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MUSIQUE.

L'ÉGLISE ET L'OPÉRA.

Il y a quelques années en France, quand on voulait désigner les grands génies qui ont illustré l'art musical, on nommait Mozart, Gluck, Rossini, Beethoven; quelques-uns, fidèles à leurs souvenirs d'enfance, se hasardaient à citer à la suite Grétry, voire même Dalayrac: mais sauf quelques artistes distingués, quelques professeurs érudits, quelques amateurs d'élite, personne ne se fût avisé de songer à Handel, à Palestrina, ni en général à aucun des compositeurs sacrés; et si le nom de Chérubini ou de Lesueur venait à être prononcé, on saluait en eux les auteurs des Deux Journées ou de la Caverne; quant à leurs messes, à leur musique de chapelle, on avait bien entendu parler de quelque chose de semblable, mais la connaissance en était réservée à un petit nombre d'initiés. Le discrédit et le précaire où la révolution française avait laissé tout ce qui tenait au culte chrétien avait interdit depuis long-tems à toutes les églises l'exécution des morceaux de ce genre, et peut-être n'y avait-il en France que la chapelle impériale, plus tard conservée par les Bourbons, qui pût réunir un nombre suffisant de talens pour rendre ces grandes compositions; cette enceinte étroite n'étant d'ailleurs ouverte qu'à un public rare et privilégié, le goût et la tradition de la musique sacrée devait promptement se perdre, quand même des raisons plus élevées et plus péremptoires n'eussent pas concouru au même résultat. Depuis la restauration, un homme pro

fondément instruit, passionné pour l'art musical, et particulièrement épris des beautés de l'ancienne musique sacrée, M. Choron, entreprit de raviver en France des études et des admirations éteintes. Après de grandes difficultés, il parvint à fonder son institution de musique religieuse, à rassembler des élèves, à recruter des voix ; il forma, instruisit, disciplina des chœurs nombreux et puissans, et réussit, chose bien plus difficile, à pénétrer ces enfans de l'esprit essentiellement religieux de ces compositions, à faire en un mot de son institution une sorte de sanctuaire où se conservaient précieusement le parfum des anciennes traditions et le sentiment des anciennes beautés. Grâce à lui, les amateurs éclairés purent faire connaissance avec les œuvres jusque-là ignorées des vieux maîtres, rajeunies après un long oubli par une admirable exécution. Des oratorios, des motets, des psaumes, des portions de messes, furent entendus à Paris, et le nom de Handel, de Palestrina, de Marcello, fut recommandé aux Parisiens par le charme de leurs propres souvenirs. Ce fut une véritable résurrection, et bien que nous ne soyons pas de ceux qui cherchent à exhumer du passé de quoi rajeunir le présent, nous regrettons vivement que M. Choron n'ait pas pu continuer ses concerts; leur suspension a été une perte sentie de tous les amis des arts.

L'érudition passionnée de M. Choron lui avait fait retrouver dans la poussière des bibliothèques des morceaux qui, par l'élévation de la pensée et le caractère de l'inspiration, pouvaient soutenir la comparaison avec les productions brillantes et riches d'invention de l'art moderne. Aussi je m'étonne toujours qu'on en soit resté la, et que, remontant plus haut dans les fastes de

l'art chrétien, on n'ait pas encore réhabilité par une belle exécu

tion les beautés naïves et sublimes qui gisent enfouies dans le missel de nos églises, et qui, chaque jour, prostituées et défigurées par la stupidité barbare des virtuoses de lutrin, sont entièrement déconsidérées près des musiciens et ne sont généralement regardées que comme d'insipides psalmodies. Pour moi, je le déclare

ici, à mes risques et périls, dussé-je par la ruiner ma réputation auprès de tous les dilettanti, il est peu de dimanches dans l'année où nos églises ne retentissent de chants qui, sous plusieurs rapports, peuvent soutenir la comparaison avec les morceaux du style le plus élevé que le Conservatoire ou l'Opéra nous aient fait entendre. Si ces beautés sont généralement ignorées ou méconnues, si des hommes heureusement doués y demeurent insensi- . bles, c'est qu'il ne suffit pas pour les comprendre d'une organisation musicale et d'un goût exercé, il est encore une autre condition sans laquelle pareille musique ne saurait vous toucher, il faut retrouver au fond de son ame au moins quelques vestiges de la foi chrétienne. Là est tout le secret; car il est inutile, bien entendu, de chercher dans des productions qui datent de l'enfance de l'art des combinaisons savantes, de grands effets d'harmonie ; on ne peut pas même espérer, par compensation, de ces exécutions éblouissantes auxquelles bien des auteurs de nos jours ont de si grandes obligations. -Si l'on proposait à un musicien d'écrire un morceau sans accompagnement, de n'employer ni rhythme ni modulations, d'en confier l'exécution à la voix ranque et martelée d'un chantre de paroisse; si de plus on lui demandait de faire du sublime à de pareilles conditions, où est l'artiste qui accepterait la gageure? C'est là pourtant ce que sont parvenus à réaliser de pauvres moines dont le nom ne nous est pas même resté, mais chez lesquels la foi, la piété a pu faire ce que le génie n'oserait tenter. Mais aussi, pour les comprendre, s'il n'est pas besoin d'être plus savant qu'eux, il faut du moins prêter à leurs accens une oreille attentive, une ame recueillie, un cœur disposé à la prière, il faut, ne fût-ce que pour un moment, partager leurs convictions naïves.

Venez, entrez dans cette église tapissée de noir, un catafalque est au milieu, couronné de cierges enflammés; un prêtre en surplis et en étole murmure à voix basse un funèbre De profundis. Ceci n'est point une représentation de théâtre : songez qu'une ame chrétienne a quitté son enveloppe terrestre; songez qu'à

l'heure qu'il est, elle a déjà comparu devant le souverain juge, et que tandis que vous implorez en sa faveur l'intercession du rédempteur des hommes, le châtiment ou la récompense est déjà prononcé, prononcé pour l'éternité; songez à vous-même, à ce jour terrible où votre propre destinée s'éclipsera pour tous derrière le voile mystérieux de la mort; songez à ce jour redoutable, le dernier des jours où tous les cœurs seront dévoilés, où les mondes consumés disparaîtront, où les tems et les lieux viendront se confondre et s'abîmer dans l'éternelle immobilité de l'infini; maintenant écoutez :

Dies iræ, dies illa

Solvet seclum in favillà

Teste David cum sybillȧ.

Comprenez-vous maintenant cette lugubre complainte, solennelle et monotone comme l'éternité, et qu'on dirait chantée par le dernier des humains sur les décombres de l'univers. Tout à coup au verset suivant la voix éclate et s'élève; la fatale trompette a sonné grand Dieu, qui osera comparaître devant ta face! qui pourra porter tes jugemens! Puis le mot de miséricorde est prononcé, et l'hymne reprend son allure de recueillement solennel et de tremblement religieux.

:

Je le dis en vérité, je suis encore à chercher une inspiration plus gigantesque, une lamentation plus désolée, une prophétie d'anéantissement plus attérante que celle-là. Croyez un moment et vous serez épouvanté. Ce n'est pas seulement une sensation fugitive, une surprise de l'imagination; non, c'est la première rêverie de votre enfance, le remords du premier péché, les terreurs et les joies austères du confessionnal, et puis cette longue et rêveuse échappée vers les régions mystérieuses de la peine et de la récompense; c'est tout cela, c'est votre vie tout entière, prévision et souvenir, qui s'accumule et se condense dans une seule impression. Que l'artiste est puissant quand il peut dans l'ame humaine faire vibrer de pareilles cordes? quand il est sûr d'ébran

ler et de mettre en jeu, non pas ce superflu de sensibilité qu'on met en réserve pour la distraction, mais ce qu'il y a de plus intime, de plus sérieux, de plus imposant dans la vie; quand luimême, au lieu de s'éprendre artificiellement d'un sujet de fantaisie, il peut, sûr d'être senti de tous, jeter toute son ame dans un cri de joie, de terreur, dans une prière ardente ou une menaçante prophétie. C'est là vraiment le secret des beautés inouïes qui se rencontrent dans les chants d'église, dont l'expression sublime déborde de toutes parts une forme nue, arriérée, mais devenue en quelque sorte imperceptible sous les flots de poésie dont elle est comme recouverte. On dirait un ange, un de ces purs esprits, suaves créations de l'imagination orientale, qui, pour se communiquer aux humains, condescendent quelquefois à se revêtir de leur forme, mais dont la nature éthérée rayonne et perce toujours à travers cette grossière enveloppe.

J'ai parlé du Dies ira, je pourrais parcourir un livre d'église et citer nombre d'hymnes, de proses, comme par exemple dans l'Avent le Rorate cœli, dans le Carême le Vexilla regis et le Stabat mater que, pour le dire en passant, j'estime au moins à l'égal de celui de Pergolèse; les litanies de la Vierge; à la messe du Saint-Sacrement le Cessant figuræ; la Passion chantée le Vendredi-Saint, récitatif admirable de mouvement et toujours d'expression; car, dans tous ces morceaux, c'est l'expression, le sentiment qui domine; peu ou point d'art, mais un épanchement plein, abondant, souvent tendre et navré, toujours majestueux, toujours une pureté, une élévation qui porte à la prière et conduit à l'extase.

Je sais que beaucoup, qui n'ont peut-être jamais mis le pied dans une église pour prier, qui n'ont jamais ressenti dans leur cœur la pieuse ferveur de la foi, riront de mon enthousiasme et de mon admiration; mais je dois leur dire que depuis sept ans j'ai manqué peu de représentations au Théâtre-Italien, que j'ai suivi assiduement les concerts du Conservatoire, que Beethoven m'a donné la fièvre de plaisir, que Rossini m'a remué jusqu'au

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