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aux Guelfes de Florence qui lui demandaient ce qu'il fallait faire des Gibelins prisonniers 1.

Mais l'Italie était trop petite. Il ne s'y trouvait pas à l'aise. De Syracuse il regardait l'Afrique, d'Otrante l'empire grec. Déjà il avait donné sa fille au prétendant latin de Constantinople, au jeune Philippe, empereur sans empire.

Les papes avaient lieu de se repentir de leur triste victoire sur la maison de Souabe. Leur vengeur, leur cher fils, était établi chez eux et sur eux. Il s'agissait désormais de savoir comment ils pourraient échapper à cette terrible amitié. Ils sentaient avec effroi l'irrésistible force, l'attraction maligne que la France exerçait sur eux. Ils voulaient, un peu tard, s'attacher l'Italie. Grégoire X essayait d'assoupir les factions que ses prédécesseurs avaient nourries si soigneusement; il demandait qu'on supprimât les noms de Guelfes et de Gibelins. Les papes avaient toujours combattu les empereurs d'Allemagne et de Constantinople; Grégoire se déclara l'ami des deux empires. Il proclama la réconciliation de l'Église grecque. Il vint à bout de terminer le grand interrègne d'Allemagne, faisant du moins nommer un empereur tel quel, un simple chevalier dont la maigre et chauve figure, dont les coudes percés, rassuraient les princes électeurs contre ce nom d'Empereur naguère si formidable. Ce pauvre empereur fut pourtant Rodolphe de Habsbourg; sa maison fut la maison d'Autriche, fondée ainsi par les papes contre celle de France 2.

Le plan de Grégoire X était de mener lui-même l'Europe à la croisade avec son nouvel Empereur, de relever ainsi l'Empire et la Papauté. Nicolas III, romain, et de la maison Orsini, eut un autre projet : il voulait fonder en faveur des siens un royaume central d'Italie. Il saisit le moment où Rodolphe venait de remporter sa grande victoire sur le

1 On n'épargna qu'un enfant qu'on envoya au roi de Naples, et qui mourut en prison dans la tour de Capoue.

2 Schmidt.

roi de Bohême. Il intimida Charles par Rodolphe. Le roi de Naples, qui ne rêvait que Constantinople, sacrifia le titre de sénateur de Rome et de vicaire impérial. Et cependant Nicolas signait secrètement avec l'Aragon et les Grecs une ligue pour le renverser.

Conjuration au dehors, conjuration au dedans. Les Italiens se croient maîtres en ce genre. Ils ont toujours conspiré, rarement réussi; mais pour ce peuple artiste, une telle entreprise était une œuvre d'art où il se complaisait, un drame sans fiction, une tragédie réelle. Ils y cherchaient l'effet du drame. Il y fallait de nombreux spectateurs, une occasion solennelle, une grande fète, par exemple; le théâtre était souvent un temple, le moment celui de l'élévation 1.

La conjuration dont nous allons parler était bien autre chose que celle des Pazzi, des Olgiati. Il ne s'agissait pas de donner un coup de poignard, et de se faire tuer en tuant un homme, ce qui d'ailleurs ne sert jamais à rien. Il fallait remuer le monde et la Sicile, conspirer et négocier, encourager l'une par l'autre la ligue et l'insurrection; il fallait soulever un peuple et le contenir, organiser toute une guerre, sans qu'il y parût. Cette entreprise, si difficile, était aussi de toutes la plus juste; il s'agissait de chasser l'étranger.

La forte tête qui conçut cette grande chose et la mena à bout, une tête froidement ardente, durement opiniâtre et astucieuse, comme on en trouve dans le Midi, ce fut un Calabrois, un médecin 2. Ce médecin était un seigneur de la cour de Frédéric II. Il était seigneur de l'île de Prochyta, et comme médecin, il avait été l'ami, le confident de Fré

Ce fut en effet ce moment que prirent les Pazzi pour assassiner les Médicis, et Olgiati pour tuer Jean Galeas Sforza.

• Procida était tellement distingué comme médecin, qu'un noble napolitain demanda à Charles II d'aller trouver Procida en Sicile, pour se faire guérir d'une maladie.

déric et de Manfred. Pour plaire à ces libres penseurs du xe siècle, il fallait être médecin, arabe ou juif. On entrait chez eux par l'école de Salerne plutôt que par l'Église. Vraisemblablement, cette école apprenait à ses adeptes quelque chose de plus que les innocentes. prescriptions qu'elle nous a laissées dans ses vers léonins.

Après la ruine de Manfred, Procida se réfugia en Espagne. Examinons quelle était la situation des divers royaumes espagnols, ce qu'on pouvait attendre d'eux contre la maison de France.

D'abord, la Navarre, le petit et vénérable berceau de l'Espagne chrétienne, était sous la main de Philippe III. Le dernier roi national avait appelé contre les Castillans les Maures, puis les Français. Son neveu, Henri, comte de Champagne, n'ayant qu'une fille, remit en mourant cette enfant au roi de France, qui, comme nous l'avons dit, la donna à son fils. Philippe III, qui venait d'hériter de Toulouse, se trouvait bien près de l'Espagne. Il n'avait, ce semble, qu'à descendre des pors des Pyrénées dans sa ville de Pampelune, et prendre le chemin de Burgos.

Mais l'expérience a prouvé qu'on ne prend pas l'Espagne ainsi. Elle garde mal sa porte; mais tant pis pour qui entre. Le vieux roi de Castille, Alphonse X, beau-père et beau-frère du roi de France, voulut en vain laisser son royaume aux fils de son aîné, qui, par leur mère, étaient fils de saint Louis. Alphonse n'avait pas bonne réputation chez son peuple, ni comme Espagnol, ni comme chrétien. Grand clerc, livré aux mauvaises sciences de l'alchimie et de l'astrologie, il s'enfermait toujours avec ses juifs1, pour faire de la fausse monnaie2, ou de fausses lois, pour altérer d'un mélange romain le droit gothique 3. Il n'aimait pas

Les rois d'Espagne les employaient de préférence aux XIII et xiv• siècles. Les Aragonais se plaignaient aussi à la même époque des trésoriers et receveurs que eran judios. Curita.

* Ferreras.

• App., 1.

l'Espagne; sa manie était de se faire Empereur. Et l'Espagne le lui rendait bien. Les Castillans se donnèrent euxmêmes pour roi, conformément au droit des Goths, le second fils d'Alphonse, Sanche le brave, le Cid de ce temps-là 1. Déshérité par son père, menacé à la fois par les Français et par les Maures, de plus excommunié par le pape pour avoir épousé sa parente, Sanche fit tête à tout, et garda sa femme et son royaume. Le roi de France fit de grandes menaces, rassembla une grande armée, prit l'oriflamme, entra en Espagne jusqu'à Salvatierra. Là, il s'aperçut qu'il n'avait ni vivres ni munitions, et ne put avancer.

C'était une glorieuse époque pour l'Espagne. Le roi d'Aragon, D. Jayme, fils du roi troubadour qui périt à Muret en défendant le comte de Toulouse, venait de conquérir sur les Maures les royaumes de Majorque et de Valence. D. Jayme avait, telle est l'emphase espagnole, gagné trente-trois batailles, fondé ou repris deux mille églises. Mais il avait, dit-on, encore plus de maîtresses que d'églises. Il refusait au pape le tribut promis par ses prédécesseurs. Il avait osé faire épouser à son fils D. Pedro la propre fille de Manfred, le dernier rejeton de la maison de Souabe.

Les rois d'Aragon, toujours guerroyant contre Maures ou chrétiens, avaient besoin d'être aimés de leurs hommes, et l'étaient. Lisez le portrait qu'en a tracé le brave et naïf Ramon Muntaner, l'historien soldat, comine ils rendaient bonne justice, comme ils acceptaient les invitations de leurs sujets, comme ils mangeaient en public devant tout le monde, acceptant, dit-il, ce qu'on leur offrait, fruit, vin ou autre chose, et ne faisant pas difficulté d'en goùter 2. Muntaner oublie une chose, c'est que ces rois si po

C'est ce Sanche qui répondait aux menaces de Miramolin : « Je tiensle gâteau d'une main et le bâton de l'autre; tu peux choisir.. Ferreras. Il se sentit assez populaire pour ôter toute exemption d'impôt aux nobles et aux ordres militaires.App., 2.

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pulaires n'étaient pas renommés par leur loyauté. C'étaient de rusés montagnards d'Aragon, de vrais Almogavares, demi-Maures, pillant amis et ennemis.

Ce fut près du jeune roi D. Pedro que se retira d'abord le fidèle serviteur de la maison de Souabe, près de la fille de ses maîtres, la reine Constance. L'Aragonais le reçut bien, lui donna des terres et des seigneuries. Mais il accueillit froidement ses conseils belliqueux contre la maison de France; les forces étaient trop disproportionnées. La haine de la chrétienté contre cette maison avait besoin d'augmenter encore. Il aima mieux refuser et attendre. Il laissa l'aventurier agir, sans se compromettre. Pour éviter tout soupçon de connivence, Procida vendit ses biens d'Espagne ́et disparut. On ne sut ce qu'il était devenu.

Il était parti secrètement en habit de franciscain. Cet humble déguisement était aussi le plus sûr. Ces moines allaient partout: ils demandaient, mais vivaient de peu, et partout, étaient bien reçus. Gens d'esprit, de ruse et de faconde, ils s'acquittaient discrètement de maintes commissions mondaines. L'Europe était remplie de leur activité. Messagers et prédicateurs, diplomates parfois, ils étaient alors ce que sont aujourd'hui la poste et la presse. Procida prit donc la sale robe des Mendiants, et s'en alla, humblement et pieds nus, chercher par le monde des ennemis à Charles d'Anjou.

Les ennemis ne manquaient pas. Le difficile était de les accorder et de les faire agir de concert et à temps. D'abord il se rend en Sicile, au volcan même de la révolution, voit, écoute et observe. Les signes de l'éruption prochaine étaient visibles, rage concentrée, sourd bouillonnement, et le murmure et le silence. Charles épuisait ce malhoureux peuple pour en soumettre un autre. Tout était plein de préparatifs et de menaces contre les Grecs. Procida passe à Constantinople, il avertit Paléologue, lui donne des renseignements précis. Le roi de Naples avait déjà fait

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