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histoire, au moment où je le vis sur cette planche, suspendu, pour ainsi dire, entre le ciel et le marbre sur lequel sa tête pouvait se briser, je fus saisie d'un vertige, comme celui qui avait dû le prendre dans sa course insen sée. Nous étions autour de lui, avides de ses paroles, et le suivant pas à pas sur ce pont aérien..

A peine, nous dit-il, fus-je au tiers de ma course, que je voulus jouir du spectacle que j'étais venu chercher, et je portai mes regards au dessous de moi. A l'instant même, un sifflement traversa mes oreilles; ma tête se couvrit d'un voile d'abord tout noir, puis tout de feu; le vertige le plus terrible venait de m'envelopper. J'eus heureusement la présence d'esprit de fermer les yeux et de m'arrêter. Dans ce moment, je ne puis rendre ce que j'éprouvai en entendant murmurer à voix basse près de mon oreille les plus exécrables imprécations.... C'étaient les ouvriers !.... Je rouvris les yeux, et voulus continuer ma route; car si je restais une minute de plus dans la situation où j'étais, je mourais même sans tomber : je sentis que de moi seul dépendait mon salut, et que ma force d'âme pouvait me sauver, mais elle seule. »

C'était alors, à ce point de sa course, que Robert vous faisait éprouver le partage d'une sensation inconnne. Il avançait d'un pas ferme sur cette planche étroite au bout de laquelle était une vie bien incertaine, lorsqu'il sentit craquer le bois sous ses pieds !... Il était alors au milieu de la planche, et le poids de son cerps, si différent de celui de la corde et du léger baquet, devait nécessairement la rompre et l'entraîner dans sa chute.

Ah! dit un jeune homme qui entendit le craquement, la planche est pourrie !... Le malheureux va tomb.... » Il n'acheva pas sa phrase: le plus ancien des ouvriers mit la main sur sa bouche, et la pressa d'une telle force qu'elle était toute sanglante lorsqu'il le laissa aller.

Quand Robert eut mis le pied sur un terrain solide, et

qu'il put voir derrière lui la planche, le gouffre, la mort enfin, il se mit à genoux et remercia Dieu.

« Ah! mes amis, dit-il aux ouvriers avec un sourire de joie ineffable et des yeux tout baignés de larmes, ah! mes amis, que je suis heureux!»

Mais au lieu de partager son ravissement, les ouvriers le saisirent et le battirent avec une telle furie que le pauvre Robert cria : « Au secours ! »

- Malheureux Français !... coquin!... scélérat !... hurlaient en cœur les maçons; ah! quelle peur tu nous as faite!... »

Et les coups pleuvaient sur son dos. Robert crut qu'il

allait devenir fou.

" Ah ça! voulez-vous me laisser? leur dit-il, moitié riant, moitié se fâchant.

- Ouf!.. disait le chef des ouvriers; je ne puis pas encore respirer!...

>> - Et cet enfant, leur demanda Robert, pourquoi lui avez-vous mis la bouche dans cet état?

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Par saint Pierre ! ne voulais-tu pas que je le laissasse crier de manière à te faire perdre le peu de raison qui te restait ? »

Robert me disait qu'il avait pris la main du maçon, et qu'il l'avait serrée avec une cordiale et réelle amitié. Cette brusque franchise, témoignant ainsi de l'intérêt, pouvait paraître étrange dans sa manifestation; mais elle n'en arrivait pas moins au cœur et le persuadait d'une façon plus touchante peut-être que les discours cérémonieux d'un homme du monde. Robert vit souvent ce maître maçoncouvreur pendant son séjour à Rome. Il fit pour lui deux tableaux dont l'un était un souvenir de cette journée; je crois qu'il a été gravé, mais je n'en suis pas sûre. Il représente Saint-Pierre tel qu'il sera sans doute dans quelques siècles; plus loin, le Colisée n'a pas souffert d'altération. Il n'y a plus de palais Farnèse à bâtir.

Je parlerai encore de ce bon Robert... Il était mon ami ; je l'aimais comme un père. Il fit pour ma galerie, dans l'hôtel de la rue des Champs-Élysées, un tableau que l'on prit long-temps pour une fresque, mais qui aurait pu être enlevé, car il ne tenait pas au mur; c'est l'œuvre de sa vieillesse. C'est sur cette toile que son pinceau s'est posé pour la dernière fois. On y reconnaît son charmant talent; c'est le soir d'un beau jour, et comme sa vieillesse la fin radieuse d'une belle journée.

Il est une personne qui vint de Russie en France, à l'époque de la renaissance des bonnes relations entre les deux états, et dont l'arrivée ne sera jamais pour moi un souvenir ordinaire : car cette arrivée me donna une amie, une véritable amie, me fit connaître une âme dévouée, un cœur vraiment aimant. C'était une femme cependant qui était ainsi bonne pour une autre femme! Quels trésors dans ce caractère que le monde jugeait et frivole et léger! Combien, depuis, me suis-je applaudie d'avoir su l'admirer, de l'avoir aimée! tandis que cette foule méchante ne l'aimait, elle, que pour ses joies de fête, que pour le bruit de ses danses et de ses concerts. Cette femme que j'aimais, moi, comme une sœur, qui méritait de l'être, c'était madame Démidoff.

Bonne Élisabeth!,.. Oui; elle était bonne; ce nom ne peut lui être disputé. Ses défauts, car elle en avait comme toute créature de ce monde, ses défauts ne furent jamais nuisibles qu'à elle seule, et encore... Si elle eût été hypocrite, calculée, fausse comme tant de femmes qui se refugient derrière ce rempart, elle eût été parfaite.

Jamais je n'ai connu une âme plus ouverte et plus rém

1 Sans doute, je ne prétends pas placer Robert au même rang que nos peintres célèbres; mais je pense que l'on ne peut lui contester la place à laquelle je le mets. Tout doit l'y maintenir; et sa modestie n'est pas le moindre titre à ajouter à son talent, d'ailleurs fort remarquable.

plie de bons, de nobles sentimens. Que d'ingrats elle a faits!... Il en est entre autres parmi nous... Mais pourquoi signaler un être froid, égoïste, méchant, lorsque la main de sa bienfaitrice a jeté un voile sur son ingratitude basse et lâche! Qu'il y demeure.

A toi, ma bonne Elisabeth, paix et repos! Là où que tu sois, tu sais qu'il est une amie dont le cœur garde religieusement ton souvenir.

CHAPITRE III.

Leçons de déclamation.

Le prevôt de Larive.

- M. Brunetière et visite mystérieuse. - Promenade à Issy.-La maison de mademoiselle Clairon. - Les costumes grecs et romains.-Mademoiselle Clairon à quatre-vingts Toilette bizarre. Le baron de Staël. Le buste de Voltaire. Le monologue d'Electre. Mademoiselle Clairon et Talma petit bonhomme. Misère d'une femme célèbre. La reine de Babylone sans

ans.

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pain. Générosité de Lucien. - Mademoiselle Clairon rendant justice à mademoiselle Mars. Les Mémoires de mademoiselle Clairon.

J'AVAIS joué la comédie avec mes jeunes amies avant mon mariage, et l'une des parties de mon éducation de salon avait été de me faire étudier non-seulement la littérature poétique, mais de me faire souvent déclamer. J'avais eu pour maître un M. Laurent, le prevôt de salle de Larive, comme l'appelait ma mère; et Larive lui-même me faisait déclamer souvent, lorsque nous le trouvions à SaintMandé, chez une de nos amies dont il était parent. Mais j'avais eu quelquefois une bien autre maîtresse, si l'on peut dire ce mot pour des avis donnés à une jeune fille qui ne se destinait pas au théâtre. Ceci me rappelle que je n'ai pas parlé en son temps de cette personne célèbre : mais avec les Mémoires, il y a cet avantage que l'on peut toujours revenir sur le passé.

M. Brunetière, cet ami dont j'ai souvent parlé, qui avait été mon tuteur et qui faisait tout ce qui était en lui pour en remplir dignement les fonctions, surtout relativement aux soins, me conduisait quelquefois à la campagne dans son

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