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de tout le pays; car, lui vivant, jamais les Anglais n'y seraient venus'.

Il est difficile de ne pas être touché de ce naïf récit. Ces paysans qui ne se mettent en défense qu'en demandant permission, cet homme fort et humble, ce bon géant, qui obéit volontiers, comme le saint Christophe de la légende, tout cela présente une belle figure du peuple. Ce peuple est visiblement simple et brute encore, impétueux, aveugle, demi-homme et demi-taureau... Il ne sait ni garder ses portes, ni se garder lui-même de ses appétits. Quand il a battu l'ennemi comme blé en grange, quand il l'a suffisamment charpenté de sa hache, et qu'il a pris chaud à la besogne, le bon travailleur, il boit froid, et se couche pour mourir. Patience; sous la rude éducation des guerres, sous la verge de l'Anglais, la brute va se faire homme. Serrée de plus près tout à l'heure, et comme tenaillée, elle échappera, cessant d'être elle-même, et se transfigurant; Jacques deviendra Jeanne, Jeanne la vierge, la Pucelle.

Le mot vulgaire, un bon Français, date de l'époque des Jacques et de Marcel 2. La Pucelle ne tardera pas à dire: Le cœur me saigne quand je vois le sang d'un François. » Un tel mot suffirait pour marquer dans l'histoire le vrai commencement de la France. Depuis lors, nous avons une patrie. Ce sont des Français que ces paysans, n'en rougissez pas, c'est déjà le peuple Français, c'est vous, ô France! Que l'histoire vous les montre beaux ou laids, sous le capuce de Marcel, sous la jaquette des Jacques, vous ne devez pas les méconnaitre. Pour nous, parmi tous les combats des nobles, à travers les beaux coups de lance où s'amuse l'insouciant Froissart, nous cherchons ce pauvre peuple. Nous l'irions prendre dans cette grande mêlée,

1. Migravit de sæculo... Quandiù vixisset, ad locum illum Anglici non venissent. Contin. G. de Nangis.

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2. Volo esse bonus Gallicus. Contin. G. de Nangis, ann 1839,

sous l'éperon des gentilshommes, sous le ventre des chevaux. Souillé, défiguré, nous l'amènerons tel quel au jour de la justice et de l'histoire, afin que nous puissions lui dire, à ce vieux peuple du xive siècle : « Vous êtes mon père, vous êtes ma mère. Vous m'avez conçu dans les larmes. Vous avez sué la sueur et le sang pour me faire une France. Bénis soyez-vous dans votre tombeau! Dieu me garde de vous renier jamais ! »

Lorsque le dauphin rentra dans Paris, appuyé sur le meurtrier, il y eut, comme toujours en pareille circonstance, des cris, des acclamations. Ceux qui le matin s'étaient armés pour Marcel cachaient leurs capuces rouges, et criaient plus fort que les autres 1.

Avec tout ce bruit, il n'y avait pas beaucoup de gens qui eussent confiance au dauphin. Sa longue taille maigre, sa face pâle et son visage longuet 2, n'avaient jamais plu au peuple. On n'en attendait ni grand bien, ni grand mal; il y eut cependant des confiscations et des supplices contre le parti de Marcel 3. Pour lui, il n'aimait, il ne haïssait personne. Il n'était pas facile de l'émouvoir. Au moment même de son entrée, un bourgeois s'avança hardiment et dit tout haut: « Par Dieu ! sire, si j'en fusse cru, vous n'y fussiez entré; mais on y fera peu pour vous. » Le comte de Tancarville voulait tuer le vilain; le prince le retint et répondit : « On ne vous croira pas, beau sire. »

La situation de Paris n'était pas meilleure. Le dauphin n'y pouvait rien. Le roi de Navarre occupait la Seine au

1 a Illa rubea capucia, quæ anteâ pomposè gerebantur, abscondita.... Cont. G. de Nangis.

2. De corsage estoit hault et bien formé, droit et lé par les espaules, et haingre par les flans; groz bras et beauls membres, visage un peu longuet, grant front et large; la chière ot assez pale, et croy que ce, et ce qu'il estoit moult maigre, luy estoit venu par accident de maladie; chault, furieus en nul cas n'estoit trouvé. Christ. de Pisan. 3 App., 227.

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Pensa ce prudent prince, ajoute Christine de Pisan, que si l'on tuoit cet homme, la ville se fust bien pu émouvoir. »

dessus et au-dessous. Il ne venait plus de bois de la Bourgogne, ni rien de Rouen. On ne se chauffait qu'en coupant des arbres. Le setier de blé qui se donne ordinairement pour douze sols, dit le chroniqueur, se vend maintenant trente livres et plus. Le printemps fut beau et doux, nouveau chagrin pour tant de pauvres gens des campagnes qui étaient enfermés dans Paris, et qui ne pouvaient cultiver leurs champs, ni tailler leurs vignes 2.

Il n'y avait pas moyen de sortir. Les Anglais, les Navarrais couraient le pays. Les premiers s'étaient établis à Creil, qui les rendait maitres de l'Oise. Ils prenaient partout des forts, sans s'inquiéter des trêves. Les Picards essayaient de leur résister. Mais les gens de Touraine, d'Anjou et de Poitou leur achetaient des sauf-conduits, leur payaient des tributs 3.

Le roi de Navarre, en voyant les Anglais se fixer ainsi au cœur du royaume, finit par en être lui-même plus effrayé que le dauphin. Il fit sa paix avec lui, sans stipuler aucun avantage, et promit d'être bon Français. Les Navarrais n'en continuèrent pas moins de rançonner les bateaux sur la haute Seine. Toutefois cette réconciliation du dauphin et du roi de Navarre donnait à penser aux Anglais. En même temps des Normands, des Picards, des Flamands, firent ensemble une expédition pour délivrer, disaient-ils, le roi Jean 5. Ils se contentèrent de brûler une ville anglaise. Du moins les Anglais surent aussi ce que c'étaient que les maux de la guerre.

Les conditions qu'ils voulaient d'abord imposer à la France étaient monstrueuses, inexécutables. Ils deman

1 App., 228.

Vineæ quæ amoenissimum illum desideratum liquorem ministrant, qui lætiticare solet cor hominis... non cultivatæ. Cont. G. de Nangis.

* App., 229. - 4 Volo esse bonus Gallicus de cætero. Ibid. 3. Posuerunt se in mare, ut ad Angliam invadendum transfreta. re.it. Cont. G. de Nangis.

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daient non-seulement tout ce qui est en face d'eux, Calais, Montreuil, Boulogne, le Ponthieu, non-seulement l'Aquitaine (Guyenne, Bigorre, Agénois, Quercy, Périgord, Limousin, Poitou, Saintonge, Aunis), mais encore la Touraine, l'Anjou, et de plus la Normandie; c'est-à-dire qu'il ne leur suffisait pas d'occuper le détroit, de fermer la Garonne ; ils voulaient aussi fermer la Loire et la Seine, boucher le moindre jour par où nous voyons l'Océan, crever les yeux de la France.

Le roi Jean avait signé tout, et promis de plus quatre millions d'écus d'or pour sa rançon. Le dauphin, qui ne pouvait se dépouiller ainsi, fit refuser le traité par une assemblée de quelques députés des provinces, qu'il appela états généraux. Ils repondirent: « Que le roi Jean de-. meurat encore en Angleterre, et que quand il plairoit à Dieu, il y pourvoiroit de remède 1. »

Le roi d'Angleterre se mit en campagne, mais cette fois pour conquérir la France. Il voulait d'abord aller à Reims, et s'y faire sacrer 2. Tout ce qu'il y avait de noblesse en Angleterre l'avait suivi à cette expédition. Une autre armée l'attendait à Calais, sur laquelle il ne comptait pas. Une foule d'hommes d'armes et de seigneurs d'Allemagne et des Pays-Bas, entendant dire qu'il s'agissait d'une conquête, et espérant un partage, comme celui de l'Angleterre par les compagnons de Guillaume le Conquérant, avaient voulu être aussi de la fête. Hs croyaient déjà « tant gagner qu'ils ne seroient jamais pauvres 3. » Ils attendirent Édouard jusqu'au 28 octobre, et il eut grand'peine à s'en débarrasser. Il fallut qu'il les aidat à retourner chez cux, qu'il leur prêtât de l'argent, à ne jamais rendre.

Édouard avait amené avec lui six mille gens d'armes couverts de fer, son fils, ses trois frères, ses princes, ses grands seigneurs. C'était comme une émigration des An

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glais en France. Pour faire la guerre confortablement, ils, traînaient six mille chariots, des fours, des moulins, des forges, toute sorte d'ateliers ambulants. Ils avaient poussé la précaution jusqu'à se munir de meutes pour chasser, et de nacelles de cuir pour pêcher en carême 1. Il n'y avait rien en effet à attendre du pays, c'était un désert; depuis trois ans, on ne semait plus 2. Les villes, bien fermées, se gardaient elles-mêmes; elles savaient qu'il n'y avait pas de merci à attendre des Anglais..

Du 28 octobre au 30 novembre ils cheminèrent à travers la pluie et la boue, de Calais à Reims. Ils avaient compté sur les vins. Mais il pleuvait trop ; la vendange ne valut rien. Ils restèrent sept semaines à se morfondre devant Reims, gâtèrent le pays tout autour, mais Reims ne bougea pas. De là ils passèrent devant Chalons, Bar-le-Duc, Troyes; puis ils entrèrent dans le duché de Bourgogne. Le duc composa avec eux pour deux cent mille écus d'or. Ce fut une bonne affaire pour l'Anglais, qui autrement n'eût rien tiré de toute cette grande expédition.

Il vint camper tout près de Paris, fit ses pâques à Chanteloup, et approcha jusqu'à Bourg-la-Reine. « De la Seine jusqu'à Étampes, dit le témoin oculaire, il n'y a plus un seul homme. Tout s'est réfugié aux trois faubourgs de Saint-Germain, Saint-Marcel et Notre-Dame-des Champs... Montihéry et Longjumeau sont en feu... On distingue dans tous les alentours la fumée des villages, qui monte jusqu'au ciel... Le saint jour de Pàques, j'ai vu aux Carmes officier les prêtres de dix communes... Le lendemain, on a donné ordre de brûler les trois faubourgs, et permis à tout homme. d'y prendre ce qu'il pourrait; bois, fer, tuiles et le reste. Il n'a pas manqué de gens pour le faire bien vite. Les uns pleuraient, les autres riaient... Près de Chanteloup,, douze cents personnes, hommes, femmes et enfants,

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