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passer trois mille hommes à Durazzo. Il allait suivre avec cent galères et cinq cents bâtiments de transport. Le succès de l'affaire était sûr, puisque Venise ne craignait pas de s'y engager. Elle donnait quarante galères avec son doge, qui était encore un Dandolo. La quatrième croisade allait se renouveler. Paléologue éperdu ne savait que faire. « Que faire? Donnez-moi de l'argent. Je vous trouverai un défenseur qui n'a pas d'argent, mais qui a des armes. »>

Procida emmena avec lui un secrétaire de Paléologue, le conduisit en Sicile, le montra aux barons siciliens, puis au pape, qu'il vit secrètement au château de Soriano. L'empereur grec voulait avant tout la signature du pape, avec lequel il était nouvellement réconcilié. Mais Nicolas hésitait à s'embarquer dans une si grande affaire. Procida lui donna de l'argent. Selon d'autres, il lui suffit de rappeler à ce pontife, Romain et Orsini de naissance, une parole de Charles d'Anjou. Quand le pape voulait donner sa nièce Orsini au fils de Charles d'Anjou, Charles avait dit : « Croit-il, parce qu'il a des bas rouges, que le sang de ses Orsini peut se mêler au sang de France ? »

Nicolas signa, mais mourut bientôt. Tout l'ouvrage semblait rompu et détruit. Charles se trouvait plus puissant que jamais. Il réussit à avoir un pape à lui. Il chassa du conclave les cardinaux gibelins et fit nommer un Français, un ancien chanoine de Tours, servile et tremblante créature de sa maison. C'était se faire pape soi-même. Il redevint sénateur de Rome; il mit garnison dans tous les États de l'Église. Cette fois le pape ne pouvait lui échapper. Il le gardait avec lui à Viterbe, et ne le perdait pas de vue. Lorsque les malheureux Siciliens vinrent implorer l'intervention du pape auprès de leur roi, ils virent leur ennemi auprès de leur juge, le roi siégeant à côté du pape. Les députés, qui étaient pourtant un évêque et un moine, furent, pour toute réponse, jetés dans un cul de bassefosse.

La Sicile n'avait pas de pitié à attendre de Charles d'Anjou. Cette ile, à moitié arabe, avait tenu opiniâtrément pour les amis des Arabes, pour Manfred et sa maison. Toute insulte que les vainqueurs pouvaient faire au peuple sicilien ne leur semblait que représailles. On connaît la pétulance des Provençaux, leur brutale jovialité. S'il n'y eût eu encore que l'antipathie nationale, et l'insolence de la conquête, le mal eût pu diminuer. Mais ce qui menaçait d'augmenter, de peser chaque jour davantage, c'était un premier, un inhabile essai d'administration, l'invasion de la fiscalité, l'apparition de la finance dans le monde de l'Odyssée et de l'Énéide. Ce peuple de laboureurs et de pasteurs avait gardé sous toute domination quelque chose de l'indépendance antique. Il y avait eu jusque-là des solitudes dans la montagne, des libertés dans le désert. Mais voilà que le fisc explore toute l'île. Curieux voyageur, il mesure la vallée, escalade le roc, estime le pic inaccessible. Le percepteur dresse son bureau sous le châtaignier de la montagne, ou poursuit, enregistre le chevrier errant aux corniches des rocs entre les laves et les neiges.

Tâchons de démêler la plainte de la Sicile à travers cette forêt de barbarismes et de solécismes, par laquelle écume et se précipite la torrentueuse éloquence de Barthélemi de Nécocastro : « Que dire de leurs inventions inouïes? de leurs décrets sur les forêts? de l'absurde interdiction du rivage? de l'exagération inconcevable du produit des troupeaux? Lorsque tout périssait de langueur sous les lourdes chaleurs de l'automne; n'importe, l'année était toujours bonne, la moisson abondante.... Il frappait tout à coup une monnaie d'argent pur, et pour un denier sicilien s'en faisait ainsi payer trente..... Nous avions cru recevoir un roi du Père des Pères, nous avions reçu l'AntiChrist1.

• App., 3.

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« Il fallait, dit un autre, représenter chaque troupeau au bout de l'an; et, en outre, plus de petits que le troupeau n'en pouvait produire. Les pauvres laboureurs pleuraient. C'était une terreur universelle chez les bouviers, les chevriers, chez tous les pasteurs. On les rendait responsables de leurs abeilles, même de l'essaim que le vent emporte. On leur défendait la chasse, et puis on allait en cachette porter dans leurs huttes des peaux de cerfs ou de daims, pour avoir droit de confisquer. Toutes les fois qu'il plaisait au roi de frapper monnaie neuve, on sonnait de la trompette dans toutes les rues; et de porte en porte, il fallait livrer l'argent1... >>

Voilà le sort de la Sicile depuis tant de siècles. C'est toujours la vache nourrice, épuisée de lait et de sang par un maitre étranger. Elle n'a eu d'indépendance, de vie forte que sous ses tyrans, les Denys, les Gélon. Eux seuls la rendirent formidable au dehors. Depuis, toujours esclave. Et d'abord, c'est chez elle que se sont décidées toutes les grandes querelles du monde antique : Athènes et Syracuse, la Grèce et Carthage, Carthage et Rome; enfin, les guerres serviles: Toutes ces batailles solennelles du genre humain ont été combattues en vue de l'Etna, comme un jugement de Dieu par-devant l'autel. Puis viennent les Barbares, Arabes, Normands, Allemands. Chaque fois la Sicile espère ; et désire, chaque fois elle souffre; elle se tourne, se retourne, comme Encelade sous le volcan. Faiblesse, désharmonie incurable d'un peuple de vingt races, sur qui pèse si lourdement une double fatalité d'histoire et de climat.

Tout cela ne parait que trop bien dans la belle et molle lamentation par laquelle Falcando commence son histoire2: « Je voulais, mon ami, maintenant que l'apre hiver a cédé sous un souffle plus doux, je voulais t'écrire et t'adresser quelque chose d'aimable, comme prémices du printemps.

1 Nic Specialis.

App., 4.

Mais la lugubre nouvelle me fait prévoir de nouveaux orages; mes chants se changent en pleurs. En vain le ciel. seurit, en vain les jardins et les bocages m'inspirent une joie importune, et le concert renouvelé des oiseaux m'engage à reprendre le mien. Je ne puis voir sans larmes la prochaine désolation de ma bonne nourrice, la Sicile.- Lequel embrasseront-ils du joug ou de l'honneur! Je cherche en silence, et ne sais que choisir... Je vois que dans le désordre d'un tel moment, nos Sarrasins sont opprimés. Ne vont-ils pas seconder l'ennemi?... Oh! si tous, Chrétiens et Sarrasins, s'accordaient pour élire un roi!... - Qu'à l'orient de l'ile, nos brigands siciliens combattent les barbares, parmi les feux de l'Etna et les laves, à la bonne heure. Aussi bien c'est une race de feu et de silex. Mais l'intérieur de la Sicile, mais la contrée qu'honore notre belle Palerme, ce serait chose impie, monstrueuse, qu'elle fût souillée de l'aspect des barbares... Je n'espère rien des Apuliens, qui n'aiment que nouveauté. Mais toi, Messine, cité puissante et noble, songes-tu donc à te défendre, à repousser l'étranger du détroit? Malheur à toi, Catane! Jamais, à force de calamités, tu n'as pu satisfaire et fléchir la fortune. Guerre, peste, torrents enflammés de l'Etna, tremblement de terre et ruines; il ne te manque plus que la servitude: Allons, Syracuse, secoue la paix, si tu peux; cette éloquence dont tu te pares, emploie-la à relever le courage des tiens. Que te sert de t'être affranchie des Denys!.. Ah! qui nous rendra nos tyrans!... J'en, viens. maintenant à toi, & Palerme, tête de la Sicile! Comment te passer sous silence, et comment te louer dignement !...» Mais dès que Falcando a nommé la belle Palerme, il ne pense plus à autre chose, il oublie les barbares et toutes ses craintes. Le voilà qui décrit insatiablement la voluptueuse cité, ses palais fantastiques, son port, ses merveilleux jardins, soyeux mûriors, orangers, citronniers, cannes à sucre. Le voilà perdu dans les fruits et les fleurs. La na

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ture l'absorbe, il rêve, il a tout oublié. Je crois entendre dans sa prose l'écho de la poésie paresseuse, sensuelle et mélancolique de l'idylle grecque : « Je chanterai sous l'antre, en te tenant dans mes bras, et regardant les troupeaux qui s'en vont paissant vers les bords de la mer de Sicile 1.

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C'était le lundi, 30 mars 1282, le lundi de Pâques. En Sicile, c'est déjà l'été, comme on dirait chez nous la SaintJean, quand la chaleur est déjà lourde, la terre moite et chaude, qu'elle disparaît sous l'herbe, l'herbe sous les fleurs. Pâques est un voluptueux moment dans ces contrées. Le carême finit; l'abstinence aussi; la sensualité s'éveille ardente et àpre, aiguisée de dévotion. Dieu a eu sa part, les sens prennent la leur. Le changement est brusque; toute fleur perce la terre, toute beauté brille. C'est une triomphante éruption de vie, une revanche de la sensualité, une insurrection de la nature.

Ce jour donc, ce lundi de Pâques, tous et toutes montaient, selon la coutume, de Palerme à Monréale, pour entendre vêpres, par la belle colline. Les étrangers étaient là pour gâter la fête. Un si grand rassemblement d'hommes ne laissait pas de les inquiéter. Le vice-roi avait défendu de porter les armes et de s'y exercer, comme c'était l'usage dans ces jours-là. Peut-être avait-il remarqué l'affluence des nobles; en effet, Procida avait eu l'adresse de les réunir à Palerme; mais il fallait l'occasion. Un Français la donna mieux que Procida n'eût souhaité. Cet homme, nommé Drouet, arrête une belle fille de la noblesse que son fiancé, et toute sa famille menaient à l'église. Il fouille le fiancé, et ne trouve pas d'armes; puis il prétend que la fille en a sous ses habits, et il porte la main sous sa robe. Elle s'évanouit. Le Français est à l'instant désarmé, tué de son épée. Un cri s'élève : « A mort, à mort les Français ! » Partout on les égorge. Les maisons françaises étaient, dit-on,

1 Théocrite.

a. Moriantur Galli. Bartolomeo.

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