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ou si des directions générales divergentes lui sont laissées (à cause du besoin nécessaire à l'esprit humain d'en avoir une, bien ou mal fondée), si la négation et l'affirmation sur toute chose demeurent en présence, et si en même tems, et par une conséquence nécessaire, la connaissance humaine reste brisée en mille fragmens, comment voulez-vous qu'il n'y ait pas anarchie et douleur?

Anarchie de la société, anarchie de chaque homme dans le fond de son cœur, voilà notre époque.

Le progrès que la société a à faire aujourd'hui n'est donc pas de faire telle ou telle découverte partielle dans la science, de produire telle ou telle œuvre d'art qui nous distraye un instant, d'amener en politique tel ou tel événement d'une importance secondaire. Toutes ces choses partielles sont bonnes, en tant qu'elles s'acheminent vers le but général ; mais le but de la politique, de la science et de l'art, c'est de proclamer des vérités liées qui mettent de l'harmonie dans l'âme humaine.

Cette harmonie dans l'homme, et par conséquent dans la société, résultera d'une histoire de la nature et d'une histoire de l'humanité (voilà la science), d'une politique et d'un art, qui tous concourront et convergeront aux mêmes solutions morales.

Et qu'on ne dise pas que ce sont là des utopies et des rêves. Il ne se fait rien aujourd'hui qui ne tende directement ou indirectement à ce but. Les travaux en apparence les plus fragmentaires apportent leur tribut à cette grande synthèse, œuvre imposée et réservée au dix-neuvième siècle, aussi évidemment. qu'il est évident que l'œuvre du dix-huitième siècle, dont beaucoup de travaux aussi durent paraître isolés et fragmentaires à ceux qui les considéraient ou les exécutaient, fut de détruire de fond en comble la synthèse chrétienne.

Nous nous proposons dans cet article, et dans d'autres qui en seront la suite, de montrer comment ce grand progrès s'accomplit aujourd'hui chez les politiques, chez les savans et chez les artistes, c'est-à-dire dans le domaine tout entier de l'esprit humain. Puis

après avoir montré comment la NOUVELLE SYNTHÈSE se fait aujourd'hui par la politique, la science et l'art, nous prendrons l'ANCIENNE SYNTHÈSE, c'est-à-dire le christianisme, et nous examinerons s'il est possible de supposer que la connaissance humaine formulée il y a deux mille ans puisse redevenir le centre de formation de la religion nouvelle de l'humanité, et si, au contraire, les trois siècles qui ont produit la réforme, la philosophie, la révolution, et détruit le christianisme, n'ont pas en eux dès à présent la semence de l'avenir religieux.

Avant d'entrer en matière, et pour bien préciser l'ensemble des idées que nous nous proposons d'exposer, voici les deux critiques ou les deux objections qui nous sont faites :

1° Qu'avez-vous besoin, nous dit-on, de soulever des questions religieuses? ce n'est pas là qu'est la plaie du siècle.

20 Pourquoi êtes-vous hostiles au christianisme? quand même il serait démontré que la société a un avenir religieux, que savez-vous si le christianisme, en se transformant, en s'expliquant, en se régénérant, ne sera pas le centre de formation de la religion de l'avenir?

C'est à ces deux objections que nous allons répondre.

Nous répondrons d'abord à la première; et pour cela nous examinerons successivement l'état de la politique, de la science, et de l'art à l'époque présente, et nous démontrerons qu'il est impossible de traiter un peu profondément de la politique, de la science, et de l'art, sans toucher par la même aux plus hautes questions religieuses.

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I. Commençons par déclarer que nous mettons de côté, comme ne méritant pas une discussion sérieuse, cette opinion qui a surgi tout à coup dans l'école saint-simonienne,

et qui a pris quelque faveur, même en dehors d'elle, auprès d'un petit nombre d'esprits, que la société moderne attend un messie, que la loi nouvelle sera donnée par un homme qui, réunissant, soit pendant sa vie, soit après sa mort, quelques disciples, et se plaçant avec eux ou les incitant par la puissance de ses idées à se placer en dehors de la grande société, formera ainsi une petite société modèle, laquelle, par l'effet de sa supériorité, finira par transformer et s'assimiler la grande société. Un tel homme est un législateur tombé d'en haut, un messie, un révélateur. Dans l'antiquité, il y avait lieu à de tels phénomènes. Ainsi on conçoit que Moïse, nourri de toute la science égyptienne, ait pu donner à un petit peuple abruti par l'esclavage, la misère et l'ignorance, un code et une organisation complète. Cependant il serait infiniment plus vrai de dire que toutes les législations anciennes et toutes les religions ont toujours été l'œuvre d'un ou de plusieurs siècles et des efforts d'une infinité d'hommes, une résultante en un mot de toutes les tendances de l'esprit humain arrivé à un certain point de son développement. Cela est vrai du mosaïsme et du christianisme, comme du brahmanisme, du bouddhisme, du jupitérisme, etc. Mais l'antiquité, par l'effet de la division des peuples et des barrières qui séparaient spirituellement et matériellement les hommes, et par la difficulté d'une histoire circonstanciée et complète, arrivait toujours et devait nécessairement arriver à tout rapporter à des types. De même que la Grèce a créé les types de ses demi-dieux, et a attribué à un seul Hercule les travaux de tous ses Hercules, au seul Orphée les travaux et la tradition de tous les anciens. hierophantes, à Homère tous ses chants primitifs; ainsi, sans même parler de la part que l'Égypte a à réclamer dans la législation de Moïse, la plus simple critique démontre que les Juifs ont attribué à Moïse des ouvrages qui ne lui appartenaient pas ; en sorte que rien ne prouve que Moïse, quelque grand qu'il ait été par lui-même, ne soit pas, à beaucoup d'égards, un type que la tradition et la politique ont élevé et grandi, comme les

Romains ont fait pour Romulus et Numa, dont tout, jusqu'à leurs noms, paraît aujourd'hui fabuleux et emblématique (1). Et de même le christianisme, sorti de l'Orient par l'essénianisme, le platonisme, le pythagorisme, et par bien d'autres sources encore, et élaboré par tous les efforts réunis de l'intelligence pendant trois siècles, a cependant tout attribué, tout rapporté au type de Jésus, avec d'autant plus d'ardeur et de soumission. que sa tendance théologique et la nature même de ses idées constitutives le conduisaient nécessairement au dogme d'un rédempteur.

Mais dans les tems modernes, et surtout depuis l'époque d'émancipation de la pensée que l'on a justement caractérisée par le fait de la substitution de la parole écrite à la parole parlée (2), il n'y a plus lieu à de tels phénomènes. De même qu'aujourd'hui en Europe une invasion d'un peuple par un autre et une occupation du sol à la manière des conquêtes anciennes, est impossible, parce que le sol tout entier est aujourd'hui occupé; de même il n'y a plus lieu à cette espèce de conquête de l'espèce tout entière par un seul homme, parce que le sol de l'esprit, si l'on peut parler ainsi, est occupé par une multitude d'hommes, et est, surtout depuis la découverte de l'imprimerie, à la disposition de tous. Le législateur antique pouvait avoir, ou pa

(1) Dès le dix-septième siècle, le savant médecin Hecquet faisait un ouvrage pour prouver que les livres bibliques attribués à Moïse, et qui sont la source primitive de toute l'antiquité juive et chrétienne, portent matériellement la trace de chroniques différentes et de diverses époques, réunies et compilées. Un horame qui précède de loin toute la critique du dix-huitième siècle, et qui, dès l'entrée de la carrière, la dépasse d'une prodigieuse hauteur, en même tems qu'il a ouvert une nouvelle route à l'esprit humain, Spinosa, fut conduit à traiter, avec son génie philosophique et son érudition spéciale', le même sujet, dans un chapitre de son Tractatus theologico-politicus. C'est sa critique que Volney a reproduite, avec des développemens qui lui sont propres, dans ses Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne.

(2) Fabre-d'Olivet, M. Ballanche.

raître avoir, sur tous et à tous égards, une supériorité marquée: aujourd'hui la chose n'est plus possible, et ce mot est très-profond qui dit que personne n'a plus d'esprit que tout le monde.

Le législateur, comme on l'entendait dans l'antiquité, est désormais remplacé par ce qu'on appelle abstraitement la presse, l'opinion publique, c'est-à-dire par les efforts et les travaux de tous ceux qui cultivent leur raison, et particulièrement de tous ceux qui sentent la charité dans leur cœur, et chez qui l'amour du progrès dans toutes les directions échauffe et féconde l'intelligence. Ces hommes se divisent en deux classes: ceux qui exposent les idées à l'état d'idées pures, et ceux qui les font passer dans la réalité et dans la loi. Les premiers sont les inspirateurs, les préparateurs, les devanciers; les seconds sont les metteurs en œuvre, les exécutans. Les uns répondent à ce que dans l'antiquité religieuse on appelait les prophètes; les autres font plus particulièrement l'œuvre des législateurs et des conciles. Mais soit qu'on considère la production de l'idée ou sa réalisation, le sentiment ou l'acte, l'inspiration ou le résultat, toujours est-il que l'on arrive à la multiplicité là où l'antiquité arrivait nécessairement à l'unité. Il n'y a pas un seul Messie, il y a simultanément plusieurs hommes qui réalisent partiellement, jamais complétement, ce type; et de plus il y a en même tems une multitude de penseurs et d'artistes qui se rapprochent de ce type par quelque côté, tout en en restant à une distance immense par le plus grand nombre de faces. De même il n'y a pas, il ne peut plus y avoir un législateur unique, un Ménou, un Bouddha, un Orphée, un Moyse, un Jésus-Christ, ni même un Solon, un Lycurgue, un Numa, ou un Dracon. Le législateur des tems modernes ne peut être que la représentation du peuple. Ainsi, pour ne considérer que le dix-huitième siècle et la révolution, qui en fut la pratique, on a d'un côté Voltaire, Diderot, Jean-Jacques Rousseau, et avec eux une grande foule d'écrivains d'un rang inférieur, de l'autre Mirabeau, Danton, Robespierre, l'Assemblée Constituante et la Convention. Napoléon lui-même, pour qui comprend et sa gran

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