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qui ne peut s'exercer qu'en levant une vanne, circonstance qui ne l'empêche pas d'être continue. L'analogie est plus grande encore avec la servitude de vue, que la loi déclare continue bien qu'elle semble ne pouvoir s'exercer que moyennant le fait actuel de l'homme, sans doute parce que la fenêtre par laquelle elle s'exerce est une menace continuelle pour le voisin, qui peut toujours craindre qu'elle donne passage à quelque regard indiscret. N'en est-il pas absolument de même de la servitude d'évier? L'eau ne coule pas toujours, soit; mais il y a là le tuyau de conduite, qui est une menace permanente pour le voisin, de même que la fenêtre. De plus, les traces indélébiles que la servitude d'évier laisse ordinairement sur le sol, et les miasmes dont elle empeste l'air, offrent bien le caractère de la continuité. A ce double point de vue, il est rigoureusement exact de dire que l'exercice de la servitude survit au fait actuel de l'homme. Si l'on ajoute que l'article 688 attribue dans les termes les plus généraux aux ÉGOUTS le caractère de servitudes continues, et que les servitudes discontinues ont été déclarées insusceptibles de s'établir par la prescription parce qu'on peut considérer le voisin qui les subit comme accomplissant un acte de pure tolérance (infra, no 1355), on pensera peut-être qu'il est difficile de se ranger sur ce point à l'avis de la Cour suprême. La doctrine est divisée sur cette question. 1349. Servitudes apparentes; servitudes non apparentes.— Art 689. « Les servitudes sont apparentes, ou non apparentes. Les ser> vitudes apparentes sont celles qui s'annoncent par des ouvrages exté» rieurs, tels qu'une porte, une fenêtre, un aqueduc. Les servitudes non » apparentes sont celles qui n'ont pas de signe extérieur de leur existence, > comme par exemple la prohibition de bâtir sur un fonds ou de ne bâtir » qu'à une hauteur déterminée ». Notons tout de suite que la partie finale de l'article est mal rédigée. Au lieu de dire « la prohibition... de ne bâtir qu'à une hauteur déterminée », il aurait fallu dire la prohibition de bâtir au-delà d'une hauteur déterminée. Il s'agit de la servitude altius non tollendi. Comme toutes les servitudes négatives, elle n'est pas apparente parce qu'aucun signe visible ne trahit son existence.

Une même servitude peut être, tantôt apparente, tantôt non apparente. Ainsi la servitude d'aqueduc, qui s'exerce par des tuyaux placés à la surface du sol, est apparente, tandis que celle qui s'exerce par des tuyaux souterrains est non apparente. De même, la servitude de passage sera apparente si son existence est dénoncée par un chemin empierré ou par une porte, tandis qu'elle sera non apparente si aucun sigue extérieur ne trahit son existence.

1350. L'alliance des deux dernières divisions que nous venons d'indiquer peut amener les quatre combinaisons suivantes :

1o Servitudes continues et apparentes. Exemples: servitudes de vue, d'égout des toits.

2° Servitudes continues non apparentes. Exemples: servitudes d'aqueduc souterrain, servitude altius non tollendi.

3° Servitudes discontinues apparentes. Exemple: servitude de passage s'annonçant par un chemin macadamisé.

4° Servitudes discontinues non apparentes. Exemples: servitude de pacage, d'abreuvage.

1351. Servitudes positives, servitudes négatives. Nous ne ferons qu'indiquer cette distinction, qui n'est pas formulée par le Code civil. La servitude positive est celle qui donne au propriétaire du fonds dominant le droit de faire quelque chose, par exemple de passer sur le fonds servant; la servitude négative, celle qui lui permet seulement d'exiger que le propriétaire du fonds servant s'abstienne de certains actes qu'il aurait le droit d'accomplir en l'absence de la servitude, par exemple de bâtir.

SECTION II

COMMENT S'ÉTABLISSENT LES SERVITUDES

1352. Les servitudes s'établissent: 1° par titre; 2° par prescription; 3o par la destination du père de famille.

I. Du titre.

1353. « Les servitudes continues et apparentes s'acquièrent par titre ou » par la possession de trente ans » (art. 690).

« Les servitudes continues non apparentes, et les servitudes discontinues, » apparentes ou non apparentes, ne peuvent s'établir que par titre (art. 691, 1er alin.).

La loi désigne ici sous le nom de titre le fait juridique (contrat ou testament) qui donne naissance à la servitude. Ailleurs elle emploie quelquefois cette même expression pour désigner l'acte écrit qui constate ce fait juridique, notamment dans l'article 695. Un acte écrit est toujours nécessaire, quand la servitude est établie à titre gratuit, soit par testament (arg., art, 969), soit par donation entre-vifs (arg., art. 931); et dans la pratique les parties en dressent presque toujours un quand la servitude est constituée à titre onéreux, par vente par exemple, bien qu'alors il ne soit pas indispensable, au moins entre les parties.

Toute servitude quelle qu'elle soit, continue ou discontinue, apparente ou non apparente, positive ou négative, peut être établie par titre.

Aux termes de l'article 695: « Le titre constitutif de la servitude, à l'égard de celles » qui ne peuvent s'acquérir par la prescription, ne peut être remplacé que par un titre » récognitif de la servitude, et émané du propriétaire du fonds asservi. »

On appelle titre récognitif un nouvel acte écrit, destiné à en remplacer un autre anciennement rédigé. Le propriétaire du fonds dominant devra se procurer un titre récognitif de la servitude, lorsque le titre constitutif aura été perdu ou détruit. Si le propriétaire du fonds assujetti refuse de le délivier, il pourra y être contraint judiciairement. Du moins le juge, devant lequel il sera assigné en reconnaissance de la servitude, pourra, s'il refuse de le fournir, rendre un jugement qui on tiendra lieu.

Pour pouvoir tenir lieu du titre primordial, le titre récognitif de la servitude n'apas besoin de satisfaire aux conditions exigées par l'article 4337. Il est de jurisprudence que l'article 695 se suffit à lui-même, et que les dispositions de l'article 1337 ne se réfèrent qu'aux obligations.

La constitution de servitude, au moins quand elle est faite par acte entrevifs, ne devient opposable aux tiers que par la transcription du titre constitutif (art. 1 et art. 2, al. 1er de la loi du 23 mars 1855).

II. De la prescription.

1354. « Les servitudes continues et apparentes s'acquièrent par titre » ou par la possession de trente ans » (art. 690).

Le délai exigé pour acquérir une servitude par la prescription est toujours de trente ans, et il n'y aurait pas lieu d'appliquer à notre matière l'article 2265 du Code civil, aux termes duquel on peut prescrire par dix à vingt ans, quand on a juste titre et bonne foi.

Pour soutenir que les servitudes peuvent s'établir par la prescription de dix à vingt ans, on a dit que les servitudes sont des immeubles (art. 526), et que l'article 2265 s'applique d'une façon générale à tous les cas où l'on possède l'immeuble d'autrui avec juste titre et bonne foi. Mais l'article 2264 nous dit que les règles de la prescription, relatives à des objets autres que ceux mentionnés dans le titre de la prescription, sont déterminées dans les titres qui leur sont propres. Or l'article 690 indique les règles de la prescription en ce qui concerne les servitudes, c'est donc à lui seul qu'il faut se référer. Comme il nous parle de l'acquisition des servitudes, non pas par la prescription en général, mais par la possession de trente ans, il faut en conclure qu'il exclut l'usucapion par dix à vingt ans de l'article 2265. Cette solution est confirmée par ces paroles de Malleville : « A l'égard des servitudes, le Code n'a pas admis d'autre prescription que celle de trente ans ».

1355. Les seules servitudes susceptibles d'être acquises par la prescription de trente ans, sont celles qui sont à la fois continues et apparentes. Telles sont les servitudes de vue, d'aqueduc, d'égout des toits, etc., mais non la servitude de passage, qui peut être apparente mais n'est jamais continue, ni la servitude de ne pas bâtir, qui est continue mais non apparente.

Maintenant pourquoi la loi exige-t-elle la double condition de l'apparence et de la continuité, pour qu'une servitude soit susceptible de s'acquérir par la prescription?

Elle exige l'apparence par application de ce principe, que la possession. pour conduire à la prescription doit être publique (art. 2229). La possession ou, en d'autres termes, l'exercice d'une servitude non apparente ne peut pas satisfaire à cette condition. Aucun signe extérieur ne révélant ici l'existence de la servitude, la loi considère son exercice ou, si l'on veut, sa possession comme clandestine.

Quant à la continuité, la loi paraît l'avoir exigée, non par application de cette règle écrite en l'article 2229: que la possession, pour pouvoir servir de fondement à la prescription doit être continue (car, comme on le verra, la possession d'une servitude discontinue pourrait être continue dans le sens de l'article 2229), mais bien par application de la règle que les actes de simple tolérance ne peuvent fonder ni possession ni prescription (art. 2232). Le législateur a considéré que l'exercice d'une servitude discontinue ne constitue pas un empiètement suffisant sur le bien d'autrui pour conduire à la prescription, en ce sens que le propriétaire, qui souffre sans se plaindre l'exercice d'une pareille servitude, a

pu n'y pas voir une usurpation méritant d'être réprimée, et l'aura souvent tolérée à titre de bon voisinage. Si le législateur avait autorisé l'acquisition par la prescription des servitudes discontinues, telles que la servitude de passage ou de puisage, un propriétaire n'aurait jamais consenti à laisser passer le voisin sur son fonds ou à l'y laisser venir puiser de l'eau..., alors même que ces actes ne lui auraient causé, aucun préjudice, parce qu'il aurait craint qu'ils ne pussent être invoqués plus tard contre lui comme fondement de l'acquisition d'une servitude par la prescription. On aurait ainsi envenimé les relations entre propriétaires voisins, en les obligeant à se montrer peu tolérants les uns envers les autres.

Telle est notre loi. Au premier abord son système parait aussi juridique qu'équitable. Mais Machelard observe avec raison qu'en allant au fond des choses on arrive à la trouver fort défectueuse. Il est parfaitement vrai que, la plupart du temps, l'exercice d'une servitude discontinue devra être considéré comme ne constituant pas un empiètement suffisant pour conduire à la prescription, parce que le propriétaire qui l'aura soufferte aura agi par pure tolérance. Mais, de ce qu'il en est ainsi la plupart du temps, il serait téméraire de conclure qu'il en doit être ainsi toujours. Voilà un propriétaire qui laisse de temps à autre son voisin passer à pied sur son fonds, ou qui même l'y laisse quelquefois passer avec charrettes, mais tantôt par ici, tantôt par là, sans qu'il y ait aucun chemin tracé pour le passage. Il sera fort juste de dire que ce propriétaire fait acte de bon voisinage, qu'il souffre le passage par pure tolérance et que l'empiètement du voisin, si c'en est un, ne pourra fonder à son profit aucune prescription. Mais peut-on en dire autant dans l'espèce suivante? Le propriétaire d'un fonds a passé pendant trente ans sur le fonds voisin; non seulement il a passé mais il a construit pour favoriser son passage, et cela depuis plus de trente ans, un chemin sur l'héritage voisin, chemin qu'il a macadamisé ou pavé, de telle sorte que le terrain affecté au chemin est devenu impropre à toute culture. Dira-t-on qu'il y a là un empiètement, une usurpation qui ne présente pas les caractères suffisants pour conduire à la prescription? que le propriétaire qui l'a supportée doit être considéré comme ayant accompli un acte de pure tolérance ? Logiquement la prescription devrait être possible dans cette hypothèse. Et cependant l'article 691 s'oppose à ce qu'elle puisse se produire etiam per mille annos; car la servitude de passage est discontinue. De même, voilà un propriétaire qui laisse le voisin puiser de l'eau à sa source ou à son puits. La plupart du temps il sera très-vrai de dire qu'il n'y a là qu'un acte de pure tolérance ne pouvant fonder aucune prescription. Mais pourtant supposez qu'un propriétaire ne se soit pas borné à puiser dans le puits qui appartient au voisin, mais qu'il y ait établi une pompe et qu'il s'en soit servi pendant trente ans. Dira-t-on encore qu'il s'agit d'un acte de pure tolérance? Cela paraît impossible! Et cependant, comme la servitude de puisage ne cesse pas d'être discontinue quand elle s'exerce au moyen d'une pompe, la disposition de la loi conduit à décider qu'au bout de trente ans et plus le propriétaire de la pompe n'aura pas acquis le droit de puisage par la prescription.

Ces solutions, qu'impose le texte de la loi, ne satisfont guère la raison. Aussi qu'est-il arrivé? C'est que dans plusieurs hypothèses la jurisprudence a pris un biais pour éluder l'application d'une disposition législative qui lui paraissait défectueuse. Ne pouvant décider que la prescription avait fondé un droit de servitude au profit du réclamant, elle a décidé que la prescription avait fondé à son profit un droit de propriété. Ainsi il est arrivé à plusieurs reprises qu'un propriétaire, se voyant con

tester le droit de passage sur le fonds voisin, bien qu'il l'eût exercé pendant trente ans par un chemin macadamisé ou pavé, est venu soutenir en justice, non qu'il avait acquis le droit de passage par la prescription (en formulant ainsi sa prétention il aurait dû succomber), mais bien qu'il avait acquis par prescription la propriété du terrain affecté au droit de passage; et les juges ont accueilli cette prétention. De sorte que, pour avoir voulu protéger trop énergiquement le droit de propriété en le mettant à l'abri de la prescription d'un droit de servitude, le législateur en est arrivé finalement à le compromettre dans son existence même. Il a voulu empêcher qu'on pût acquérir par prescription une servitude de passage sur le fonds voisin, et il a acculé les juges dans une impasse qui les a conduits à admettre, contrairement à toutes les vraisemblances, la prescription de la propriété du terrain affecté à la servitude: ce qui est grave pour celui auquel appartenait le terrain, car désormais il ne pourra plus même y passer, ni construire dans le voisinage, sans observer la distance légale !

Que conclure de tout cela? C'est que le législateur aurait dû purement et simplement laisser les servitudes soumises aux règles du Droit commun en ce qui concerne la prescription. Elles auraient conduit à déclarer la plupart du temps, mais non toujours, la prescription impossible pour les servitudes discontinues (arg., art. 2232); de même qu'en sens inverse elles auraient conduit presque toujours, mais non toujours peut-être, à déclarer la prescription possible pour les servitudes, qui, tout en étant apparentes, sont en même temps continues. On aurait obtenu ainsi des résultats beaucoup plus satisfaisants que ceux auxquels conduisent les dispositions des articles 690 et 691.

1356. Par application du principe que la loi n'a pas d'effet rétroactif, l'article 691, al. 2, après avoir posé le principe que : « la possession même » immémoriale ne suffit pas pour les établir» (les servitudes continues et apparentes), ajoute « sans cependant qu'on puisse attaquer aujourd'hui » les servitudes de cette nature déjà acquises par la prescription dans les » pays où elles pouvaient s'acquérir de cette manière» (art. 691, 20 alin.). Ceux qui avaient acquis par prescription, à l'époque où le Code civil a été promulgué, une servitude qu'on ne peut plus acquérir de la sorte aujourd'hui, ont dû se procurer une preuve écrite de l'existence de cette servitude, en faisant assigner le propriétaire du fonds servant en reconnaissance de la servitude. Autrement, il serait très-difficile de prouver aujourd'hui que ces servitudes étaient déjà acquises par prescription lors de la promulgation du Code civil.

La règle, établie par l'article 698 relativement à l'acquisition des servitudes par la prescription, a considérablement simplifié l'ancienne législation des coutumes sur ce point. Dans notre ancien Droit, on ne se préoccupait pas, en général, de la distinction des servitudes continues ou discontinues, au point de vue de la prescription; mais la plus grande variété existait entre les coutumes pour les délais de la prescription des servitudes. Tandis que certaines, excluant la prescription en notre matière, posaient la règle « Nulle servitude sans litre », d'autres exigeaient le délai de trente ans, d'autres de quarante ou même cent ans, d'autres enfin n'admettaient la prescription d'une servitude qu'après une possession immémoriale.

III. De la destination du père de famille.

1357. La destination du père de famille est l'acte par lequel le pro

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