La noblesse et la commune allaient combattre et se niesuraient, lorsqu'un tiers se leva auquel personne n'avait songé. Les souffrances du paysan avaient passé la mesure; tous avaient frappé dessus, comme une bête tombée sous la charge; la bête se releva enragée, et elle mordit. Nous l'avons déjà dit. Dans cette guerre chevaleresque que se faisaient à armes courtoises1 les nobles de France et d'Angleterre, il n'y avait au fond qu'un ennemi, une victime des maux de la guerre; c'était le paysan. Avant la guerre, celui-ci s'était épuisé pour fournir aux magnificences des seigneurs, pour payer ces belles armes, ces écussons émaillés, ces riches bannières qui se firent prendre à Crécy et à Poitiers. Après, qui paya la rançon? ce fut encore le paysan. Les prisonniers, relâchés sur parole, vinrent sur leurs terres, ramasser vitement les sommes monstrueuses qu'ils avaient promises sans marchander sur le champ de bataille. Le bien du paysan n'était pas long à inventorier. Maigres bestiaux, misérables attelages, charrue, charrette, et quelques ferrailles. De mobilier, il n'y en avait point. Nulle réserve, sauf un peu de grain pour semer. Cela pris et vendu, que restait-il sur quoi le seigneur eût recours? le corps, la peau du pauvre diable. On tâchait encore d'en tirer quelque chose. Apparemment, le rustre avait quelque cachette où il enfouissait. Pour le lui faire dire, on le travaillait rudement. On lui chauffait les pieds. On n'y plaignait ni le fer ni le feu. Il n'y a plus guère de châteaux; les édits de Richelieu, la révolution, y ont pourvu. Toutefois maintenant encore, lorsque nous cheminons sous les murs de Taillebourg ou de Tancarville, lorsqu'au fond des Ardennes, dans la gorge de Montcornet, nous envisageons sur nos têtes l'oblique et louche fenêtre qui nous regarde passer, le cœur se serre, 1 App., 212. nous ressentons quelque chose des souffrances de ceux qui, tant de siècles durant, ont langui au pied de ces tours. Il n'est même pas besoin pour cela que nous ayons lu les vieilles histoires. Les âmes de nos pères vibrent encore en nous pour des douleurs oubliées, à peu près comme le blessé souffre à la main qu'il n'a plus. Ruiné par son seigneur, le paysan n'était pas quitte. Ce fut le caractère atroce de ces guerres des Anglais ; pendant qu'ils rançonnaient le royaume en gros, ils le pillaient en détail. Il se forma par tout le royaume des compagnies, dites d'Anglais ou de Navarrais. Le Gallois Griffith désolait tout le pays entre Seine et Loire, l'Anglais Knolles la Normandie. Le premier à lui seul saccaga Montargis, Étampes, Arpajon, Montlhéry, plus de quinze villes ou gros bourgs 1. Ailleurs, c'étaient l'Anglais Audley, les Allemands Albrecht et Frank Hennekin. Un de ces chefs, Arnaud de Cervoles, qu'on appelait l'archiprêtre, parce qu'en effet, quoique séculier, il possédait un archiprêtré, laissa les provinces déjà pillées, traversa toute la France, jusqu'en Provence, mit à sac Salon et Saint-Maximin pour épouvanter Avignon. Le pape tremblant invita le brigand, le reçut comme un fils de France 2, le fit diner avec lui, et lui donna quarante mille écus, de plus l'absolution. Cervoles, en sortant d'Avignon, n'en pilla pas moins la ville d'Aix, d'où il alla en Bourgogne, pour en faire autant. Ces chefs de bande n'étaient pas, comme on pourrait croire, des gens de rien, de petits compagnons, mais des nobles, souvent des seigneurs. Le frère du roi de Navarre. pillait comme les autres 3. Dans les sauf-conduits qu'ils vendaient aux marchands qui approvisionnaient les villes, il exceptait nommément les choses propres aux nobles, les 1 Froissart. * Froissart. Philippe le Hardi duc de Bourgogne l'appelait son compère. Froissart l'appelle Monseigneur. parures militaires : « Chapeaux de castor, plumes d'autruche et fers de glaive 1. » Les chevaliers du xive siècle avaient une autre mission que ceux des romans, c'était d'écraser le faible. Le sire d'Aubrécicourt volait et tuait au hasard pour bien mériter de sa dame, Isabelle de Juliers, nièce de la reine d'Angleterre: « Car il était jeune et amoureux durement. » Il se faisait fort de devenir au moins comte de Champagne 2. La dissolution de la monarchie donnait à ces pillards des espérances folles. C'était à qui entrerait par ruse ou par force dans quelque château mal gardé. Les capitaines des places se croyaient libres de leurs serments. Plus de roi, plus de foi. Ils vendaient, échangeaient leurs places, leurs garni sons. Cette vie de trouble et d'aventures, après tant d'années d'obéissance sous les rois, faisait la joie des nobles. C'était comme une échappée d'écoliers, qui ne ménagent rien dans leurs jeux. Froissart, leur historien, ne se lasse pas de conter ces belles histoires. Il s'intéresse à ces pillards, prend part à leurs bonnes fortunes : « Et toujours gagnoient pauvres brigands, etc. . » Il ne lui arrive nulle part de douter de leur loyauté. A peine doute-t-il de leur salut *. Froissart. Idem. 3. Et toujours gagnoient pauvres brigands à piller villes et châteaux... Ils épioient une bonne ville ou châtel, une journée ou deux loin, et puis s'assembloient et entroient en cette ville droit sur le point du jour, et boutoient le feu en une maison ou deux; et ceux de la ville cuidoient que ce fussent mille armures de fer;... si s'enfuyoient... et ces brigands brisoient maisons, coffres et écrins... Et gagnèrent ainsi plusieurs châteaux et les revendirent. Entre les autres, eut un brigand qui épia le fort châtel de Combourne en Limosin, avec trente de ses compagnons et l'échellèrent, et gagnèrent le seigneur dedans, et le mirent en prison en son châtel même, et le tinrent si longtemps, qu'il se rançonna atout vingt-quatre mille écus, et encore détint ledit brigand le châtel. Et par ses prouesses le roi de France le voulut avoir de lez lui, et acheta son châtel vingt mille écus et fut huissier d'armes du roi de France. Et étoit appelé ce brigand Bacon. » Le coursier de Croquard trébucha et rompit à son maître le col. Je L'effroi était tel à Paris, que les bourgeois avaient offert à Notre-Dame une bougie qui, disait-on, avait la longueur du tour de la ville 1. On n'osait plus sonner dans les églises, si ce n'est à l'heure du couvre-feu, de crainte que les habitants en sentinelle sur les murailles n'entendissent venir l'ennemi. Combien la terreur n'était-elle pas plus grande dans les campagnes! Les paysans ne dormaient plus. Ceux des bords de la Loire passaient les nuits dans les îles, ou dans des bateaux arrêtés au milieu du fleuve. En Picardie les populations creusaient la terre et s'y réfugiaient. Le long de la Somme, de Péronne à l'embouchure, on comptait encore au dernier siècle trente de ces souterrains 2. C'est là qu'on pouvait avoir quelque impression de l'horreur de ces temps. C'étaient de longues allées voûtées de sept ou huit pieds de large, bordées de vingt ou trente chambres, avee puits au centre, pour avoir à la fois de l'air et de l'eau. Autour du puits, de grandes chambres pour les bestiaux. Le soin et la solidité qu'on remarque dans ces constructions indique assez que c'était une des demeures ordinaires de la triste population de ces temps. Les familles s'y entassaient à l'approche de l'ennemi. Les femmes, les enfants, y pourrissaient des semaines, des mois, pendant que les hommes allaient timidement au clocher, voir si les gens de guerre s'éloignaient de la campagne. Mais ils ne s'en allaient pas toujours assez vite pour que les pauvres gens pussent semer ou récolter. Ils avaient beau se réfugier sous la terre, la faim les y atteignait. Dans la Brie et le Beauvaisis surtout, il n'y avait plus de ressources 3. ne sais que son avoir devint ni qui eut l'âme, mais je sais que Croquard fina ainsi. Froissart. 1 Chroniques de Saint-Denis. 2 App., 213. « Dont un si cher temps vint en France, que on vendoit un tonnelet de harengs trente écus, et toutes autres choses à l'avenant, et mouroient les petites gens de faim, dont c'étoit grand'pitié; et dura cette-dureté et ce cher temps plus de quatre ans. Froissart. App., 214. Tout était gâté, détruit. Il ne restait plus rien que dans les châteaux. Le paysan, enragé de faim et de misère, força les châteaux, égorgea les nobles. Jamais ceux-ci n'auraient voulu croire à une telle audace. Ils avaient ri tant de fois, quand on essayait d'armer ces populations simples et dociles, quand on les traînait à la guerre! On appelait par dérision le paysan Jacques Bonhomme, comme nous appelons Jeanjeans, nos conscrits. Qui aurait craint de maltraiter des gens qui portaient si gauchement les armes ? C'était un dicton entre les nobles: « Oignez vilain, il vous poindra; poignez vilain, il vous oindra 2. >>>> Les Jacques payèrent à leurs seigneurs un arriéré de plusieurs siècles. Ce fut une vengeance de désespérés, de damnés. Dieu semblait avoir si complétement délaissé ce monde !... Ils n'égorgeaient pas seulement leurs seigneurs, mais tâchaient d'exterminer les familles, tuant les jeunes héritiers, tuant l'honneur en violant les dames 3. Puis, ces sauvages s'affublaient de beaux habits, eux et leurs femmes, se paraient de belles dépouilles sanglantes. Et toutefois, ils n'étaient pas tellement sauvages, qu'ils n'allassent avec une sorte d'ordre, par bannières, et sous un capitaine, un des leurs, un rusé paysan qui s'appelait Guillaume Callet: « Et en ces assemblées avoit gens de labour le plus, et si y avoit de riches hommes bourgeois et aultres 5.» « Quand on leur demandoit, dit Froissart, pourquoi ils faisoyent ainsi, ils répondoient qu'ils ne savoient, mais qu'ils faisoyent ainsi qu'ils veoyent les autres faire; et pensoyent qu'ils dussent en telle manière 1 App., 215. App., 216. - -App., 217. ▲ Ou.Caillet, dans les Chroniques de France; Karle, dans le Continua. teur de Nangis; Jacques Bonhomme, selon Froissart et l'auteur ano nyme de la première Vie d'Innocent VI: Et l'élurent le pire des mauvais, et ce roi on appeloit Jacques Bonhomme. Froissart. V. sur Calle, M. Perrens, page 217. 1860. Chron. de Saint-Denis. App., 218. |