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neuse relativement à nous. Le cabinet de Saint-James mettait en panne, comme le disait un homme d'esprit. Il voulait prendre le temps de réparer ses avaries, et se disposer à une nouvelle croisière.

Quoi qu'il en soit des dispositions qu'il avait alors, les préliminaires de paix furent enfin signés à Londres, entre la république française et la Grande-Bretagne, dans le mois de vendémiaire an X (octobre 1801), et la cessation immédiate des hostilités fut la première preuve de cet accord apparent qui ne devait pas durer deux années.

Je possède une relation que j'estime fort d'un entretien qu'eut à cet époque le premier consul, et dans lequel il relève avec assez de finesse, et même de malice, des erreurs, ou plutôt des mensonges faits avec une entière connaissance des choses par la cour de Londres, et répandus en profusion non-seulement dans toute l'Europe, mais encore dans le Nouveau-Monde.

Ce n'est pas en Amérique que je les crains, disait-il > en parlant des Anglais; ce n'est pas auprès de la tombe >> encore ouverte de Washington que le cabinet britan>nique fera entendre des accens mensongers pour être » écoutés. Ce n'est pas davantage dans une grande partie » de l'Europe que l'on croira que la crainte m'a fait faire la "paix. La mort de Paul Ier a bien pu amener la dissolution » de la confédération du Nord, mais... »

Et ici il s'arrêtait en souriant.

«Mais elle peut se former de nouveau, cette confédéra>>tion du Nord; et si, pour l'empêcher, l'Angleterre prodigue de son or au point de s'engager elle-même dans une >route de dangers dont le commencement peut être connu, > mais non la fin, eh bien !... »

Et il s'arrêtait de nouveau, souriait et reprenait sa promenade, se frottait le front, recroisait ses mains derrière son dos; mais tout cela, en donnant à ceux qui l'examinaient le reflet de pensées aussi grandes que glorieuses.

Son front paraissait s'éclairer de ce sourire toujours admirable chez lui lorsqu'il était vrai. Et dans ces pensées, dont quelques jets seulement s'élançaient au dehors, il y avait surtout celle de faire la France la reine du monde.

Peu de temps après, on apprit la signature des prélimi– naires de paix entre la Porte Ottomane et la RépubliqueFrançaise. L'alliance des deux nations remontait à 1534, au traité conclu entre Soliman II et notre chevaleresque François Ier; et depuis cette époque reculée, jamais elle n'avait été interrompue jusqu'à l'expédition d'Egypte. Gela me rappelle qu'un jour le premier consul, tenant à la main plusieurs journaux anglais qu'on venait de lui traduire ', dit au second consul, en entrant dans le salon de la Malmaison où l'on était réuni avant le dîner:

Citoyen Cambacérès, savez-vous pourquoi je suis allé » en Egypte ?

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Cambacérès le regarda fixement; mais, ne comprenant pas quel pouvait être le but de cette question faite d'une façon aussi imprévue, il garda le silence.

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« Oui, poursuivit le premier consul, je vous demande si vous savez bien positivement pourquoi je suis » allé en Egypte? Junot, Duroc, Berthier, et vous tous, » et toi, mon pauvre Rapp, vous ne vous doutez guère que » c'est pour flatter les idées de certains savans enthousiastes » des temps antiques, qui sacrifieraient une armée pour avoir » un marbre de Palmyre, ou bien une momie de Thèbes.»

Et il frappait du dos de la main sur le journal anglais où cette plate sottise était rapportée.

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« Il est vrai, reprit-il, que dans un petit alinéa, on ajoute que c'était aussi pour me faire roi de Jérusalem!...

1 Il ne savait pas encore assez bien lire l'anglais pour comprendre la finesse des allusions qui se mettaient souvent contre lui. Comme on les lui cachaît, il voulait apprendre l'anglais pour lire lui-même les journaux dans l'original; mais il ne put y parvenir que très-tard.

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» En vérité, c'est une très-amusante chose que de lire de pareilles folies!... Roi de Jérusalem!... »

Et il fit un éclat de rire bruyant, le seul peut-être que je lui aie entendu faire pendant les vingt années que je l'ai connu. Jamais sa gaîté ne se manifestait avec fracas. Il en était de même de sa colère, toute terrible qu'elle était; elle pouvait froudroyer un homme sans que les personnes qui étaient dans la pièce voisine entendissent les paroles qui tombaient sur le patient, avec le poids d'une massue ou le tranchant d'un glaive.

Cambacérès, voyant l'intention du premier consul, ramassa la balle, et répondit en homme d'esprit qu'il était. J'ai déjà dit qu'il était loin d'avoir, et dans sa parole et dans ses discours, rien qui pût rappeler sa physionomie habituellement triste et sévère. Lui et M. de Lavallette sont les deux personnes les plus trompeuses que j'aie connues à cet égard-là.

<< Eh bien, général, dit à son tour Regnault de Saint Jean-d'Angely qui se trouvait ce même jour à la Malmaison, eh bien! je ne vois pas ce qu'il y a de si ironique dans ce journal. Il est vrai que les Anglais ont eu l'intention de faire de la malice; mais ils sont loin de compte. Pourquoi Godefroy de Bouillon aurait-il eu seul le droit de prendre sa récompense?»

Je ne sais pas quel est le sentiment qui fut touché par les paroles de Regnault, mais le front du premier consul s'obscurcit à l'instant. Ses pensées n'étaient-elles pas encore tournées vers l'absolu pouvoir? ne voulait-il pas qu'elles fussent ignorées, en admettant qu'elles existassent ? voilà ce que je ne puis décider; mais l'expression de ses yeux et du plissement de son front, le changement de sa physionomie étaient trop frappans pour ne pas donner le sujet d'une réflexion à ceux qui le regardaient. Au surplus, ce nuage fut passager; ses traits reprirent à l'instant même leur accord habituel, et regardant Regnault en souriant :

1

« Vraiment, dit-il, vous nous' placez bien haut nous > autres soldats républicains, en nous comparant aux pala» dins des croisades. Qui sera le Renaud de l'aventure? poursuivit Napoléon en regardant autour de lui..... A toi, >> Berthier!... à toi la vraie palme... Mais non, pardieu! son » Armide n'était pas en Égypte... Junot, toi qui coures toujours après les jolies femmes... Ah! madame Junot est » là, il ne faut rien dire... Il faut pourtant qu'elle sache » qu'elle n'a pas épousé un cœur tout neuf. Savez-vous bien » que là-bas votre mari avait un vrai sérail, madame Junot?» - Il me l'a dit, général; j'ai même à la cheminée de ma chambre un très-agréable portrait de Jaunette 1. »

>>

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Le premier consul marchait assez vite en ce moment; au mot de Jaunette il s'arrêta tout court, et me regardant avec une expression presque comique il me dit :

« Vous avez le portrait de Xraxarane ?... »

— » Oui, général, et pourquoi non ?... Oh! il n'en serait pas ainsi, je vous prie de le croire, si Xraxarane ressemblait à une odalisque favorite qui revient aussi d'Égypte et que j'ai vue hier même à la Comédie Française. Celle-là ne ressemble pas du tout à une orange mûre; elle a de blonds cheveux, une peau de satin, des perles pour dents, une main... >>

Il me jeta un regard indéfinissable; puis reprenant sa promenade rapide, il passa dans le jardin en disant :

<< Est-ce qu'on donnait les Trois Sultanes, hier?»

1 Ce portrait, qui fut fait sur un mauvais dessin ou plutôt d'après des indications données, était l'ouvrage de M. Bardin, aide-de-camp de Junot et aujourd'hui M. le général Bardin. J'ai déjà parlé de son agréable esprit, de ses manières polies et de son charmant talent poétique. On voit que les sœurs du Parnasse ont en lui un frère soigneux, et le résultat de ces soins est toujours précieux à ses amis. Le général Bardin fait non-seulement des portraits et des ouvrages charmans à la manière si gracieuse d'Isabey, mais il dessine à la plume d'une façon tout-à-fait remarquable. J'aurai plusieurs fois dans ces Mémoires occasion de citer de lui des choses qui prouveront que mon éloge n'est pas dicté par la prévention d'un ancien patronage.

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La société des artistes et des gens de lettres. MM. Nadermann, Gagat, Denon, Girodet, Robert-Lefebvre, Robert, Lemercier, Millin et Talma Gaîté de Talma. Le poète d'Offreville et grande mystification.-La tragédie de Statira.-Le dîner le plus gai de ma vie. et la lecture en projet. partie de spectacle.

qui n'en est pas une.

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Le rôle de Talma

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La

La promenade improvisée et manquée.

- Le théâtre Montansier. - Tiercelin et la Pièce

Le poète de l'Estrapade. — D'Offreville acteur sans le savoir. - Scènes bouffonnes. Le manuscrit égaré. — Désespoir et appétit du poète. L'auteur en cabriolet et le cheval emporté. M. Charles et les lamentations conjugales.

-

J'AI toujours aimé la société des gens de lettres et des artistes. On y trouve tout à la fois agrément et sûreté; dans toutes les positions où le sort m'a placée, j'ai toujours eu une vocation décidée pour rassembler autour de moi toutes les notabilités du talent. Combien je leur ai dû de douces heures! quelle franchise dans les relations! quel honneur, je puis dire, dans tous les rapports habituels de la vie, où les gens du monde, n'étant que gens du monde, apportent une sorte de duplicité convenue, qui ressemble tant à de la fausseté! L'artiste, occupé de son art, donnant une pâture à ses hautes pensées, devient dans la vie ordinaire un être bon, prévenant, allant au devant de ce qui le délasse, de ce qui le repose, avec la naïveté d'un enfant. Combien j'ai vu de ces talens distingués, dans la littérature comme dans les beaux-arts, heureux de passer une soirée chez moi, au 6 janvier, lorsque je donnais à mes enfans,

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