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servilité, ils s'enhardissaient chaque jour, jusqu'à prendre le titre de Don. Dès le temps de Louis le Débonnaire, l'évêque Agobart avait écrit un traité : De insolentià Judæorum. Sous Philippe-Auguste, on avait vu avec étonnement un juif bailli du roi. En 1267, le pape avait été obligé de lancer une bulle contre les chrétiens qui judaïsaient 1.

Philippe le Bel les avait chassés; mais ils étaient rentrés à petit bruit. Louis Hutin leur .avait assuré un séjour de douze ans. Aux termes de son ordonnance, on doit leur rendre leurs priviléges, si on les retrouve; on leur restituera leurs livres, leurs synagogues, leurs cimetières, sinon le roi les leur payera. Deux auditeurs sont nommés pour connaître des héritages vendus à moitié prix par les juifs dans la précipitation de leur fuite. Le roi s'associe à eux pour le recouvrement de leurs dettes dont il doit avoir les deux tiers2. Les nobles débiteurs qui avaient eu le crédit d'obtenir de Philippe le Bel qu'on cesserait de rechercher les créances des juifs, se voyaient de nouveau à leur merci. Les écritures des juifs faisant foi en justice, ils pouvaient à leur gré désigner au fisc ses victimes. Le juif, ulcéré par tant d'injures, était à même de se venger, aut nom du roi.

La vieille haine étant ainsi irritée, enragée, par la crainte, on était prêt à tout faire contre eux. Au milieu des grandes mortalités produites par la misère, le bruit se répand tout à coup que les juifs et les lépreux ont empoisonné les fontaines. Le sire de Parthenay écrit au roi, qu'un grand léprex, saisi dans sa terre, avoue qu'un riche juif lui a donné de l'argent et remis certaines drogues. Ces drogues se composaient de sang humain, d'urine, à quoi on ajoutait le corps du Christ; le tout séché et broyé, mis en un sachet avec un poids, était jeté dans les fontaines ou dans les puits. Déjà, en Gascogne, plusieurs lépreux avaient été

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provisoirement brûlés. Le roi, effrayé du nouveau mouvement qui se préparait, revint précipitamment de Poitou en France, ordonnant que les lépreux fussent partout arrêtés. Personne ne doutait de cet horrible accord entre les lépreux et les juifs. « Nous-mêmes, dit le chroniqueur du temps, en Poitou, dans un bourg de notre vasselage, nous avons de nos yeux vu un de ces sachets. Une lépreuse qui passait, craignant d'ètre prise, jeta derrière elle un chiffon lié qui fut aussitôt porté en justice, et l'on y trouva une tête de couleuvre, des pattes de crapaud, et comme des cheveux de femme enduits d'une liqueur noire et puante, chose horrible à voir et à sentir. Le tout mis dans un grand feu, ne put brùler, preuve sùre que c'était un violent poison... Il y eut bien des discours, bien des opinions. La plus probable, c'est que le roi des Maures de Grenade, se voyant avec douleur si souvent battu, imagina de s'en venger en machinant avec les juifs la perte des chrétiens. Mais les juifs, trop suspects eux-mêmes, s'adressèrent aux lépreux... Ceux-ci, le diable aidant, furent persuadés par les juifs. Les principaux lépreux tinrent quatre conciles, pour ainsi parler, et le diable, par les juifs, leur fit entendre que, puisque les lépreux étaient réputés personnes si abjectes et comptés pour rien, il serait bon de faire en sorte que tous les chrétiens mourussent ou devinssent lépreux. Cela leur plut à tous; chacun, de retour, le redit aux autres... Un grand nombre leurrés par de fausses promesses de royaumes, comtés, et autres biens temporels; disaient et croyaient fermement que la chose se ferait ainsi1. »

La vengeance du roi de Grenade est évidemment fabuleuse. La culpabilité des juifs est improbable; ils étaient alors favorisés du roi, et l'usure leur fournissait une vengeance plus utile. Quant aux lépreux, le récit n'est pas si

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étrange que l'ont jugé les historiens modernes. De coupables folies pouvaient fort bien tomber dans l'esprit de ces tristes solitaires. L'accusation était du moins spécieuse. Les juifs et les lépreux avaient un trait commun aux yeux du peuple, leur saleté, leur vie à part. La maison du lépreux n'était pas moins mystérieuse et mal famée que celle du juif. L'esprit ombrageux de ces temps s'effarouchait de tout mystère, comme un enfant qui a peur la nuit, et qui. frappe d'autant plus fort ce qui lui tombe sous la main.

L'institution des léproseries, ladreries, maladreries, ce sale résidu des croisades, était mal vue, mal voulue, tout comme l'ordre du Temple, depuis qu'il n'y avait plus rien. à faire pour la Terre-Sainte. Les lépreux eux-mêmes, dé-.. sormais sans doute négligés, avaient dû perdre la résignation religieuse qui, dans les siècles précédents, leur faisait prendre en bonne part la mort anticipée à laquelle on les condamnait ici-bas.

Les rituels pour la séquestration des lépreux différaient peu des offices des morts. Sur deux tréteaux devant l'autel, on tendait un drap noir, le lépreux dressé se tenait dessous agenouillé, et y entendait dévotement la messe. Le prêtre, prenant un peu de terre dans son manteau, en jetait sur l'un des pieds du lépreux . Puis il le mettait hors de l'Église, s'il ne faisait trop fort temps de pluie ; il le menait. à sa maisonnette au milieu des champs, et lui faisait les défenses « Je te défends que tu n'entres en l'église... ne en compagnie de gens. Je te défends que tu ne voises hors de ta maison sans ton habit de ladre, etc. » Et ensuite : « Recevez cet habit, et le vestez en signe d'humilité... Prenez ces gants... Recevez cette cliquette en signe qu'il vous est défendu de parler aux personnes, etc. Vous ne vous facherez point pour être ainsi séparé des autres... Et quant à vos petites nécessités, les gens de bien y pour

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voyront, et Dieu ne vous délaissera... » On lit encore dans un vieux rituel des lépreux ces tristes paroles: « Quand il avendra que le mesel sera trespassé de ce monde, il doit être enterré en la maisonnette, et non pas au cimetière 1. »

D'abord on avait douté si les femmes pouvaient suivre leurs maris devenus lépreux, ou rester dans le siècle et se remarier. L'Église décida que le mariage était indissoluble; elle donna à ces infortunés cette immense consolation. Mais alors que devenait la mort simulée? que signifiait le linceul? Ils vivaient, ils aimaient, ils se perpétuaient, ils formaient un peuple... Peuple misérable, il est vrai, envieux, et pourtant envié... Oisifs et inutiles, ils semblaient une charge, soit qu'ils mendiassent, soit qu'ils jouissent des riches fondations du siècle précédent.

On les crut volontiers coupables. Le roi ordonna que ceux qui seraient convaincus fussent brûlés, sauf les lépreuses enceintes, dont on attendrait l'accouchement; les autres lépreux devaient être enfermés dans les léproseries.

Quant aux juifs, on les brûla sans distinction, surtout dans le Midi. «A Chinon, on creusa en un jour une grande fosse, on y mit du feu copieusement, et on en brûla cent soixante, hommes et femmes, pêle-mêle. Beaucoup d'eux et d'elles, chantant et comme à des noces, sautaient dans la fosse. Mainte veuve y fit jeter son enfant avant elle, de peur qu'on ne l'enlevàt pour le baptiser. A Paris, on brùla seulement les coupables. Les autres furent bannis à toujours, quelques-uns plus riches réservés jusqu'à ce qu'on connût leurs créances, et qu'on pût les affecter au fisc royal avec le reste de leurs biens. Il y eut pour le roi environ cent cin quante mille livres. »

« On assure qu'à Vitry, quarante juifs, en la prison du roi, voyant bien qu'ils allaient mourir, et ne voulant pas

1 Ce n'était point cependant un signe de réprobation. Mort au monde, il semblait avoir fait son purgatoire ici-bas; et en quelques lieux on célébrait sur lui l'office du confesseur: Os justi meditabitur sapientiam..

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tomber dans les mains des incirconcis, s'accordèrent unanimement à se faire tuer par un de leurs vieillards qui passait pour une bonne et sainte personne, et qu'ils appelaient leur père. Il n'y consentit pas, à moins qu'on ne lui adjoignit un jeune homme. Tous les autres étant morts, les deux restant, chacun voulait mourir de la main de l'autre. Le vieillard l'emporta, et obtint à force de prières que le jeune le tuerait. Alors le jeune, se voyant seul, ramassa l'or et l'argent qu'il trouva sur les morts, se fit une corde avec des habits, et se laissa glisser du haut de la tour. Mais la corde était trop courte, le poids de l'or trop lourd, il se cassa la jambe, fut pris, avoua et mourut ignominieusement 1.

Philippe le Long ne profita pas de la dépouille des lépreux et des juifs plus longtemps que son père n'avait fait de celle des Templiers. La même année 1321, au mois d'août, la fièvre le prit, sans que les médecins pussent deviner la cause du mal; il languit cinq mois, et mourut. Quelques-uns doutent s'il ne fut pas frappé ainsi à cause des malédictions de son peuple, pour tant d'extorsions inouïes, sans parler de celles qu'il préparait. Pendant sa maladie, les exactions se ralentirent, sans cesser entiè

rement. »

Son frère Charles lui succéda, sans plus se soucier des droits de la fille de Philippe, que Philippe n'avait eu égard à ceux de la fille de Louis.

L'époque de Charles le Bel est aussi pauvre de faits pour la France, qu'elle est riche pour l'Allemagne, l'Angleterre et la Flandre. Les Flamands emprisonnent leur comte. Les Allemands se partagent entre Frédéric d'Autriche et Louis de Bavière, qui fait son rival prisonnier à Mulhdorf. Dans ce déchirement universel, la France semble forte par

1 App., 140.

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