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quiéme année de fon regne, à entreprendre la guerre particuliere qu'il fit alors contre notre Romain.

J'appelle cette guerre une guerre particuliere, parce qu'il n'y eut que Clovis & Syagrius, ou tout au plus leurs amis les plus intimes qui prirent les armes. On va voir par plufieurs circonftances de la querelle dont il s'agit, qu'elle ne fut point une guerre de Nation à Nation, ou une guerre générale entreprise d'un côté par toutes les Tribus des Francs, & foutenue dé l'autre par tous les Romains de la Gaule qui étoit encore libre, c'est-à-dire, par tous ceux des Romains de cette grande Province, qui étoient encore les maîtres dans leur patrie. Ileft vrai que nos Historiens ont cru que cette guerre avoit été véritablement une guerre de Peuple à Peuple, mais je crois qu'on doit regarder leur prévention, comme une des errcurs qui ont couvert d'épaiffes ténébres l'Histoire de l'établissement de la Monarchie Françoife. Je vais déduire mes raifons.

En premier lieu, Cararic Roi de la Tribu des Francs, dont les quartiers étoient dans la Cité de Térouenne, (a) refufa de prendre part à cette guerre. Clovis eut beau l'appeller à fon fecours, Cararic ne voulut pas le joindre. Quelle étoit fon intention? C'étoit, fuivant Grégoire de Tours, de faire fon Allié de celui des deux champions qui demeureroit le maître du champ de bataille. Si Ragnacaire un autre Roi des Francs fe joignit avec Clovis, c'eft qu'il étoit fon Allié.

En fecond lieu, les Romains dont le pays confinoit à celui que tenoit Syagrius, ne prirent point du tout l'allarme fur la nouvelle de la marche de Clovis, lorfqu'il fe mit en mouvement pour aller attaquer fon ennemi. Ils garderent la neutralité, fans vouloir prendre plus de part à cette guerre qu'en prendroit un Etat de l'Empire d'Allemagne à celle qu'un autre État son voisin feroit de fon propre mouvement contre un Souverain étranger. C'est ce qui paroît manifeftement par les circonftances de la marche de Clovis qui vont être rapportées

Comme Ragnacaire qui fecouroit Clovis dans la guerre contre Syagrius, étoit Roi du Cambrefis, nos deux Princes auront joint leurs forces dans ce pays - là, & prenant le chemin du Soif, fonnois où Syagrius raffembloit fon armée, ils auront effleuré le

(a) Quando autem Chlodovechus cum Syagrio pugnavit, Chararicus evocatus ad folatium Chlodovechi eminus ftetit, neutram adjuvans partem, fed eventum rei ex

pectans ut eni eveniret victoria, cum illo & hic amicitiam conjungeret.

| Gr.Tur. hift. lib. 1. capo 45 ·

territoire de Laon, qui pour lors faifoit encore une portion du territoire de la Cité de Reims. Ce ne fut que plufieurs années après l'évenement dont il s'agit ici, que faint Remy démembra la Cité ou le Diocèfe de Reims, pour en annexer une partie au Siége épifcopal qui fut alors érigé à Laon, & que Laon devint ainsi la Capitale d'une Cité particuliere. Clovis fit de fon mieux pour épargner au plat pays de la Cité de Reims, qu'on voit bien qu'il regardoit comme un pays ami, tous les défordres qu'une armée comme la fienne ne pouvoit gueres manquer de commettre. Il évita par ce motif de le traverfer; mais il ne lui fut pas poffible de ne point effleurer du moins ce pays-là. D'un autre côté, le Sénat de Reims prit fi peu d'allarme à la nouvelle de l'approche de cette armée, qu'il ne daigna point faire prendre les armes à fes milices, pour leur faire cotoyer la marche des Francs, & cette fécurité fut même la principale caufe qu'il s'y fit quelque pillage. (a) » Clovis, dit Hincmar, en parlant de cette expédition, ne voulut point que fon armée prêt paffage à travers la Cité » de Reims, dans la crainte qu'elle n'y commît bien des defor» dres. Il la fit donc marcher le long du territoire de cette Cité, » en lui faifant fuivre la chauffée qu'on appelle encore aujour» d'hui à cause de cela, le chemin des Barbares. Il arriva néan» moins fans que ce Prince en fçût rien, & même contre fon intention, que des Maraudeurs qui fe débanderent pour aller » à la picorée, coururent le plat pays de la Cité de Reims, où ils pillerent plufieurs Eglifes, parce qu'ils n'y rencontrerent

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point de gens de guerre qui leur fiffent tête. Le vafe d'argent qui donna lieu à un incident des plus mémorables de la vie de Clovis, & dont nous parlerons dans la fuite, fut pris en cette oc

cafion.

Flodoard qui a écrit dans le dixiéme fiecle l'Hiftoire de l'Eglife de Reims, (b) femble dire que l'armée des Francs paffa le long des murs de la Ville de Reims. C'est ce qui a fait penfer à quelques-uns de nos Ecrivains, que Clovis avoit traversé comme un pays ennemi, toute la Cité de Reims, (nous prenons ici

(a) Tranfitum autem faciens Rex fecus civitatem Rhemi per viam quæ hodie propter Barbarorum per eam iter, Barbarica nuncupatur, noluit eandem civitatem introire, ne ab exercitu fuo aliquod malum ibi fieret. Sine voluntate autem & confenfu ipfius pars quædam indifciplinatorum quoniam non crat poteftas temporalis quæ cis refifteret, camdem civitatem intravit, & quædam or

namenta atque facra vafa inde rapientes, ut prædones folent, adfportaverunt.

Hinem. in Vit. Remigii.

(b) Quo quondam fecus urbem Remorum tranfitum faciente à quibufdam militibus ejus agminis, ablata quædam Rhemenfis Ecclefiæ vafa referuntur.

Flodoardus Hift. Eccl. Rem. lib. 1, cap. 13. pag. 56.

le

le mot de Cité dans le fens où nous avons déclaré dès le commencement de cet Ouvrage, que nous le prenions) & que ç'avoit été dans la Ville de Reims uniquement, & non point dans le plat-pays de fon district, qu'il avoit voulu que fes troupes ne miffent pas le pied. Il s'enfuivroit, en adhérant à cette interprétation du texte de Flodoard, que les maraudeurs qui enleverent le vafe d'argent dont nous parlerons bientôt, l'auroient pris dans une Eglife de la Ville de Reims, & non point dans une Eglife de fon plat-pays. A entendre le texte de cet Historien à la rigueur, cet Ecrivain auroit même voulu dire que le vafe en question eût été pris dans l'Eglife de Reims abfolument dite, dans la Cathédrale. Le Commentateur de Flodoard prétend que ce fut fi bien le long des murs de Reims que paffa l'armée de Clovis, qu'il veut que le chemin des Barbares dont il eft parlé dans Hincmar, foit la Rue Barbastre. C'est le nom Note Colveque porte une des rues de Reims, mais qui eft dans le quartier nerii in Flod. de cette Ville, qui n'a été renfermé dans l'enceinte de fes mupag. 28. railles, que long-tems après le regne de Clovis.

Pour plufieurs raisons, l'autorité de Flodoard ne fçauroit balancer ici celle d'Hincmar, qui dit que ce fut le long du territoire de Reims, & non pas le long des murs de la Ville de Reims, que Clovis fit marcher fon armée; mais il eft ailé de concilier ces deux Ecrivains, en fuppofant que Flodoard auroit écrit Urbs pour Civitas, ou la ville pour la Cité. Cette fuppofition est appuyée de deux raisons, dont une feule fuffiroit pour l'au

torifer.

En premier lieu, dès le tems de Gregoire de Tours, on disoit déja quelquefois la ville, au lieu de dire la Cité, en comprenant fous le nom de Ville, tout ce qui fe comprenoit ordinairement fous le nom de Cité; c'est-à-dire, la Ville Capitale de la Cité & fon territoire: on difoit une partie pour le tout. Comme je ne fçaurois ici renvoyer mon Lecteur au Gloffaire Latin de M. du Cange, qui ne parle point ni fur l'un ni fur l'autre de l'acception abufive du mot d'Urbs, en ufage dès le fixiéme fiecle, il faut prouver au moins par deux ou trois passa

ges ce que je viens d'avancer.

Gregoire de Tours parlant de Chinon à l'occafion du Couvent que Saint Meisme y avoit bâti, appelle Chinon (4), Un Château de la Ville de Tours. On ne fçauroit dire que notre

(4) Deinde ad caftrum Cainonenfe Urbis Turonica veniens, Monafterium Maximus conlocavit. Ibid. de Gloria Conf. cap. 22. pag. 913.

Tome II.

C

Historien ait mal connu les lieux dont il parle ici, lui qui étoit
Evêque de Tours. (a) Dans un autre endroit Gregoire de
Tours dit que Couloumelle ou Coulmiers eft un lieu de la Ville
d'Orleans.

Ce même Hiftorien, lorfqu'il raconte la bataille donnée à Véferonce l'année cinq cens vingt-quatre entre les Francs & les Bourguignons (b), nomme Véseronce, un lieu de la Ville de Vienne.

Quand notre Hiftorien parle du tombeau de Saint Baudile qui avoit été inhumé auprès des murs de la Ville de Nifmes, & dans le lieu même où l'on bâtit dans la fuite une Eglife en l'honneur de ce Martir, il appelle confstamment Urbs, la Cité ou le District de Nifmes. Eft apud Nemaufenfis urbis oppidum, BauMart. lib. pr. dilii Beati Martyris gloriofum fepulchrum.

De glor.

cap, 78.

D'ailleurs est-il à croire, & c'eft ma feconde raison, que le Sénat de Reims n'eût pas fait monter la garde aux portes de la Ville, fi l'armée des Francs avoit coulé le long de fes murailles. Cette armée auroit-elle paffé à la vûë de Reims, fans que les remparts & les toits des bâtimens élevés fuffent couverts de curieux. Suppofons que quelques pillards euffent trouvé moyen de fe gliffer dans la Ville, fous un prétexte ou fous un autre, auroient-ils pû commettre les défordres qu'ils commirent dans plufieurs Eglifes, au rapport des Hiftoriens, fans que les habitans, qui auroient été actuellement attroupés, s'y fussent oppofés.

Ainfi je crois que ce fut le long de la Cité, & non pas le long de la Ville de Reims que paffa Clovis, lorfqu'il alloit donner bataille à Syagrius, & que le chemin militaire que ce Prince fuivit, & à qui le nom de Chauffée des Barbares en étoit demeuré, n'eft point la rue Barbaftre, mais bien quelque chauffée de l'extrémité de l'ancien territoire de Reims du côté de la Cité de Noyon. Le nom que portoit cette chauffée du tems d'Hincmar aura été oublié, lorsqu'il lui fera arrivé, comme à tant d'autres voyes militaires, d'être détruite? D'où peut donc venir le nom de la rue Barbaftre? Je n'en fçais rien. J'ajoûterai même que les perfonnes qui ont eu la curiofité d'étudier l'analogie qui fe trouve entre les mots de notre Langue Françoise tirés du Latin,

(a) Apud Colomnam Urbis Aurelianen

fis vicum.

Ibid. Hift. lib. 3. cap. 6, Edit. Ruin. pag. 109.

(b) Cumque pariter apud Virontiam lo⚫. cum Urbis Viennenfis conjuncti fuiffent. Gr. Tur. hift. libro tertio, cap. 6.

& les mots Latins dont ces mots François font dérivés, observent que la prononciation des mots dérivés eft plus douce que celle des mots dont ils dérivent. La formation des mots François s'eft faite prefque toujours en fupprimant une partie des confonnes qui font dans les mots Latins, comme en y changeant ou inferant des voyelles qui rendent moins âpre la prononcia tion des confonnes demeurées. C'eft ainfi, par exemple, que de Magifter, on a fait Maître. Cependant il faudroit que pour faire Barbaftre de Barbaricus, on cût mis à la place d'un c feul, trois autres confonnes, entre lefquelles encore on n'auroit inferé aucune voyelle. Voilà ce que ne fçauroient croire des perfonnes entendues en fait d'étimologie, & que j'ai confultées. Les autres circonstances de la guerre de Clovis contre Syagrius qui fe lifent dans Gregoire de Tours, portent encore à penfer qu'elle fut feulement la fuite d'un démêlé particulier entre le Roi des Francs & l'Officier Romain, & que ces deux Seigneurs qui fe connoiffoient depuis long-tems, ne terminerent leur differend par la voye des armes, que parce qu'il n'y avoit point alors dans les Gaules une perfonne affez autorifée pour les empêcher d'en venir jufques-là. (a) » Clovis, dit » cet Hiftorien ayant été joint par Ragnacaire, qui étoit que lui un des Rois des Francs, il marcha contre Syagrius, & il envoya lui demander journée. Qu'on me pardonne cette expreffion, qui eft celle dont fe fervent communément les Auteurs du quatorziéme fiecle, pour dire qu'un Parti avoit défié l'autre, & qu'il lui avoit fait fçavoir par fes Héraults, qu'un tel jour il fe trouveroit en un tel lieu, pour y livrer bataille. Cette expreffion rend avec jufteffe celle dont fe fert Gregoire de Tours, qui traduite à la lettre, fignifie que Clovis envoya dire à Syagrius, qu'il eût à préparer un champ où ils puffent combattre l'un contre l'autre. » Ce Romain, ajoûte » notre Historien, accepta le défi, & il fe rendit prompte»ment fur le lieu où Clovis devoit venir l'attaquer. (b) La ba» taille se donna. Syagrius voyant fes troupes rompues, fauva, & après avoir pris la pofte, il ne s'arrêta plus qu'il ne fût arrivé à Toulouse, où Alaric Roi des Vifigots faifoit (4) Super quem Chlodovechus cum Ragmacario parente fuo, qui & ipse regnum tenebat, veniens, campum ut pugnaret præparari fibi depofcit. Sed nec ifte, Syagrius, diftulit aut refiftere metuit.

>> auffi-bien

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Greg. Tur. Hift. libro fecundo, cap. 27.

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(b) Itaque inter fe utrifque pugnantibus, Syagrius elifum cernens exercitum, terga vertit, & ad Alaricum Regem Tholofam curfu veloci perlabitur. Ibidem.

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