Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XXIV.

La prolongation du consulat de Bonaparte.

Sénatus-consulte.

remarquable du premier consul et paroles prophétiques.

[ocr errors]

-

Réponse

Les gens par

lant sans savoir. - Déjeuner donné à madame Bonaparte à ma maison des Champs-Élysées. Les hommes exclus par Bonaparte et vingt-cinq femmes à table. Le général Suchet et son frère. Mon bal auquel assiste le premier consul. Cadeau de cent mille francs. Madame Bonaparte en Érigone. — Fête à Bièvre, — La partie de chasse.· - Madame Murat et moi en boghey. Coco emporté et danger imminent. — Arrivée de Murat. Ma fête et mon patron. L'arbre-surtout.

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

Ce fut vers cette époque, c'est-à dire en remontant vers le printemps de l'année 1802, qu'eut lieu le premier appel fait à l'ambition monarchique de Napoléon. Beaucoup de choses ont été dites et écrites à ce sujet sans que jamais le véritable sens ait été expliqué, sans que jamais le véritable point ait été atteint. Quant à moi, mon opinion est formée à cet égard; et je crois que je puis m'y tenir avec d'autant plus de confiance que j'ai depuis long-temps fait une étude sérieuse de cette époque de sa vie. Je veux parler de sa nomination de consul pour dix ans, par-delà les dix années fixées par l'acte constitutionnel du 13 décembre 1799.

On fit alors peu d'attention à ce renouvellement, à cette prolongation de pouvoir; ce ne fut que le sénatus-consulte qui nomma Napoléon consul à vie qui avertit enfin les Français qu'ils avaient un nouveau maître. Néanmoins, le premier sénatus-consulte était, selon moi, bien autrement fait pour avertir de ce qui se préparait; le second n'en était

plus qu'une conséquence toute naturelle. Au reste, il faut dire que les amis de Napoléon, s'ils entrevirent ses projets, n'y virent que le bonheur et la gloire de la France. Le considérant du sénat portait en substance :

« Que la république française voulant conserver à la tête » de son gouvernement le magistrat qui tant de fois en Eu» rope, en Asie, conduisit ses troupes à la victoire, délivra l'Italie, préserva sa patrie des horreurs de l'anarchie, brisa » la faux révolutionnaire, éteignit les discordes civiles, lui » donna la paix ; car lui seul pacifia et les mers et le conti» nent, rendit l'ordre et la morale, donna des lois à son » pays; la république, dit le sénatus-consulte, reconnais» sante envers le général Bonaparte, lui demanda de donner » à sa patrie dix années encore de cette existence qu'elle › regarde comme nécessaire à son bonheur. »

La réponse du premier consul est admirable, non seulement de noblesse et d'élévation simple et grande, mais il y règne une teinte mélancolique et surtout remarquable en ce que la plupart des mots ont été prophétiques.

« Je n'ai été que le serviteur de ma patrie, répondit-il au sénat.... La fortune a souri à la république; MAIS LA FORTUNE EST INCONSTANTE; ET COMBIEN D'HOMMES QU'ELLE AVAIT COMBLÉS DE SA FAVEUR, ONT TROP VÉCU DE QUELQUES ANNÉES! L'INTÉRÊT DE MA GLOIRE ET CELUI DE MON BONHEUR SEMBLERAIENT AVOIR MARQUÉ LE TERME DE MA VIE PUBLIQUE AU MOMENT OU LA PAIX DU MONDE EST PROCLAMÉE; MAIS VOUS JUGEZ QUE JE DOIS AU PEUPLE UN NOUVEAU SACRIFICE, ET JE LE FERAI, etc., etc. »>

On raisonne beaucoup aujourd'hui sur cette époque remarquable de notre histoire; et ce qui n'est pas le moins étonnant, c'est que ce sont, ou des personnes qui n'étaient pas alors en France, ou bien d'autres beaucoup trop jeunes pour avoir pu voir l'état des choses à cette période extraordinaire, qui veulent juger et prononcer en dernier ressort sur ce temps de merveilles, et cela, en discutant contre

nous autres contemporains qui avons vu, entendu, et compris enfin ce qui se passait sous nos yeux.

<«< Mais », me disait l'autre jour une de ces personnes qui ne doutent jamais de rien, qui savent tout, connaissent tout et jugent tout, et qui, si chacun était obligé de ne parler que selon sa capacité, devraient douter de tout, parce qu'elles ne savent rien et ne connaissent rien; « mais, me disait cette personne, où en serait-on, si l'on ne parlait de ce que l'on a vu? Nous n'avons pas vu César, nous n'avons pas vu Auguste, et néanmoins nous parlons d'eux, parce que nous les connaissons, parce qu'il a été écrit

que

sur eux.

» D'accord, lui ai-je dit; mais croyez-vous que si je connaissais à Paris une personne qui eût vécu familièrement avec César et avec Auguste, je n'irais pas causer avec elle de préférence à l'étude d'un livre? Bien certainement je le ferais, et j'aurais grandement raison. »>

Cette foule de personnes étrangères à l'époque dont je parle veut donc aujourd'hui raisonner sur ce temps, ainsi que je l'ai dit plus haut, ce qui me cause de vrais maux de nerfs, non par opposition d'opinion, personne n'est plus que moi tolérante à cet égard; mais entendre conclure d'après des idées fausses et tellement erronées, que souvent le point de départ n'existe même pas, voilà ce qui me force à l'insurrection, et me porte même à n'être pas indulgente pour une différente manière de penser, parce que je ne puis admettre de bonne foi dans une semblable façon d'agir.

Nous sommes encore beaucoup ayant vécu à cette époque brillante; je fais un appel à tous ceux qui, comme moi, ont conservé un souvenir qu'ils ne craignent pas de dévoiler: qu'ils disent quel était alors l'enthousiasme de la France; qu'ils répètent à ceux qui veulent avoir la hardiesse mensongère de dire aujourd'hui que Napoléon a envahi le pouvoir, a usurpé la couronne, que l'usurpation n'existe que lorsque quelques centaines d'individus, profi

tant de la faiblesse et de la lassitude d'une nation, lui imposent un pouvoir inconnu, par la voix de misérables intrigues que l'honneur désavoue. Qu'ils disent à la génération qui succède à la nôtre, de quels cris d'amour était salué Napoléon aussitôt qu'il parcourait la France; qu'ils racontent à leurs neveux, à leurs enfans, que dans cette même Vendée, arrosée par tant de flots de sang français, cette Vendée qu'il pacifia, qu'il rendit heureuse; qu'ils racontent comment il y fut reçu lorsqu'il y passa après cette pacification... Je m'arrête, car le véritable état de la France au temps où nous sommes arrivés dans les Mémoires, devrait être rappelé ici comme motif de gloire et d'orgueil, et non pas pour être expliqué à ceux qui devraient le connaître comme moi.

Ce fut le 6 mai ( 20 germinal an x) que le sénatus-consulte organique, si important, ainsi que je viens de le dire à l'instant, avait été présenté au premier consul et qu'il y fit la réponse que j'ai rapportée. Junot, qui avait pour lui cet attachement passionné qui fait prendre avec ardeur tout ce qui a quelque rapport immédiat avec l'existence, la renommée; enfin ce qui touche l'objet aimé, soit d'amour ou de cet attachement abnégatif semblable à celui qu'il avait pour le premier consul; Junot me dit : « Il faut célébrer tout à la fois et cet événement remarquable dans la vie de mon général (car il prouve l'amour d'une grande nation), et notre reconnaissance envers le premier consul et madame Bonaparte, pour les biens dont nous sommes comblés par eux. Il faut, me dit-il, que tu demandes à madame Bonaparte de venir déjeuner dans notre maison de la rue des Champs-Elysées, et cela avant qu'elle soit arrangée. Il faut qu'elle la voie telle qu'elle est. D'ailleurs cela nous menerait trop loin s'il fallait attendre qu'elle fût meublée. Ce sera ensuite une nouvelle occasion de lui demander d'y revenir. Arrange la chose avec madame Bonaparte, je me charge d'en parler au premier consul. »

Je fus donc chez madame Bonaparte et lui présentai ma requête ; elle l'accueillit avec une extrême bonté; car, je le répète, elle était bonne et parfaite lorsque la légèreté de son caractère ne l'entraînait pas, encore n'était-ce point du tout pour nuire, puisque ce n'était jamais que pour recommander d'une manière trop générale seulement. Mais toutes les fois qu'elle pouvait, comme en ceci, obliger et être gracieuse, elle l'était avec charme. Elle accepta donc mon invitation, néanmoins ce fut sous une condition :

« En avez-vous parlé à Bonaparte?» me demanda-telle.

Je lui dis que Junot était en ce moment chez le premier consul pour le lui demander.

« Il faut attendre sa réponse, me dit-elle; car vous savez que je ne puis accepter aucune fête, aucun dîner sans la permission positive de Bonaparte.

[ocr errors]

Cela était vrai. Quelque temps auparavant j'avais été témoin d'une mercuriale très-vertement faite par le premier consul à madame Bonaparte, pour avoir été déjeuner chez une femme pour laquelle lui-même professait la plus haute estime; c'était madame Devaisnes; mais il n'en avait rien su, et cela l'avait fâché. Je crois que c'était une raison de prudence qui le faisait agir ainsi; il connaissait l'extrême facilité de madame Bonaparte à accueillir tout ce qui se présentait à elle. La chose n'était pas très-facile aux Tuileries, où personne n'allait sans y être autorisé, à l'exception de quelques vieilles têtes solliciteuses qui venaient régulièrement trois ou quatre fois par semaine apporter des placets, des demandes de préfectures, de sénatoreries, de commandemens divisionnaires, de recettes générales; enfin rien n'était oublié dans cette longue liste, si ce n'est le bon sens. Le premier consul savait que cette bonté de madame Bonaparte était tellement générale qu'elle accorderait quinze promesses sur quinze demandes, dans un dîner, un déjeuner ou bien une tête où elle se trouvait ; aussi était-il fort

« PreviousContinue »