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possédant sur la terre un troupeau d'hommes et une étendue de pays, imposant (de par sa volonté, la loi et les sbires), à la société qu'il fait valoir à son seul profit, les doctrines et les croyances qu'il juge les plus favorables à son intérêt de propriétaire; prélevant, sur les biens dont il octroie la jouissance à ses sujets, la part qui lui convient, sans autre motif sinon qu'elle lui convient; voulant conserver en leur entier ces avantages palpables, et d'ailleurs fermer toutes les bouches à la plainte, toutes les intelligences à la pensée, tous les cœurs à la vie de l'homme libre; et menaçant les dissidens et les rebelles de l'excommunication et du knout, de l'exil en Sibérie dans ce monde, et de l'enfer dans l'autre.

Aussi l'Encyclique est-elle nette et précise dans la condamnation des doctrines qui ébranlent la fidélité et la soumission dues aux puissances, et qui allument partout les flambeaux de la révolte.

L'entendez-vous, évêques d'Irlande, vous devriez maudire le grand Agitateur, qui, en vous affranchissant de l'humiliante et mortelle oppression de l'Église établie, pour vous rendre l'indépendance civile et religieuse de vos pères, ne vous apporte au fond que la servitude sous le masque de la liberté.

Évêques de Pologne, on vous l'ordonne pour la seconde fois, prêchez la soumission inviolable à votre magnanime empereur, aux Russes qui, après avoir égorgé les pères, enlèvent les enfans pour les courber à la suprématie ecclésiastique de Nicolas.

Prêtres belges, hâtez-vous de répudier ceux qui, tout enflammes de l'ardeur immodérée d'une liberté audacieuse, s'appliquent de toutes leurs forces à ébranler et renverser tous les droits des puissances: car ce sont ceux-là qui vous ont aidés à vous soustraire au droit de Guillaume de vous façonner à sa main, de faire de vous, par son enseignement monopolisé, des catholiques dociles, de serviles quasi-protestans.

Après cela, que ces puissances laissent au pape quelques croyans plus ou moins tolérés, ou même qu'il ne lui en reste plus du tout; peu importe. Il y aura toujours et partout des sujets obéissans qui paieront et ne murmureront pas : c'est là le principal; on ne veut que cela. Car le mot de ralliement désormais sera, non pas Dieu et la liberté ! mais Dieu pour tuer la liberté, et puis l'esclavage même sans Dieu.

Elle doit en avoir exulté de joie, la Russie qui, il y a peu d'années, se serait résignée même à rendre l'Italie libre pour y substituer son influence à la domination de l'Autriche, et qui aujourd'hui trace au Vatican les manifestes du despotisme destinés à reparquer les peuples de l'Europe; la Russie, qui date de SainteMarie-Majeure les anathèmes qu'elle lance contre la pensée et la dignité humaine, l'arrêt de mort qu'elle espère faire exécuter sur le catholicisme libérateur des peuples, après avoir fait prononcer par le catholicisme servile des rois l'arrêt de mort contre le plus formidable des catholiques défenseurs de la liberté.

Mais, comme tant d'autres, cette entreprise contre les droits. imprescriptibles de l'homme, ses droits nécessairement déterminés par sa nature et la place qu'elle lui a assignée dans la création, ses droits, conséquences directes des lois éternelles et des devoirs qu'elles lui imposent, cette entreprise sera vaine. Tout en baissant la tête sous la main qui prétend arrêter le monde, nouveau Galilée, vous vous dites à vous-mêmes : Et pourtant il marche!... Oui, Monsieur, il marche, et malheur à la papauté monarchique, si elle reste en arrière de ce mouvement progressif! Les peuples font des pas gigantesques : ils ont pour eux la justice et la raison. Les rois n'ont pour leur réussite que la force brutale; et encore est-ce aux peuples abusés qu'ils doivent l'emprunter pour la tourner contre eux. Mais les peuples s'éclairent; tous les jours la justice et la raison sont mieux comprises, et comprises par un plus grand nombre d'hommes. Bientôt les rois demeurerout seuls. Une fois la question sociale bien posée et bien sentie par

tous, ce ne sera plus une question; et alors le catholicisme, à moins qu'il n'ait quitté les rangs de l'arbitraire, à moins que, dépouillé de ses liens terrestres, de ses intérêts temporels, de ses états, de son trône à clous dorés, il ne se soit fait peuple avec le peuple, homme avec les hommes, tombera et ne se relèvera plus.

Il lui arrivera précisément ce qu'à la naissance du christianisme il arriva au vieil empire romain: ni ses soldats, ni ses bourreaux, ni ses lois, ni ses aristocraties, ni ses trésors, ni même plusieurs millions d'hommes qui croyaient en lui comme en une religion, ne purent l'empêcher de céder devant le progrès d'un nouvel ordre social. Au nom de la liberté et de l'égalité devant Dieu, les chrétiens annoncèrent une idée juste et vraie, que bientôt bourreaux et soldats, aristocratie et peuples, embrassèrent avec enthousiasme, et qui, aujourd'hui qu'elle descend du ciel pour conquérir la terre, fera également fléchir tout genou devant elle. Vous ne le contesterez pas, Monsieur; si Néron avait pu réaliser le despotisme intellectuel tel que Nicolas de Russie et Grégoire XVI le rêvent, il n'y aurait pas en ce moment un autocrate à Saint-Pétersbourg qui conspirerait avec le pape de Rome l'asservissement des chrétiens.

Je fais des vœux, Monsieur, pour que vous croyiez bientôt pouvoir rompre le silence, et rendre à votre parti stupéfié et découragé par la sentence pontificale l'espoir et la direction dont, dans les circonstances actuelles, il a un si grand besoin. J'ai cru utile, en attendant, de relever les conséquences qu'entraînerait la défection des catholiques, surtout dans l'intérêt de ceux de mon pays, sans l'aide desquels la révolution belge ne se serait pas faite, qui ne l'ont faite qu'au moyen des vérités que vous leur aviez inculquées, dont quelques-uns ont déshonoré, il est vrai, et perdu moralement cette révolution par leur défaut de désintéressement et d'énergie, mais qui seuls peuvent la sauver encore, et dont l'abandon la jetterait sans défense en proie à la

direction et à l'exploitation de quelque familier de la grande conjuration des rois, soit Guillaume, soit Léopold, soit tout

autre.

Permettez-moi, Monsieur, de m'honorer ici du titre que vous m'avez permis de prendre, de votre admirateur et de votre ami.

DE POTTER.

TOME LV. SEPTEMBRE 1832.

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SCIENCES.

TRAVAUX MATHÉMATIQUES D'ÉVARISTE GALOIS.

La connaissance des mathématiques transcendantes étant aujourd'hui le partage d'un petit nombre d'esprits seulement, la lettre suivante n'est sans doute pas destinée à être entièrement comprise de tous nos lecteurs; elle a droit cependant à être contemplée par tous avec un sentiment de respect et de piété. GALOIS, appelé à l'improviste par la mort, et ne voulant point emporter avec lui dans la tombe le secret de ses travaux, consacra la dernière heure de sa vie à ce résumé de ses calculs analytiques, faisant taire ainsi par une admirable force de raison toutes les passions qui, à cette heure suprême, venaient assaillir son ame ardente, et, comme le géomètre de Syracuse, oubliant la menace et le voisinage de la mort pour méditer sur la recherche des vérités absolues. Que l'on compare cette lettre d'analyse, calme et impassible comme la correspondance mathématique de Leibnitz ou de Bernoulli, avec les deux lettres d'adieu que nous rapportons à la suite de cet article (1); que l'on songe que tout cela est écrit dans la même heure, avec la même plume, sous le même regard de la destinée; et que l'on se demande alors s'il n'y a pas, dans ces pages rapides, où les idées se hâtent et se précisent en de courtes phrases et de brèves formules, un caractère de grandeur d'ame et de grandeur de raison unique peut-être dans les annales de la science. Ces pages sont le legs sacré d'un génie qui, se sentant mourir avant d'avoir achevé sa tâche, se tourne en mou

(1) Voyez la Notice nécrologique à la fin de ce numéro.

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