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honorable quelle était, avait néanmoins un côté blessant par les mots qui trop souvent lui échappaient dans un premier mouvement. Son opinion émise avec la franchise d'un soldat, et d'un soldat estimant son général, et ayant la conscience de lui dire la vérité telle qu'il la voyait, son opinion était trop peu en harmonie avec les nouvelles idées de Napoléon pour ne pas semer entre eux une sorte de graine qui ne pouvait produire que de mauvais fruits. Cependant tout aurait bien été sans cette foule d'hommes au cœur méchant qui entouraient le premier consul. Parmi ceux qui étaient attachés à sa maison', je ne comptais que sur Duroc pour agir, et sur Rapp. Ensuite, pour ne pas nuire, et même pour être amis, je puis nommer Lemarrois, Lacuée, Lauriston : quant à Berthier, il pouvait être parmi les premiers, mais il était si faible!... Ensuite il y avait encore des hommes dont l'attachement pour Junot prouvait qu'ils avaient su le comprendre c'étaient Estève

et quelques autres, qui, aimant le premier consul pour lui et pour sa gloire, savaient s'unir aussi d'affection avec celui qui l'aimait avec tant de tendresse. Mais l'amitié, dans un pays comme la cour (et les Tuileries l'étaient déjà devenues), est bien faible pour résister aux envieux et aux méchans. Comme ils agissent en brisant TOUT, on ne peut jamais mesurer la distance qui sépare la victime du danger, c'est-à-dire d'eux. Ce fut ce qui arriva à Junot. Une histoire qui avait eu lieu quelque temps avant chez Garchi, à Frascati, fut renouvelée dans le souvenir du premier consul; puis envenimée et enfin présentée sous un tel jour, comme ayant frappé la personne du commandant de Paris, que Napoléon, qui au demeurant, tout grand homme

1 Je ne parle ici que de la maison militaire de Napoléon à cette époque; les amis de Junot étaient nombreux, dans l'armée surtout. Il était bon et loyal, brave, et sensible comme une femme ; ces qualités réunies ne peuvent manquer de trouver des échos d'affections dans les phalanges françaises, surtout de ce temps-là.

qu'il était, n'était pas un ange, voulant donner au général Murat le gouvernement de Paris, envoya Junot commander les grenadiers réunis à Arras. On minutait alors le sénatus-consulte qui devait décréter l'empire; je crois aussi que le premier consul ne fut pas fâché d'avoir un peu loin de lui alors tous ses anciens frères d'armes à vieilles idées républicaines. Il connaissait les hommes, et savait fort bien que le prestige aussi les gagnerait. Mais il fallait éviter le premier choc: ceci n'est qu'une pensée de moi, toutefois je crois qu'elle est juste.

Au reste, Junot chargé d'une honorable tâche, celle de former ce beau corps des grenadiers réunis, partit pour Arras dans l'hiver de 1803 à 1804. On s'attendait à un embarquement prochain, et Junot ne voulait pas m'exposer ainsi que mes enfans à une fatigue inutile. Je partis en même temps pour la Bourgogne avec ma jeune famille, pour passer le temps de l'absence de Junot dans la maison de son père et de sa mère. Mais au bout de quelques semaines ayant appris que le moment de l'embarquement était retardé indéfiniment, Junot m'envoya chercher par M. de Limoges, le mari d'une de mes amies, qui lui était attaché comme secrétaire. Je me rendis donc à Arras, où je m'établis dans la même maison où le prince de Condé avait logé. Ce fut pendant cette portion de l'année 1804 que se passèrent plusieurs événemens remarquables. Je fus privée de la vue des uns, n'étant pas à Paris à cette époque; mais aussi j'ai vu l'empereur au milieu de ses camps, parmi ses soldats, ses généraux jadis ses frères d'armes et alors ses sujets. Je l'ai vu, dominant les mers sur lesquelles voguait l'orgueilleuse Angleterre, à la vue de ses pavillons montrer à ses soldats les roches éclatantes d'Albion, et leur distribuer les récompenses d'une ancienne 1

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1 J'étais à Boulogne lorsque Napoléon, alors empereur (mais non sacré), distribua les croix de la Légion d'Honneur aux députations de toute l'armée

gloire pour en faire désirer de nouvelles. Alors l'empire était proclamé, et NAPOLÉON PREMIER régnait sur la France.

française. Ce spectacle, unique dans l'histoire du monde, sera rapporté dans les chapitres suivans. On sait que les croix remplacèrent alors les armes d'honneur déjà données.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

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