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moyen âge avait sa vie en deux idées, l'empereur et le pape. L'empire est tombé aux mains d'un serviteur du roi de France; le pape est dégradé, de Rome à Avignon, valet d'un roi; ce roi vaincu, la noblesse humiliée.

Personne ne disait ces choses, ni même ne s'en rendait bien compte. La pensée humaine était moins révoltée que découragée, abattue et éteinte. On espérait la fin du monde; quelques-uns la fixaient à l'an 1365. Que restaitil, en effet, sinon de mourir?

Les époques d'abattement moral sont celles de grande mortalité. Cela doit être, et c'est la gloire de l'homme qu'il en soit ainsi. Il laisse la vie s'en aller, dès qu'elle cesse de lui paraître grande et divine... « Vitamque perosi projecère animas.... » La dépopulation fut rapide dans les dernières années de Philippe de Valois. La misère, les souffrances physiques ne suffiraient pas à l'expliquer; elles n'étaient pas parvenues au point où elles arrivèrent plus tard. Cependant, pour ne citer qu'un exemple, dès l'an 1339, la population d'une seule ville, de Narbonne, avait diminué, en quatre ou cinq ans, de cinq cents familles 1.

Par-dessus cette dépopulation trop lente, vint l'extermination, la grande peste noire, qui d'un coup entassa les morts par toute la chrétienté. Elle commença en Provence, à la Toussaint de l'an 1347. Elle y dura seize mois, et y emporta les deux tiers des habitants. Il en fut de même en Languedoc. A Montpellier, de douze consuls il en mourut dix. A Narbonne, il périt trente mille personnes. En plusieurs endroits, il ne resta qu'un dixième des habitants 2. L'insouciant Froissart ne dit qu'un mot de cette épouvantable calamité, et encore par occasion. «... Car en ce temps par tout le monde généralement une maladie que l'on clame épidémie couroit, dont bien la tierce partie du monde mourut. »

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Le mal ne commença dans le Nord qu'au mois d'août 4348, d'abord à Paris et à Saint-Denis. Il fut si terrible à Paris, qu'il y mourait huit cents personnes par jour, selon d'autres cinq cents. « C'était, dit le continuateur de Nangis, une effroyable mortalité d'hommes et de femmes, plus encore de jeunes gens que de vieillards, au point qu'on pouvait à peine les ensevelir; ils étaient rarement plus de deux ou trois jours malades, et mouraient comme de mort subite en pleine santé. Tel aujourd'hui était bien portant, qui demain était porté dans la fosse : on voyait se former tout à coup un gonflement à l'aine ou sous les aisselles; c'était signe infaillible de mort... La maladie et la mort se communiquaient par imagination et par contagion. Quand on visitait un malade, rarement on échappait à la mort. Aussi en plusieurs villes, petites et grandes, les prètres s'éloignaient, laissant à quelques religieux plus hardis le soin d'administrer les malades... Les saintes sœurs de l'Hôtel-Dieu, rejetant la crainte de la mort et le respect humain, dans leur douceur et leur humilité, les touchaient, les maniaient. Renouvelées nombre de fois par la mort, elles reposent, nous devons le croire pieusement, dans la paix du Christ 2. »

Comme il n'y avait alors ni famine, ni manque de vivres, mais au contraire grande abondance, on disait que cette peste venait d'une infection de l'air et des eaux. On accusa de nouveau les juifs; le monde se souleva cruellement contre eux, surtout en Allemagne. On tua, on massacra, on brûla des milliers de juifs sans distinction 3...

La peste trouva l'Allemagne dans un de ses plus sombres accès de mysticisme. La plus grande partie de ce pauvre peuple était depuis longtemps privée des sacrements de l'Eglise. Nos papes d'Avignon pour faire plaisir au roi de

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France, froidement et de gaieté de cœur, avaient plongé l'Allemagne dans le désespoir. Tous les pays qui reconnaissaient Louis de Bavière étaient frappés de l'interdit. Plusieurs villes, particulièrement Strasbourg, restaient fidèles à leur empereur, même après sa mort, et souffraient toujours les effets de la sentence pontificale. Point de messe, point de viatique. La peste tua dans Strasbourg seize mille hommes, qui se crurent damnés. Les dominicains, qui avaient persisté quelque temps à faire le service divin, finirent par s'en aller comme les autres. Trois hommes seulement, trois mystiques, ne tinrent compte de l'interdit, et persistèrent à assister les mourants: le dominicain Tauler, l'augustin Thomas de Strasbourg, et le chartreux Ludolph. C'était la grande époque des mystiques. Ludolphe écrivait sa Vie du Christ, Tauler son Imitation de la pauvre vie de Jésus, Suso son livre des Neuf rochers. Tauler lui-même allait consulter dans la forêt de Soigne, près Louvain, le vieux Ruysbroek, le docteur extatique.

Mais l'extase dans le peuple, c'était fureur. Dans l'abandon où les laissait l'Église. dans leur mépris des prétres, ils se passaient de sacrements; ils mettaient à la place, des mortifications sanglantes, des courses frénétiques. Des populations entières partirent, allèrent sans savoir où, comme poussées par le vent de la colère divine. Ils portaient des croix rouges; demi-nus sur les places, ils se frappaient avec des fouets armés de pointes de fer, chantant des cantiques qu'on n'avait jamais entendus 2. Ils ne restaient dans chaque ville qu'un jour et une nuit, et se flagellaient deux fois le jour; cela fait pendant trente-trois jours et demi, ils se croyaient purs comme au jour du baptême 3.

Les flagellants allèrent d'abord d'Allemagne aux Pays

1 Johannes Vitoduranus. - 2 App., 182.

Ms des Chroniques de Saint-Denis, cité par M. Mazure.

Bas. Puis cette fièvre gagna en France, par la Flandre, la Picardie. Elle ne passa pas Reims. Le pape les condamna ; le roi ordonna de leur courir sus. Ils n'en furent pas moins, à Noël (1349), près de huit cent mille. Et ce n'était plus seulement du peuple, mais des gentilshommes, des seigneurs. De nobles dames se mettaient à en faire autant 2.

Il n'y eut point de flagellants en Italie. Ce sombre enthousiasme de l'Allemagne et de la France du nord, cette guerre déclarée à la chair, contraste fort avec la peinture que Boccace nous a laissée des mœurs italiennes à la même époque.

Le prologue du Décaméron est le principal témoignage historique que nous ayons sur la grande peste de 1348. Boccace prétend qu'à Florence seulement, il y eut cent mille morts. La contagion était effroyablement rapide. « J'ai vu, dit-il, de mes yeux, deux porcs qui, dans la rue, secouèrent du groin les haillons d'un mort; une petite heure après, ils tournèrent, tournèrent et tombèrent; ils étaient morts eux-mêmes... Ce n'étaient plus les amis qui portaient les corps sur leurs épaules, à l'église indiquée par le mourant. De pauvres compagnons, de misérables croque-morts portaient vite le corps à l'église voisine.... beaucoup mouraient dans la rue; d'autres tout seuls dans leur maison, mais on sentait les maisons des morts... Souvent on mit sur le même brancard la femme et le mari, le fils et le père... On avait fait de grandes fosses où l'on entassait les corps par centaines, comme les marchandises dans un vaisseau... Chacun portait à la main des herbes d'odeur forte. L'air n'était plus que puanteur de morts et de malades, ou de médecines infectes... Oh ! que de belles maisons restèrent vides! que de fortunes sans héritiers! que de belles dames, d'aimables jeunes gens

Ms des Chroniques de Saint Denis, cité par M. Mazare.
Contin. G. de Nangis.

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dinèrent le matin avec leurs amis, qui, le soir venant, s'en allèrent souper avec leurs aïeux !..... »

Il y a dans tout le récit de Boccace quelque chose de plus triste que la mort, c'est le glacial égoïsme qui y est avoué. « Plusieurs, dit-il, s'enfermaient, se nourrissaient avec une extrême tempérance des aliments les plus exquis et des meilleurs vins, sans vouloir entendre aucune nouvelle des malades, se divertissant de musique ou d'autres choses, sans luxure toutefois. D'autres, au contraire, assuraient que la meilleure médecine, c'était de boire, d'aller chantant, et de se moquer de tout. Ils le faisaient comme ils disaient, allant jour et nuit de maison en maison; et cela d'autant plus aisément, que chacun, n'espérant plus vivre, laissait à l'abandon ce qu'il avait, aussi bien que soimême; les maisons étaient devenues communes. L'autorité des lois divines et humaines était comme perdue et dissoute, n'y ayant plus personne pour les faire observer... Plusieurs, par une pensée cruelle, et peut-être plus prudente, disaient qu'il n'y avait remède que de fuir; ne s'inquiétant plus que d'eux-mêmes, ils laissaient là leur ville, leurs maisons, leurs parents; ils s'en allaient aux champs, comme si la colère de Dieu n'eût pu les précéder... Les gens de la campagne, attendant la mort, et peu soucieux de l'avenir, s'efforçaient, s'ingéniaient à consommer tout ce qu'ils avaient. Les bœufs, les ânes, les chèvres, les chiens même, abandonnés, s'en allaient dans les champs où les fruits de la terre restaient sur pied, et comme créatures raisonnables, quand ils étaient repus, ils revenaient sans berger le soir à la maison... A la ville, les parents ne se visitaient plus. L'épouvante était si forte au cœur des hommes, que la sœur abandonnait le frère, la femme le mari; chose presque incroyable, les pères et mères évitaient de soigner leurs fils. Ce nombre infini de malades

Matteo Villani blâme ceux qui se retirerent.

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