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CHAPITRE XV.

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Paris, la capitale du monde civilisé. Affluence des Anglais et des Russes, Le continent ouvert aux Anglais. — Caractère de M. Fox, et anecdote sur lui. Détails sur M. Pitt. Sa haine contre la France. M. Fox et la dette d'honneur. Le créancier confiant et payé. —Lord et lady Cholmondeley. - La femme bengale. La duchesse de Gordon et les quatre filles duchesses.-Miss Géorgina. Le deuil des fiançailles. -Le premier consul et sa femme, scène de famille. — Coquetterie da premier consul pour la France.- Magnificence publique et économie privée. -Le bel habit de Bonaparte et les godelureaux. Louis de Périgord, le modèle des jeunes gens.-Projet d'un grand mariage. Bonaparte et le jeune vieillard, prédiction accomplie. Les bons à payer biffés par Napoléon au bas des mémoires de couturières. Histoire racontée par le premier consul à sa femme. — Luxe intérieur et petites économies. —La puissance des masses en toutes choses.

PARIS était devenu ce que le premier consul rêvait pour sa grande ville, la capitale du monde civilisé. L'affluence des étrangers était telle, que les logemens même les plus médiocres étaient d'un prix exorbitant, et pourtant payés sans contestation. Ma position de femme du commandant de Paris me mettait en présence de tout ce qui arrivait ayant quelque renom, et j'avoue que cette époque de ma vie m'offre un cadre où se placent les plus intéressans souvenirs. Les Russes et les Anglais sont les deux peuples qui marquèrent le plus dans cette représentation, où chaque personnage venait faire acte de présence sur la scène de notre monde, et prouver son mérite, ou quelquefois le dé

truire par un seul mot, lorsqu'il arrivait, comme cela se voit souvent, que ce mérite n'était qu'illusoire.

Les Anglais, affamés de voyages et privés depuis si longtemps de leur tour d'Europe, car depuis 1795 l'Italie, la Suisse et une partie de l'Allemagne leur étaient aussi interdites que la France; les Anglais, mettant dans l'expression de leur joie l'expression franche et loyale de leur caractère particulier, si grandement opposé à celui de leur cabinet cauteleux et trompeur, accouraient en foule, et se livraient même tumultueusement à tous les plaisirs que Paris et la France leur offraient avec une abondance que leur or ne pouvait trop reconnaitre ; tandis que la société de bonne compagnie, qui commençait alors à se reformer, leur présentait un aussi grand nombre d'agrémens que leur esprit judicieux et observateur savait également apprécier, quoiqu'ils fussent d'un genre différent.

Parmi les Anglais qui venaient alors en troupe à Paris, il est des noms à jamais fameux qui surgissent dans le souvenir pour effacer presque tous les autres. M. Fox, par exemple, M. Fox est un de ces êtres qui font époque dans la vie pour marquer d'un sceau ineffaçable le jour où ils vous sont présentés. J'avais été élevée dans une sorte de respect pour M. Fox, si je puis me servir de ce terme de respect; mes impressions défavorables ou favorables me furent toujours inculquées par mon frère, dont je révérais les opinions; il n'avait pas, comme ma mère, une idée entièrement opposée à celle que devait avoir un esprit ayant assisté à toute la révolution. M. Fox, dont les belles qualités et le grand caractère étaient un sujet d'adoration pour la plus grande partie de ses compatriotes, devait, avec bien plus de raison, faire une vive impression sur de jeunes cœurs qui aimaient la révolution française dans son origine bienfaisante, qui l'aimaient dans ce qu'elle avait produit d'heureux et de grand, et non dans ses horribles déviations. Albert avait souvent parlé devant moi de l'admiration tou

chante que lui avait inspirée la noble conduite de M. Fox, lorsque, montant à la tribune, et secondé par Grey, et je crois par Shéridan, il somma M. Pitt, alors ministre, de faire une démarche non pas menaçante, mais conciliante une prière enfin pour tenter auprès de la Convention d sauver les jours de Louis XVI. Albert avait reçu ces détail dans une lettre particulière qu'il nous lut un jour avec un attendrissement qui me frappa comme tout ce qui étai émotion et comme tout ce qui venait de lui', parce que, le connaissant parfaitement naturel, et si profondément sensible, je savais que le motif ne pouvait être que juste et touchant; il m'expliqua alors quelle avait été la conduite de M. Fox, et surtout celle de M. Pitt, en opposition à celle du tribun, car M. Fox n'était alors qu'un tribun. M. Pitt, tout en faisant armer l'Angleterre, en stimulant l'Espagne, en faisant des démarches hostiles et bruyantes, n'a peutêtre fait qu'accélérer le coup qui a fait tomber la tête de Louis XVI. L'opinion que j'émets ici était celle de mon frère et d'une autre personne dont je respectais les jugemens, parce que j'avais toujours vu qu'ils étaient justes, et surtout équitables. Mais quel fut mon étonnement, lorsqu'un jour le premier consul, parlant avec quelques personnes de M. Fox, qui venait d'arriver à Paris, cita plusieurs beaux traits de sa vie ! et parmi ces traits il classait la démarche faite par lui auprès de M. Pitt.

« C'est au nom de l'honneur anglais, dit l'homme ayant >> une âme, quelque vains que soient vos efforts, quelque >> inutiles que soient vos tentatives, agissez au moins, et > faites voir à l'univers que les rois ne laissent pas égorger >> tranquillement leur frère. Que parlez-vous d'armement ? > s'écria t-il avec chaleur en répondant à M. Pitt... De quel

1 Cette lettre, qui était d'an M. James Adamson, ne me fut lue, comme je viens de le dire, par mon frère, que long-temps après sa réception. C'est en mettant ordre à de vieux papiers qu'il la retrouva. C'était après son retour d'Italie et peu de temps avant mon mariage.

» droit irez-vous venger, avec des milliers de têtes, la chute d'une seule, que vous pouvez peut-être empêcher de tomber avec quelques paroles?».

Je trouve ce mot admirable.

Il paraît que le premier consul prêtait dans cette occasion à M. Pitt des pensées machiavéliques, ce que la conduite de ce ministre n'a que trop légitimé. En effet, on peut se permettre de croire que les cabinets étrangers, en rivalité antique avec la France, ne virent, dans la sanglante aurore de nos troubles politiques, qu'un moyen plus actif d'arriver à un résultat destructeur. M. Pitt serait-il bien en droit de nous apparaître aujourd'hui, pour réclamer contre cette insulte faite à sa mémoire? Je ne le pense pas. A l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans cet ouvrage, M. Pitt, jeune encore, s'était retiré des affaires pour ne pas sanctionner, par son adhésion, disait-il, une alliance aussi honteuse que celle que reconnaissait le traité d'Amiens. Ce n'est pas ainsi que parlent la raison et le vrai patriotisme. C'est le langage de la haine, de la haine violente léguée par un père qui ne pardonna jamais le secours donné à l'Amérique. M. Pitt détestait la France comme on déteste un être de la création. C'était une aversion positive, faisant pâlir et rougir de ces sentimens provoqués par une injure enfin, et qui font murmurer à la vue de celui qu'on hait : « Je voudrais qu'il mourût ! »

Au reste, je ne cite ici que l'opinion d'un homme devant lequel je ne pouvais que m'incliner, parce qu'il parlait d'après une conviction qui aurait eu le droit d'être influencée, mais qui ne prenait sa force que dans la vérité et la lucidité d'un coup d'œil, qui rarement alors se trompait dans le regard porté sur un objet ou sur un homme. Il croyait, et rien n'est venu démentir la raison sur laquelle il se fondait, que plusieurs, cabinets étrangers voulaient exciter l'horreur et la colère des peuples, par les fureurs du gouvernement révolutionnaire; plus elles auraient été cruelles, plus l'indignation générale se serait élancée contre

la France!.... Combien la lueur du flambeau qui jette sa clarté dans d'aussi obscures pensées devient sinistre quand on regarde en même temps les terribles résultats de ces luttes, de ces longues années de guerre, de ce fleuve révolutionnaire dont les ondes de sang roulaient des cadavres, dont les bords n'étaient éclairés que par les châteaux incendiós, comme par les chaumières !.... Voilà donc la route par laquelle on voulait nous amener à nous égorger nousmêmes et à ne laisser à nos ennemis que notre terre aimée du ciel, que nos champs fertilisés par l'engrais de nos cadavres !........... Ah! celui qui a entendu Napoléon dévoiler alors la politique ténébreuse des ennemis de la France, cette politique que jamais ils ne lui ont pardonné d'avoir su pé nétrer ; celui-là n'a pas le sot entêtement de rejeter sur lui seul les guerres qui se rallumèrent en 1803 et en 1804. Il voulait mettre la France hors d'état d'être jamais troublée. A l'époque dont je parle, M. Pitt, quoique retiré des affaires, était tout-puissant en Angleterre. Napoléon savait que le gouvernement anglais n'avait fait qu'une halte..... Il le savait et prévoyait tout le mal que cette rupture ferait aux affaires générales de l'Europe, mais il ne put l'empêcher. Il existe encore aujourd'hui deux hommes qui devraient articuler enfin des paroles de vérité..... Il serait temps, plus que temps, que l'un d'eux surtout laissât sortir de sa bouche des accens justificateurs pour une mémoire qu'il devrait respecter; mais viendra un jour où toutes les consciences devront apporter leur tribut de vérité... Il se levera enfin, comme tous les autres. Sa révolution aura son tour... Alors aura lieu l'interrogatoire... Alors viendra l'enquête... et nous entendrons la réponse véridique, sans être obscurcie de vains sophismes, d'obscurs paradoxes..... Puissé-je vivre assez pour voir cette journée expiatoire !

M. Fox avait, au premier coup d'œil, un aspect qui ne justifiait pas son immense renommée; il avait même une tournure commune, et la première fois que je le vis, vêtu

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