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de Vienne, où, les femmes étant souveraines, il y avait jusque dans les plus basses classes un besoin féminin d'intrigues et de prétentions agissantes. M. de Lucchesini luimême admettait ce moyen comme un des moyens prépondérans de sa diplomatie. Cela pouvait être sous Louis XIV, lorsque madame d'Harcourt contribuait à faire assurer une succession de cent couronnes 1; mais à Paris, en 1802, cela n'avait plus de cours. Quoi qu'il en soit, madame de Lucchesini, autrement la marchesina, comme nous l'appelions, se mêlait de causer de choses trop fortes il sa tête; pour était évident qu'elle était serinée, ou, pour parler plus juste, elle était perroquétisée, si l'on veut me passer le mot, et ceux qui l'ont connue le trouveront plus juste.

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C'était une bonne personne que la marchesina; mais je ne sais pourquoi elle était complétement ridicule. Il y avait en elle un composé d'airs minaudiers d'une jeune fille de seize ans qui devenaient insupportables avec un visage de quarante-cinq, une taille de cinq pieds trois pouces, et un nez de la plus respectable dimension qui ait jamais été prise pour faire une chose pareille. Ajoutez à cela que la marquise mettait un collier de velours noir, qu'elle parlait comme un enfant; disait ze, et prétendait ne pas pouvoir prononcer les r... C'était à n'y pas tenir.

« Comment! lui disait un jour un homme de beaucoup

1 Lorsque Philippe V entra dans la salle du trône, à Madrid, une des choses qui le frappa le plus fut cette représentation des cent royaumes sous sa domination. Mais on sait que ces royaumes n'étaient guère plus grands qu'une de nos belles provinces, la Bretagne par exemple. Ceux d'Amérique étaient seuls de vrais royaumes.

2 Elle avait la singulière coutume d'allonger sa paupière en frottant ses cils avec une épingle noircie à la bougie. Les femmes turques emploient le même procédé pour embellir leur regard, mais se servent de surmé. Quant à sa prononciation, je sais par moi-même et pour l'avoir entendue qu'elle prononçait très-bien les les plus ronflans quand cela Ini convenait.

d'esprit que ses petites grimaces amusaient beaucoup, comment! vous ne pouvez pas

» Je t'aimerai toujours?

dire:

- Je ne peux pas prononcer les r... répondit-elle en baissant les yeux et détournant modestement la conversation; je ne peux pas dire PARIS, il faut que je prononce Pa-is. »

« Je ne conçois pas madame Visconti, disait-elle un jour; que veut dire cette manie de se rajeunir? encore si elle le faisait d'une manière un peu vraisemblable.... Par exemple moi, si je disais que j'ai vingt-cinq ans, on ne me croirait pas. Aussi, lorsqu'on me demande mon âge, je réponds: J'ai trente ans dans trois mois et demi.

Il faut remarquer que ces deux dames étaient à peu près du même âge, c'est-à-dire que madame de Lucchesini cntrait en nourrice à l'époque où madame Visconti en sortait, et celle-ci avait, au temps dont je parle, cinquante ans lorsque madame l'ambassadrice était si avare pour elle, si généreuse pour ses amies. Mais elle était en effet bonne personne malgré ses petits travers; et, quoiqu'elle y joignit le défaut très-sérieux de se mettre horriblement mal, elle était, je le répète, bonne personne et, au demeurant, femme du monde.

Au dîner dont j'ai parlé tout à l'heure, son mari était venu sans elle. Je crois que, quelque légère qu'elle parût, bien qu'en cela il n'y eût certainement aucun calcul, je le dis sans plaisanter, elle aurait eu le sentiment qu'il allait beaucoup plus loin qu'il ne convenait dans la route qui lui était tracée à elle-même, et M. de Lucchesini n'aurait pas été aussi franc-parleur qu'il le fut ce jour-là. C'était là vraiment un curieux spectacle que cette dispute entre ces deux hommes dont l'un, le séide de Bonaparte, le blâmait de ses dispositions à régner, et l'autre, son ennemi, se réjouissait de le voir s'engager dans la route des sceptres et

des couronnes.... Sa joie semblait prévoir que ses pas s'embarrasseraient dans cette confusion de jouets et de hochets, et qu'il trébucherait contre eux!... Quoi qu'il en soit, je suis certaine que M. de Lucchesini ne fut pas tout-à-fait oublieux de cette conversation singulière. Il y a même plusieurs personnes qui croient que cette gaîté, cette franchise, ce laisser- aller, tout cela n'était que plaisanterie; moi, je ne le crois pas. M. de Lucchesini avait mille moyens de connaître la façon de penser de Junot, qui, certes, n'était pas cachée. Il est vrai que le caractère distinctif de cette diplomatie d'alors était de la finesse quintessenciée, qui bien souvent, mon Dieu! était déjouée par la plus simple des démarches, et demeurait toujours en humilité devant la diplomatie honorable, droite et loyalement faite. Quant aux pamphlets qui nous inondaient de leur venin, je crois que le premier consul était un peu injuste en attribuant autant de part à leur émission en France aux personnes du camp diplomatique du Nord. Les deux comtes de Cobentzel en étaient incapables, et cela je le certifierais au prix qu'on voudrait exiger. M. de Markoff est le seul qu'on pouvait soupçonner, ainsi que M. de Lucchesini, et encore, tous deux auraient-ils agi sans les ordres de leur gouvernement? L'empereur Alexandre, jeune alors et l'âme toute loyale, comme elle l'est au matin de la vie, commençait, malgré l'orage qui gronda peu de temps après, à ressentir cette admiration qui amena l'amitié du Niémen. Elle ne le faisait pas aimer Napoléon, en 1802; mais l'âme qui admire n'est jamais susceptible d'une lâche et basse action. Je crois que ces journaux écrits à l'avance, ces pamphlets, ces libelles aux pages injurieuses, aux invectives personnellement adressées au premier consul et à sa famille, étaient surtout colportés par beaucoup de ces étrangers qui venaient nous demander des plaisirs et nous apportaient la discorde. Le premier consul n'a jamais pu savoir la vérité tout entière de cette manœuvre d'iniquité; cependant bien des faits au

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raient dû mettre sur la voie. Deux cents exemplaires de ces écrits diaboliques furent saisis dans le boudoir d'une jeune et jolie femme, dans l'appartement de laquelle on n'aurait dû trouver que des romans, des fleurs et des billets doux. Le premier consul riait en apprenant ces choses, mais son rire était amer.

CHAPITRE V.

Les bains publics de Paris sous le consulat. quet mystérieux. Plaie de pamphlets.

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Alcandre. - Libelles à la main. Bonaparte, Junot et Bussy-Rabutin. La fille des bains d'Albert.-Papiers à mon adresse et interrogatoire.Le commissionnaire inconnu.-Récit de mon aventure à Junot.-Fausses conjectures et ma mère soupçonnée.

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Pamphlets envoyés à ma mère et brûlés par elle. Junot rassuré. Lettres de mon frère et remarquable coïncidence.-Conversation curieuse entre Junot et le premier consul.La lettre de mon frère présentée à Bonaparte.-Défiances de Napoléon à l'égard de ma mère.-Madame Guéhéneuc et madame Hulot.-M. d'Orsay défendu par Junot.—Scène dramatique dans le cabinet de Napoléon.-Souvenir d'une blessure et le premier consul pâlissant.-Napoléon énumérant ses vrais amis.-Junot, Duroc, Rapp, Lannes, Marmont, Berthier, Bessières, Eugène et Lemarrois. Rapp grondant Bonaparte. ami. Ma mère malade, et vif intérêt du premier consul. visart, Desgenettes et Yvan. - Anecdotes de l'armée d'Italie.

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Mon vieil MM. Cor

PEU de temps après ce que je viens de raconter, voici ce qui m'arriva à moi-même.

L'élégance reprenait partout ses droits; cependant elle était loin d'être complète, surtout dans ce qui concernait l'intérieur de nos maisons. Par exemple, pour avoir une salle de bains, il fallait presque toujours la faire construire dans l'hôtel que l'on achetait; il n'était donc pas du tout extraordinaire de voir les femmes les plus élégantes aller aux bains de Tivoli, aux bains d'Albert, et même aux

1 Les bains d'Albert n'existent plus. Ils étaient situés dans une belle maison du quai d'Orsay, là où se voit aujourd'hui la caserne du prince Engène. (Je lui donne son premier nom, je ne lui en sais pas d'autres.)

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