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CHAPITRE XVIII.

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Vanité permise.- Un mot de Bonaparte. - Projet de voyages dans Paris.Les honneurs de la capitale faits aux étrangers. · Minutieuses questions du premier consul. - Nos amis de Russie et d'Angleterre. Emploi de nos journées. La lettre retrouvée. Costume de voyage de M. de Cobentzel. Divers établissemens de Paris.

M. Denon, M. Millin. David le peintre et les préjugés vaincus. Dîners chez Robert. - Visite an Temple. La pompe à feu et MM. Perrier frères. Mirabeau et Beau. marchais. Préventions contre les choses nouvelles..

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Les eaux de Paris Les Gobelins. Henri IV et Colbert. Le marquis

Marie-Marguerite Daubrai, marquise
La Savonnerie. -

Antoine-Gobelin de Brinvilliers.
de Brinvilliers. Le musée des Petits-Augustins.
Inconvéniens de prêter des livres.

Le premier consul avait pour la France une coquetterie tout-à-fait pardonnable. Il pouvait être en effet orgueilleux des merveilles qu'elle renfermait alors, et qu'elle devait à son épée et aux traités qu'il avait fait signer. J'éprouvais bien aussi celte vanité qui, certes, doit être bien permise, et une parole du premier consul me donna l'idée d'une chose que je soumis à Junot et qu'il approuva.

L'état de souffrance de ma mère m'avait retenue auprès de son lit depuis l'âge où j'aurais pu apprécier les beautés de nos chefs-d'œuvre de peinture et de sculpture, ainsi que les autres merveilles que renfermait Paris. Les premiers temps de mon mariage avaient été tellement remplis que je n'avais pu donner que des momens rapides à un examen qui demande des journées entières d'attention. Mon deuil avait ensuite été une sorte d'obstacle à mes projets d'excursion

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Junot voulait cependant que je connusse Paris, et il disait avec raison que les personnes qui l'habitent toujours sont celles qui le connaissent le moins. Millin et Robert me demandaient toujours de me décider. Junot avait alors un aide-de-camp dont l'esprit aimable et cultivé, les connaissances en peinture et en beaux-arts me promettaient un guide aussi agréable qu'éclairé; c'était M. Bardin (aujourd'hui le général Bardin); enfin je me décidai. Nous arrêtâmes de faire de ces excursions un but aussi gai qu'utile en terminant chacune de nos journées dont la matinée aurait été remplie par une course savante, par une partie joyeuse : ainsi arrêté, nous commençâmes nos courses.

Deux jours après, me trouvant le matin même chez madame Bonaparte, où j'avais été prendre Junot pour continuer nos aventures, le premier consul voulut savoir où nous allions ce jour-là. C'était au cabinet de M. Sage, à la Monnaie, où nous attendait Millin.

« Et vous faites ce beau voyage toute seule avec votre » mari? me demanda le premier consul. En vérité ! vous » faites durer la lune de miel pluslong-temps qu'il n'appar

>>tient.

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Je lui nommai les diverses personnes avec lesquelles nous étions en route. Il y avait des noms qu'il connaissait, d'autres qu'il ignorait; alors il fallait tout expliquer et entrer dans des détails infinis. Par exemple, en lui nommant une femme des amies de ma mère et des miennes, et lui ayant donné cette dénomination, il me dit:

«Mais dans les femmes que j'ai vues chez votre mère le entendu ce »jour de son bal, il me semble que je n'ai

> nom-là ? >>

pas

Il fallut lui dire que cette personne était alors dans ses

1 M. Sage avait un magnifique cabinet de minéralogie, qui était à la Monnaie dans une immense rotonde. Je crois qu'il l'a laissé au gouver

nement.

terres d'Auvergne. C'était madame de Limoges, amie de ma mère, mais surtout la mienne (aujourd'hui madame la vicomtesse de Puthod).

Je cite ce fait, quoiqu'il soit bien insignifiant, pour prouver à quel point il portait l'esprit d'observation, même dans ce qui lui était étranger.

Après avoir entendu la liste de mes compagnons de voyage, il nous dit, à Junot et à moi : « Pourquoi n'avez» vous admis dans votre projet aucunc de vos connaissances » étrangères ?

» Vous êtes commandante de Paris, me dit-il; c'est une » manière agréable d'en faire les honneurs à des étrangers >> en leur faisant voir que nous valons en effet la peine qu'on »> nous rende visite. »

On pense bien que je ne me le fis pas dire une seconde fois, et je me reprochai en effet de n'en avoir pas eu la première pensée. Dès le lendemain, nos amis de Russie et d'Angleterre furent invités, à leur grande joie, à être de toutes nos courses. M. de Cobentzel, en apprenant que nous admettions des intrus dans notre troupe voyageuse, voulut être du nombre des élus, et, comme on peut le penser, il ne fut pas refusé. J'ai un moment de bonne gaîté lorsque je me rappelle le costume de campagne ou de voyage qu'il avait pris pour cela. Il arrivait à midi chez moi, accoutré comme Baptiste cadet dans le Parleur contrarié, à la casquette près, qu'il avait remplacée par un petit tricorne retroussé qui la valait bien, et cela pour aller dans la rue de Richelieu, ou bien au Louvre, et non dans la vallée de Montmorency. Du reste, il était le meilleur et le plus aimable des compagnons dans ces courses-là. Il avait des connaissances, et souvent il soutenait des conversations savantes fort remarquables.

En feuilletant, il y a quelques jours, avec madame la vicomtesse de Puthod, dans une vieille correspondance qu'elle a conservée comme gage d'une amitié de tant d'an

nées, j'ai retrouvé un billet que je lui écrivais à cette époque, et que je vais rapporter en entier pour donner une idée de l'emploi de nos journées.

Chère amie, nous commençons demain quelques unes de nos courses par les statues, la bibliothèque et le cabinet des camées. Toute la troupe, sans en excepter M. de Cobentzel, doit se trouver chez moi à onze heures précises, pour prendre sa part d'un déjeuner : après quoi, nous nous mettrons en marche. Ensuite (car cela n'est pas tout) nous irons dîner chez Robert, au Palais-Royal, d'où nous nous rendrons à quelque spectacle ou quelque part où nous pourrons nous amuser.

n'en

A présent, que vous ayez des engagemens ou que vous ayez pas, arrangez-vous comme vous le voudrez, mais il faut venir demain à onze heures; car, dites-vous bien que de tout le plaisir que je me promets, il n'en serait rien si Tous n n'étiez pas avec moi.

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La copie exacte de ce billet fait voir comment nos journées étaient employées dans ce voyage de Paris. Elles le furent toutes de même, et ne varièrent que dans l'objet des courses. Ma position me donnait de grandes facilités auprès des chefs des différens établissemens pour les voir avec des avantages que d'autres personnes auraient difficilement trouvés. Aussi, ce voyage dans Paris fut-il charmant, et pour moi surtout un véritable enchantement. Peut-être le bonheur si complet qui m'entourait alors répandait-il sa magie sur tout ce qui se passait dans ma vie; je le crois; car, plus tard, j'ai fait ces mêmes courses, et je n'ai pas retrouvé cette joie naïve du cœur qui me rendait si heureuse alors.

Dans les courses que nous fîmes, plusieurs furent particulièrement remarquables par l'extrême attention et toute l'obligeance apportée dans leur conduite avec nous par quelques directeurs surtout de plusieurs établissemens. Le plus attentif fut d'abord M. Millin, ensuite M. Denon, puis l'abbé Sicard, le directeur des aveugles, et M. Lenoir, qui alors était à la tête de ce beau musée des Petits-Augustins; et puis Reigner avec ses belles armures et ses mécaniques. David fut également parfait comme notre cicerone. Quoique Robert et lui ne s'entendissent pas à miracle, ils se comprenaient avec la langue du savoir, et celle-là leur rendait tout facile. J'avoue que j'ai eu un instant une sorte d'orgueil en voyant la prévention étrangère fléchir devant le talent. Au premier moment, le nom de David fit un effet singulier; mais mon parti était pris, et le chef de notre école régénérée se vit accueilli et recherché par tout ce qu'il y avait à Paris de grand et de noble, venant d'une terre lointaine, où le préjugé était enraciné contre David, et impossible à arracher; mais ce fut chez lui, dans son atelier, que la victoire fut complète. Il avait alors, pour le retoucher, son Bélisaire, qui, pour être inférieur à celui de Gérard, n'en est pas moins un fort beau tableau. Il y a aussi de la poésie dans ce vieux soldat reculant de surprise et de pitié à la vue de son général aveugle demandant son pain. C'est ce tableau-là qui inspira, je crois, à Lemercier cette admirable cantate, car je ne puis appeler cela autrement, que Garat mit en musique d'une si belle manière et avec un si beau faire. Je me sers de ces deux mots, car tous deux sont vraiment peintres dans cette œuvre poétique et musicale.

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Nous parcourûmes non-seulement les manufactures de Paris, comme celle des Gobelins, celle de Dyle et Gherard pour la porcelaine, celle de Dagoty, pour le même objet; mais nous étendîmes nos excursions jusqu'à plusieurs lieues aux environs de Paris. Nous fùmes à Jouy, à Virginie, à Versailles, voir la manufacture d'armes, ce qui, je crois,

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