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n'avait donc d'autres ressources que la pitié de leurs amis (et de tels amis, il n'y en eut guère), ou bien l'avarice des serviteurs; encore ceux-ci étaient-ils des gens grossiers, peu habitués à un tel service, et qui n'étaient guère bons qu'à voir quand le malade était mort. De cet abandon universel résulta une chose jusque-là inouïe, c'est qu'une femme malade, tant belle, noble et gracieuse fùt-elle, ne craignait pas de se faire servir par un homme, même jeune, ni de lui laisser voir, si la nécessité de la maladie. l'y obligeait, tout ce qu'elle aurait montré à une femme; ce qui peut-être causa diminution d'honnêteté en celles qui guérirent. »

Pour la maligne bonhomie, tout aussi bien que pour l'insouciance, Boccace est le vrai frère de Froissart. Mais le conteur ici en dit plus que l'historien. Le Décaméron, dans sa forme même, dans le passage du tragique au plaisant, ne représente que trop les jouissances égoïstes qui suivent les grandes calamités 1. Son prologue nous introduit par le funèbre vestibule de la peste de Florence aux jolis jardins de Pampinea, à cette vie de rire, de rien faire et d'oubli calculé, que mènent ses conteurs, près de leurs belles maitresses, dans une sobre et discrète hygiène... Machiavel, dans son livre sur la peste de 1527, a moins de ménagements. Nulle part l'auteur du Prince ne me semble plus froidement cruel. Il se prend d'amour et de galants. propos dans une église en deuil. Ils se revoient avec surprise, comme des revenants, se savent bon gré de vivre, et se plaisent. L'entremetteuse, c'est la mort.

Selon le continuateur de Guillaume de Nangis: « Ceux qui restaient, hommes et femmes, se marièrent en foule. Les survivantes concevaient outre mesure. Il n'y en avait pas de stérile. On ne voyait d'ici et de là que femmes

1 App., 183.

grosses. Elles enfantaient qui deux, qui trois enfants à la fois. »

Ce fut, comme après tout grand fléau, comme après la peste de Marseille, comme après la Terreur, une joie sauvage de vivre, une orgie d'héritiers 1. Le roi, veuf et libre, allait marier son fils à sa cousine Blanche; mais quand il vit la jeune fille, il la trouva trop belle pour son fils et la garda pour lui. Il avait cinquante-huit ans, elle dix-huit. Le fils épousa une veuve qui en avait vingt-quatre, l'héritière de Boulogne et d'Auvergne, qui de plus lui donnait, avec la tutelle de son fils enfant, l'administration des deux Bourgognes. Le royaume souffrait, mais il s'arrondissait. Le roi venait d'acheter Montpellier et le Dauphiné. Le petitfils du roi épousa la fille du duc de Bourbon, le comte de Flandre celle du duc de Brabant. Ce n'était que noces et que fêtes.

Ces fètes tiraient un bizarre éclat des modes nouvelles qui s'étaient introduites depuis quelques années en France et en Angleterre. Les gens de la cour peut-être pour se distinguer davantage des chevaliers ès-lois, des hommes de robe longue, avaient adopté des vêtements serrés, souvent mi-partie de deux couleurs; leurs cheveux serrés en queue, leur barbe touffue, leurs monstrueux souliers à la poulaine qui remontaient en se recourbant, leur donnaient un air bizarre, quelque chose du diable ou du scorpion. Les femmes chargeaient leur tête d'une mitre énorme d'où flottaient des rubans, comme les flammes d'un mât. Elles ne voulaient plus de palefrois; il leur fallait de fougueux destriers. Elles portaient deux dagues à la ceinture. - L'Église prêchait en vain contre ces modes orgueilleuses et impudentes. Le sévère chroniqueur en parle rudement: «lls s'étaient mis, dit-il, à porter barbe longue, et robes courtes, si courtes qu'ils montraient leurs fesses...

Matteo Villani.

Ce qui causa parmi le populaire une dérision non petite; ils devinrent, comme l'événement le prouva souvent, d'autant mieux en état de fuir devant l'ennemi1. »

Ces changements en annonçaient d'autres. Le monde allait changer d'acteurs comme d'habits. Ces folies parmi les malheurs, ces noces précipitées le lendemain de la peste, devaient avoir aussi leurs morts. Le vieux Philippe de Valois ne tarda pas à languir près de sa jeune reine, et laissa la couronne à son fils (1350).

1 App., 181.

CHAPITRE II

Jean. Bataille de Poitiers. 1330-1356.

La peste de 1348 enleva, entre autres personnages célèbres, l'historien Jean Villani, et la belle Laure de Sades, celle qui, vivante ou morte, fut l'objet des chants de Pétrarque.

Laure, fille de messire Audibert, syndic du bourg de Noves, près d'Avignon, avait épousé Hugues de Sades, d'une vieille famille municipale de cette ville. Elle vécut honorablement à Avignon avec son mari, dont elle eut douze enfants. Cette union pure et fidèle, cette belle image de la famille, au milieu d'une ville si décriée pour ses mœurs, est sans doute ce qui toucha Pétrarque. Ce fut le 6 avril 1327, que Laure apparut pour la première fois au jeune exilé florentin, le vendredi de la semaine sainte, dans une église, entourée, comme il est probable, de son époux et de ses enfants. Dès lors cette noble image de jeune femme lui resta devant l'esprit.

Qu'on ne nous reproche pas comme une digression le peu que nous disons d'une Française qui inspira une si durable passion au plus grand poëte du siècle. L'histoire des mœurs est surtout celle de la femme. Nous avons parlé d'Héloïse et de Béatrix. Laure n'est pas, comme Héloïse, la femme qui aime et se donne. Ce n'est point la Beatrix de Dante, dans laquelle l'idéal domine et qui finit par se confondre avec l'éternelle beauté. Elle ne meurt

pas jeune; elle n'a pas la glorieuse transfiguration de la mort. Elle accomplit toute sa destinée sur la terre. Elle est épouse, elle est mère, elle vieillit, toujours adorée. Une passion si fidèle et si désintéressée à cette époque de sensualité grossière, méritait bien de rester parmi les plus touchants souvenirs du xive siècle. On aime à voir dans ces temps de mort une âme vivante, un amour vrai et pur, qui suffit à une inspiration de trente années. On rajeunit, à regarder cette belle et immortelle jeunesse d'âme.

Il la vit pour la dernière fois en septembre 1347. C'était au milieu d'un cercle de femmes. Elle était sérieuse et pensive, sans perles, sans guirlandes. Tout était déjà plein de la terreur de la contagion. Le poëte, ému, se retira, pour ne pas pleurer................. La nouvelle de sa mort lui parvint, l'année suivante, à Vérone. Il y écrivit la note touchante qu'on lit encore sur son Virgile. Il y remarque qu'elle est morte au même mois, au même jour et à la même heure, où il l'avait vue trente ans auparavant pour la première fois.

Le poëte avait vu périr en quelques années toutes ses espérances, tous les rêves de sa vie 2. Jeune, il avait espéré que la chrétienté se réconcilierait, et trouverait la paix intérieure dans une belle guerre contre les infidèles. Il avait écrit le célèbre canzone : « O aspettata in ciel beata e bella... » Mais quel pape prêchait la croisade? Jean XXII, le fils d'un cordonnier de Cahors, avocat avant d'être pape, cahorsin et usurier lui-même, qui entassait les millions, et brûlait ceux qui parlaient d'amour pur et de pauvreté.

L'Italie, sur laquelle Pétrarque plaça ensuite son espoir, n'y répondit pas davantage. Les princes flattaient Pétrarque, se disaient ses amis, mais aucun ne l'écoutait. Quels amis

' App., 183.

411.

2 App., 186.

13

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