit et l'exercice de ce droit comme la chose la plus essentielle de la part d'un gouvernemént.

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Il y a une instruction que l'Etat doit donner; et, sur celle même qu'il ne donne pas, il faut qu'il ait le droit de surveiller, de contrôler et de régler par la loi les conditions et les garanties qu'on est en droit d'exiger; conditions de moralité, de capacité dans l'intérêt public, vis-à-vis de ceux qui voudront professer ou fonder des établissements.

Voilà les bases d'une loi. Il y a ensuite le principe de l'éducation laïque. Il faut que l'éducation générale de l'Etat soit une éducation laïque au point de vue de la cité. Vous faites des écoles spéciales pour le clergé, des séminaires petits et grands, parce qu'il est essentiel qu'il y ait des hommes dont les dispositions dès l'enfance soient excitées ou entretenues en vue de les destiner au service des autels, et qui prennent de bonne heure le goût et l'esprit de l'état ecclésiastique. Mais, comme l'a dit M. le ministre de l'instruction publique, la société a besoin d'autre chose que de prêtres; il faut qu'une nouvelle génération se prépare à remplacer les fonctionnaires de toutes les hiérarchies. Il faut donc une éducation civique, une éducation

de famille.

Ce principe est le principe d'autrefois, et entendonsnous : quoique l'éducation soit laïque, l'université ancienne pas plus que la nouvelle n'a jamais exclu les ecclésiastiques du droit de professer et d'enseigner. L'université actuelle accueille dans son sein tous les prêtres qui, n'étant ni curés, ni évêques, ni moines, et ayant d'ailleurs toutes les aptitudes requises, se présentent pour être professeurs. Il y en a beaucoup de fort distingués; il y en avait autrefois, il y en a encore aujourd'hui; mais ce n'en est pas moins une éducation laïque. Ce ne sont pas des moines, enseignants au profit de leur couvent ou de leur congrégation. En voici les conséquences : elles méritent d'être pesées. Quand vous, négociant, vous avez mis un fils dans un college, parce que vous voulez qu'il prenne votre maison de commerce, quand un magistrat destine son fils à luti succéder dans les fonctions judiciaires; ou encore, si

un militaire qui a servi glorieusement son pays et conquis des grades éminents dans l'armée, destine son fils à entrer dans la carrière militaire et à marcher sur ses traces, quel ne sera pas son chagrin, si son fils revient du college, et lui dit : « Je veux être jésuite ? » Quel est le père qui, devant une telle déclaration, n'est pas déchiré dans ses affections, s'il voit son fils, qui au lieu de répondre à ses espérances, à celles de sa famille, à la pensée de toute sa vie, s'il voit son fils lui échapper? (Sensation.)

On appelait cela dérober un enfant à ses père et mère, et dans l'ancienne législation de tels faits s'appelaient rapt de séduction, lorsqu'ils étaient accompagnés de certaines circonstances. C'est pour éviter de telles suggestions que l'on maintenait le principe de l'éducation laïque dans l'intérêt de tous les pères de famille, dans l'intérêt de tous les citoyens, et je prends le mot de citoyens dans l'acception la plus étendue, c'est-à-dire dans toutes les carrières civiles, militaires, administratives, commerciales, litté raires; en un mot, tout ce qui fait la puissance, la gloire et l'honneur du pays.

Le clergé, sans doute, est une partie essentielle de la puissance, de la gloire et de l'honneur du pays, quand il marche franchement au sein de la société, mais elle ne veut pas être opprimée par lui; le clergé a une part trèslarge dans la société, mais il ne faut pas permettre qu'il la domine.

La France n'a jamais voulu plier sous le joug clérical; elle le voudrait aujourd'hui moins que jamais : la France est religieuse, mais, je le répète, elle ne veut pas de la domination du clergé,

Que vient-il de se passer? D'étranges manifestations se sont produites au sein de la société. On a élevé contre l'université d'insultantes clameurs; des prétentions exagérées se sont manifestées; on a voulu par là influer sur la loi qui est annoncée par l'art. 69. Messieurs, cette loi a certainement une très-grande importance: elle sera bonne, si, en donnant la mesure de liberté nécessaire, si, en opérant certaines réformes reconnues utiles, elle impose aussi des barrières infranchissables à de dangereux empiétements; et si, comme le disait hier M. le ministre en finissant, elle ne permet pas à la contre-révolution de pénétrer par l'éducation dans les fissures du projet de loi.

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