Page images
PDF
EPUB

extraordinaire, j'ai pourtant assez de répugnance à me trouver vis-à-vis de ces productions monstrueuses que la nature met au monde comme des femmes accouchent d'un enfant sans bras, ou bien avec deux têtes. Ce qui est étonnant non seulement en beautés, mais en grandes choses, m'attirera toujours, en faisant, comme je l'ai dit plus haut, l'exception de ces horreurs repoussantes dans lesquelles j'avoue que je rangeais l'homme sarcophage signalé par le commissaire: je ne cédai donc qu'avec une sorte de répugnance; et ce fut avec peine que j'appris que Junot avait donné l'ordre de le conduire à l'état-major de la place sur le quai Voltaire, où nous devions nous rendre pour voir les joûtes et les fêtes sur l'eau pour un premier vendémiaire. Mais, en voyant cet individu que mon imagination m'avait représenté comme devant être effrayant, j'avoue que je demeurai surprise et ne pus m'empêcher de le témoigner.

Le jeune homme qui fut conduit devant nous pouvait avoir alors de vingt-trois à vingt-quatre ans ; il était d'une taille ordinaire, cinq pieds six pouces tout au plus, et fort grêle dans sa structure. Il était blond, extrêmement blanc et d'une fraîcheur de jeune fille. Ses traits étaient fort doux, agréables, et l'expression de sa physionomie était plutôt timide que hardie, et encore moins cruelle. J'avoue que je fus surprise à sa vue, et je lui demandai comment, avec un air si doux, il avait des goûts si sauvages. Il nous dit alors qu'il ignorait complétement d'où lui venait ce besoin de manger, cette faim-gale terrible qu'il ne pouvait apaiser. Rien dans ses souvenirs ne le reportait au-delà de ses trois premières années.

A cette époque il se rappelait qu'il était dans un régiment, où depuis il demeura jusqu'à quinze ou seize ans. Mais alors ses besoins devinrent tellement exigeans pour le régiment

dans lequel allait s'engloutir cette immense quantité de viande qu'il dévorait; voilà du moins la plus raisonnable traduction que je puisse trouver à ce mot extraordinairement appliqué à un individu.

qui l'avait recueilli, car il était évidemment enfant de troupe, qu'il fut contraint de le quitter. Il passa dans un autre, qu'il fut aussi forcé d'abandonner, nul ne pouvant suffire à ce besoin effréné que rien ne pouvait satisfaire ; d'autant plus qu'il lui était impossible de manger du pain, et même des légumes. Aussitôt qu'un morceau de pain était, nous dit-il, dans son estomac, il éprouvait alors un malaise terrible et même une sorte d'agonie. Son front se baignait de sueurs froides, et il sentait une entière prostration de forces. Il lui était de même impossible, et cela au péril de sa vie, de manger des alimens cuits. Tout devait être cru. Il nous demanda si nous voulions lui voir manger quelque chose; on avait préparé un très-beau déjeuner pour lui. C'était un morceau de culotte de bœuf le plus succulent, le plus admirable du monde. Il pesait treize livres !... Le jeune sauvage, car on ne peut lui donner en vérité d'autre nom, prit le morceau tout entier, et sans se servir de couteau, ni d'aucune autre chose que de ses mains et de ses dents, il expédia le morceau en moins de cinq à six minutes. J'avoue que j'eus alors un de ces mouvemens de forte répugnance que j'avais privus en venant pour voir cet homme. Sa physionomie, qui m'avait paru douce, était en ce moment presque effrayante par son expression d'un contentement sauvage; il tenait le morceau de viande crue avec ses deux mains dont les doigts étaient longs, maigres et terminés en pointe comme auraient pu l'être des griffes; ses dents, petites et acérées comme les dents d'un animal carnassier, entraient dans cette chair toute sanglante, la déchiraient comme aurait pu le faire la mâchoire vorace d'un loup, et le sang qui en sortait retombait sur ses mains et les teignait, ainsi que son visage, d'une horrible couleur: son aspect était vraiment repoussant. Il expédia le morceau

Il se croyait Polonais; son teint et la nuance de ses cheveux en effet le faisaient assez prendre pour un habitant du Nord.

de bœuf, pesant treize livres, dans l'espace très-court de quelques minutes on lui offrit alors des viandes plus délicates, qu'il dépêcha de même; il était insatiable. Mais son dessert fut aussi curieux pour le moins que son dîner. Il mangea une grande quantité de noisettes et de noix dont le bois fut avalé par lui comme aurait pu l'être la pelure de ces mêmes fruits. Junot lui proposa du vin de Bourgogne; mais il répondit en souriant que le compatriote (c'était le valet de chambre de Junot qu'il appelait ainsi, parce qu'il parlait allemand) lui avait présenté une boisson qu'il préférait à toutes les autres; et ce breuvage préféré, c'était un immense seau rempli de sang de bœuf. tout chaud, que le malheureux avala sans en laisser une goutte!...

Il nous raconta qu'en Hollande, se trouvant un jour au moment de mourir de faim, il préféra brouter de l'herbe, à manger le pain de munition, qui était sa seule nourriture. Mais les végétaux lui étant également nuisibles, on comprend que ce n'était surtout pas sous cette forme que son estomac pouvait se raccommoder avec eux. Enfin pressé par la faim, au moment d'expirer, il se traîna près d'un homme tué la veille dans le combat où lui-même avait été blessé, et il mangea un morceau du cadavre!

« Je souffrais bien de ma blessure, nous dit-il, mais la douleur en était supportable; tandis que celle que me faisait éprouver la faim était intolérable et tellement aiguë que j'ai cru mourir de sa violence 1. >>>

Cette homme extraordinaire, ce sarcophage vivant, ainsi que l'appelait le commissaire de police, fut, ainsi qu'on le peut penser, l'objet de l'attention des gens de l'art. Il paraît que sa construction intérieure était d'une nature trèsdifférente de celle des autres hommes, surtout sous le rap

1 En revoyant dernièrement le général Lallemand, je reparlais avec lui de cet homme extraordinaire. Les particularités que je viens de rapporter l'avaient tellement frappé, comme moi, qu'elles lui étaient également demeu rées présentes.

port des facultés digestives. Il était doux dans ses relations habituelles avec ses camarades, point querelleur, très-bon et très-obligeant même, excepté dans ce qui regardait sa nourriture alors il était sauvage et féroce, c'était l'homme des bois. Il avait été renvoyé de huit ou dix régimens parce qu'il affamait la ville où il se trouvait en garnison. Il était fort malheureux au moment où nous le vîmes, et il ne savait où donner de la tête. Junot lui fit donner quelques secours; mais le moyen d'aider un homme qui meurt s'il ne mange vingt-cinq livres de viande dans les vingt-quatre heures? I obtint son congé, et partit pour l'Allemagne, . où il devint garde-chasse dans les possessions du prince de Ligne'. Il s'arrangeait assez bien du gibier mort qu'il trouvait en son chemin; et puis je crois qu'il faisait, tout gardechasse qu'il était, des promenades au clair de lune pendant lesquelles il donnait à quelque cerf la maladie de quelques chevrotines ou d'une balle. Toujours est-il que pendant quelque temps la chose se passa bien. J'ai plus tard appris la mort de cet être singulier, qui ne put prendre, dit-on, sur lui de ne pas manger un loup mort de la rage, qu'il avait trouvé dans l'une des allées de la forêt.

1 Je crois en être sûre; cependant ce pourrait bien être au service du roi de Saxe que serait entré le sarcophage.

[ocr errors][merged small]

-

[ocr errors]

Les baptêmes. La seule commère du premier consul. - Le fils aîné de madame Lannes et ma fille, les premiers filleuls de Bonaparte.- Le cardinal Caprara et la chapelle de Saint-Cloud. - Les ambassadeurs de Napoléon. -Anecdote sur le prince régent d'Angleterre, racontée par le premier consul. Le général Andréossi à Londres. - Les lunettes d'un cardinal, - Madame Lannes, madame Devaisne, madame de Montesquiou, et les préférences de Napoléon.- Le Roland de l'armée française. La destinée de ma fille. - Le premier consul, et la régénération des amazones. future papesse. Cérémonie du baptême à Saint-Cloud. La barrette du cardinal Caprara. Madame Bonaparte et les cadeaux de baptême.

[ocr errors]

La

Le premier consul commença vers cette époque à faire une cérémonie imposante, pour le baptême des enfans dont il était parrain avec madame Bonaparte; car, dès lors comme sous l'empire, il ne choisissait jamais qu'elle pour sa commère, en exceptant1 cependant madame Bonaparte la mère, et madame Louis sa belle-sœur. Il y avait, après le concordat, plusieurs enfans qui attendaient, pour recevoir l'eau sainte, que le premier consul fixât lui-même le moment de cette cérémonie; il voulut qu'elle eût lieu à Saint-Cloud, qui, à notre grand regret, avait fait abandonner la Malmaison, c'est-à-dire l'avait au moins fait beaucoup négliger. Ma fille aînée, ma Joséphine, la première filleule de Napoléon, avec le fils aîné de madame Lannes, étaient donc à attendre l'eau régénératrice. J'avoue que je

1 Ces exceptions étaient fort rarss.

« PreviousContinue »