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gnaient trop le retour de leur comte, qui, après une fausse réconciliation, venait encore de se sauver de leurs mains 4. Philippe ne put rien faire. Il négocia, il défia. Édouard resta paisible 2.

Ce fut un terrible désespoir dans la ville affamée, lorsqu'elle vit toutes ces bannières de France, toute cette grande armée, qui s'éloignaient et l'abandonnaient. I ne restait plus aux gens de Calais qu'à se donner à l'ennemi, s'il voulait bien d'eux. Mais les Anglais les haïssaient mortellement, comme marins, comme corsaires 3. Pour savoir tout ce qu'il y a d'irritation dans les hostilités quotidiennes d'un tel voisinage, dans cet oblique et haineux regard que les deux côtes se lancent l'une à l'autre, il faut lire les guerres de Louis XIV, les faits et gestes de Jean Bart, la lamentable démolition du port de Dunkerque, la fermeture des bassins d'Anvers.

Il était assez probable que le roi d'Angleterre, qui s'était tant ennuyé devant Calais, qui y était resté un an, qui, en une seule campagne, avait dépensé la somme, énorme alors, de près de dix millions de notre monnaie, se donnerait la satisfaction de passer les habitants au fil de l'épée; en quoi certainement il eut fait plaisir aux marchands anglais. Mais les chevaliers d'Édouard lui dirent nettement que, s'il trai tait ainsi les assiégés, ses gens n'oseraient plus s'enfermer dans les places, qu'ils auraient peur des représailles. Il céda et voulut bien recevoir la ville à merci, pourvu que quel

1 Pour le forcer à épouser la fille du roi d'Angleterre, les Flamands le retenaient en prison courtoise. Il s'y ennuyait; il promit tout et en sor tit, mais sous bonne garde::....... Et un jour qu'il était allé voler en riviere, il jeta son faucon, le suivit à cheval, et quand il fut un petit éloigné, il férit des éperons et sen vint en France. Froiss.

* Froissart dit que le roi, venant au secours de Calais, envoya défier Edouard, et que celui-ci refusa. È louard, dans une lettre à l'archevêque d'York, annoirce zau › contraire qu'il sa accepté le défi, et que le combat n'a pas eu lieu parce que l'hilippe a dévampé précipitamment avant le jour, après avoir mis le feu à son camp,

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ques-uns des principaux bourgeois vinssent, selon l'usage, lui présenter les clefs, tête nue, pieds nus, la corde au col.

Il y avait danger pour les premiers qui paraîtraient devant le roi. Mais ces populations des côtes, qui, tous les jours, bravent la colère de l'Océan, n'ont pas peur de celle d'un homme. Il se trouva sur-le-champ, dans cette petite ville dépeuplée par la famine, six hommes de bonne volonté, pour sauver les autres. Il s'en présente tous les jours autant et davantage dans les mauvais temps, pour sauver un vaisseau en danger. Cette grande action, j'en suis sûr, se fit tout simplement, et non piteusement, avec larmes et longs discours, comme l'imagine le chapelain Froissart 1.

Il fallut pourtant les prières de la reine et des chevaliers, pour empêcher Édouard de faire pendre ces braves gens. On lui fit comprendre sans doute que ces gens-là s'étaient battus pour leur ville et leur commerce, plutôt que pour le roi ou le royaume. Il repeupla la ville d'Anglais, mais il admit parmi eux plusieurs Calaisiens, qui se tournèrent Anglais, entre autres Eustache de Saint-Pierre, le premier de ceux qui lui avaient apporté les clefs 2.

Ces clefs étaient celles de la France. Calais, devenue anglaise, fut pendant deux siècles une porte ouverte à l'étranger. L'Angleterre fut comme rejointe au continent. Il n'y eut plus de détroit.

1 App., 176.

Froissart dit: Et puis firent (les Anglais) toutes manières de gens petits et grands, partir (de Calais).» Tout Français ne fut pas exclu, dit M. de Bréquigny; j'ai vu au contraire quantité de noms français parmi les noms des personnes à qui Edouard accorda des maisons dans sa nouvelle conquête. Eustache de Saint-Pierre fut de ce nombre. • Philippe fit ce qui était en son pouvoir pour récompenser les habitants de Calais. Il accorda tous les offices vacants (8 septembre, un mois après la reddition) à ceux d'entre eux qui voudraient s'en faire pourvoir. Dans cette ordonnance il est fait mention d'une autre par laquelle il avait concédé aux Calaisiens chassés de leur ville tous les biens et héritages qui lui échoiraient pour quelque cause que ce fût. Le 10 septembre, il leur accorda de nouveau un grand nombre de priviléges et franchises, etc., confirmés sous les règnes suivants. App., 177.

Revenons sur ces tristes événements. Cherchons-en le vrai sens. Nous y trouverons quelque consolation.

La bataille de Crécy n'est pas seulement une bataille, la prise de Calais n'est pas une simple prise de ville; ces deux événements contiennent une grande révolution sociale. La chevalerie tout entière du peuple le plus chevalier avait été exterminée par une petite bande de fantassins. Les victoires des Suisses sur la chevalerie autrichienne à Morgarten, à Laupen, présentaient un fait analogue, mais elles. n'eurent pas la même importance, le même retentissement dans la chrétienté. Une tactique nouvelle sortait d'un état nouveau de la société; ce n'était pas une œuvre de génie ni de réflexion. Édouard III n'était ni un Gustave-Adolphe, ni un Frédéric. Il avait employé les fantassins, faute de cavaliers. Dans les premières expéditions, ses armées se composaient d'hommes d'armes, de nobles et de servants des nobles, Mais les nobles s'étaient lassés de ces longues campagnes. On ne pouvait tenir si longtemps sous le drapeau une armée féodale. Les Anglais, avec leur goût d'émigration, aiment pourtant le home. Il fallait que le baron revînt au bout de quelques mois au baronial hall, qu'il revit ses bois, ses chiens, qu'il chassât le renard 1. Le soldat mercenaire, tant qu'il n'était pas riche, tant qu'il était sans bas ni chausses, comme ces Irlandais, ces Gallois que louait Édouard, avait moins d'idées de retour. Son home, son foyer, c'était le pays ennemi. Il persistait de grand cœur dans une bonne guerre qui le nourrissait, l'habillait, sans compter les profits. Ceci explique pourquoi l'armée anglaise se trouva peu à peu presque toute de mercenaires, de fantassins.

La bataille de Crécy révéla un secret dont personne ne se doutait, l'impuissance militaire de ce monde féodal, qui s'était cru le seul monde militaire. Les guerres privées des

• App., 178.

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barons, de canton à canton, dans l'isolement primitif du moyen âge, n'avaient pu apprendre cela; les gentilshommes n'étaient vaincus que par des gentilshommes. Deux siècles de défaites pendant les Croisades n'avaient pas fait tort à leur réputation. La chrétienté tout entière était intéressée à se dissimuler les avantages des mécréants. D'ailleurs les guerres se passaient trop loin, pour qu'il n'y eût pas toujours moyen d'excuser les revers; l'héroïsme d'un Godefroi, d'un Richard, rachetait tout le reste. Âu xme siècle, lorsque les 'bannières féodales furent habituées à suivre celle du roi, lorsque, de tant de cours seigneuriales, il s'en fit une seule, éclatante au delà de toutes les fictions des romans, les nobles, diminués en puissance, crûrent en orgueil; abaissés en eux-mêmes, ils se sentirent grandis dans leur roi. Ils s'estimèrent plus ou moins selon qu'ils participaient aux fètes royales. Le plus applaudi dans les tournois était cru, se croyait lui-même, le plus vaillant dans les batailles. Fanfares, regards du roi, œillades des belles dames, tout cela enivrait plus qu'une vraie victoire. L'enivrement fut tel, qu'ils abandonnèrent sans mot dire à Philippe le Bel leurs frères, les Templiers; ces chevaliers étaient généralement les cadets de la noblesse. Elle fit bon marché des moines chevaliers, tout comme des autres moines ou prètres. Toujours elle aida les rois contre les papes. Ces décimes arrachées au clergé, sous semblant de croisade ou autre prétexte, les nobles en avaient bonne part. Le temps venait pourtant où le noble, après avoir aidé le roi à manger le prêtre, pourrait aussi avoir

son tour.

A Courtrai, les nobles alléguèrent leur héroïque étourderie, le fossé des Flamands. A Mons-en-Puelle, à Cassel, deux faciles massacres relevèrent leur réputation. Pendant plusieurs années, ils accusèrent le roi qui leur défendait

1 App., 179..

de vaincre. A Crécy, ils étaient à même; toute la chevalerie était là réunie, toute bannière flottait au vent, ces fiers blasons, lions, aigles, tours, besans des croisades, tout l'orgueilleux symbolisme des armoiries. En face, sauf trois mille hommes d'armes, c'étaient les va-nu-pieds des communes anglaises, les rudes montagnards de Galles, les porchers de l'Irlande ; races aveugles et sauvages, qui ne savaient ni français, ni anglais, ni chevalerie. Ils n'en visèrent pas moins bien aux nobles bannières : ils n'en tuèrent que plus. Il n'y avait pas de langue commune pour prier ou traiter. Le Welsh ou l'Irishman n'entendait pas le baron renversé qui lui offrait de le faire riche: il ne répondait que du couteau.

Malgré la romanesque bravoure de Jean de Bohème et de maint autre, les brillantes bannières furent tachées ce jour-là. D'avoir été traînées, non par le noble gantelet du seigneur, mais par les mains calleuses, c'était difficile à laver. La religion de la noblesse eut dès lors plus d'un incrédule. Le symbolisme armorial perdit tout son effet. On commença à douter que ces lions mordissent, que ces dragons de soie vomissent feu et flammes. La vache de Suisse et la vache de Galles semblèrent aussi de bonnes armoiries.

Pour que le peuple s'avisât de tout cela, il fallut bien du temps, bien des défaites. Crécy ne suffit pas, pas même Poitiers. Cette réprobation des nobles qui s'éleva hardiment après la bataille d'Azincourt, elle est muette encore et respectueuse sous Philippe de Valois. Il n'y a ni plainte, ni révolte; mais souffrance, langueur, engourdissement sous les maux. Peu d'espoir sur terre, guère ailleurs. La foi est ébranlée; la féodalité, cette autre foi, l'est davantage. Le

1 Sur trente-deux mille hommes dont se composait l'armée d'Édouard, Froissart dit expressément qu'il n'y avait que quatorze mille Anglais (4,000 hommes d'armes, 10,000 archers. Les autres dix-huit mille étaient Gallois et Irlandais (12,000 Gallois, 6,000 Irlandais).

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