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Pourtant, à force d'argent, on trouva un homme déterminé, qui vint à cheval dans la halle, et cria d'abord, pour amasser la foule : « Argenterie du roi volée! Récompense à qui la rendra!» Puis quand tout le monde écouta, il piqua des deux, en criant que le lendemain on aurait à payer l'impôt.

Le lendemain, un des collecteurs se hasarda à demander un sol à une femme qui vendait du cresson 1; il fut assommé. L'alarme fut si terrible, que l'évêque, les principaux bourgeois, le prévôt même qui devait mettre l'ordre, se sauvèrent de Paris. Les furieux couraient toute la ville avec des maillets tout neufs qu'ils avaient pris à l'arsenal. Ils les essayèrent sur la tête des collecteurs. L'un deux s'était réfugié à Saint-Jacques, et tenait la Vierge embrassée; il fut égorgé sur l'autel (1er mars 4382). Ils pillèrent les maisons des morts; puis sous prétexte qu'il y avait des collecteurs ou des juifs dans Saint-Germain-desPrés, ils forcèrent et pillèrent la riche abbaye. Ces gens, qui violaient les monastères et les églises, respectèrent le palais du roi.

Ayant forcé le Châtelet, ils y trouvèrent Aubriot, le délivrèrent, et le prirent pour capitaine. Mais l'ancien prévót était trop avisé pour rester avec eux. La nuit se passa à boire, et le matin ils trouvèrent que leur capitaine s'était sauvé. Le seul homme qui leur tint tête et gagna quelque chose sur eux, c'était le vieux Jean Desmarets, avocat général. Ce bon homme, qu'on aimait beaucoup dans la ville, empêcha bien d'autres excès. Sans lui, ils auraient détruit le pont de Charenton.

Rouen s'était soulevé avant Paris, et se soumit avant. Paris commença à s'alarmer. L'Université, le bon vieux Desmarets, intercédèrent pour la ville. Ils obtinrent une amnistie pour tous, sauf quelques-uns des plus notés, que

1 Religieux de Saint-Denis.

l'on fit tout doucement jeter, la nuit, à la rivière. Cependant, il n'y avait pas moyen de parler d'impôt aux Parisiens. Les princes assemblèrent à Compiègne les députés de plusieurs autres villes de France (mi-avril 1382). Ces députés demandèrent à consulter leurs villes, et les villes ne voulurent rien entendre1. Il fallut que les princes cédassent. Ils vendirent aux Parisiens la paix pour cent mille francs.

Ce qui brusqua l'arrangement, c'est que le régent était forcé de partir; il ne pouvait plus différer son expédition d'Italie. La reine Jeanne de Naples, menacée par son cousin Charles de Duras, avait adopté Louis d'Anjou, et l'appelait depuis deux ans. Mais, tant qu'il avait eu quelque chose à prendre dans le royaume, il n'avait pu se décider à se mettre en route. Il avait employé ces deux ans à piller la France et l'Église de France. Le pape d'Avignon, espérant qu'il le déferait de son adversaire de Rome, lui avait livré non-seulement tout ce que le Saint-Siége pouvait recevoir, mais tout ce qu'il pourrait emprunter, engageant, de plus, en garantie de ces emprunts, toutes les terres de l'Eglise3. Pour lever cet argent, le duc d'Anjou avait mis partout chez les gens d'église des sergents royaux, des garnisaires, des mangeurs, comme on disait. Ils en étaient réduits à vendre les livres de leurs églises, les ornements, les calices, jusqu'aux tuiles de leurs toits.

Le duc d'Anjou partit enfin, tout chargé d'argent et de malédictions (fin avril 1382). Il partit lorsqu'il n'était plus temps de secourir la reine Jeanne. La malheureuse, fascinée par la terreur, affaissée par l'àge ou par le souvenir de son crime, avait attendu son ennemi. Elle était déjà prisonnière, lorsqu'elle eut la douleur de voir enfin devant

1. Quibusdam ex potentioribus urbibus. . Potius mori optamus quam loventur. Religieux.

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3

App., 7. — App., 8.

Naples la flotte provençale, qui l'eût sauvée quelques jours plus tôt. La flotte parut dans les premiers jours de mai. Le 42, Jeanne fut étouffée sous un matelas.

Louis d'Anjou, qui se souciait peu de venger sa mère adoptive, avait envie de rester en Provence, et de recueillir ainsi le plus liquide de la succession; le pape le poussa en Italie. Il semblait, en effet, honteux de ne rien faire avec une telle armée, une telle masse d'argent. Tout cela ne servait à rien. Louis d'Anjou n'eut pas même la consolation de voir son ennemi. Charles de Duras s'enferma dans les places, et laissa faire le climat, la famine, la haine du peuple. Louis d'Anjou le défia par dix fois. Au bout de quelques mois, l'armée, l'argent, tout était perdu. Les nobles coursiers de bataille étaient morts de faim; les plus fiers chevaliers étaient montés sur des ânes. Le duc avait vendu toute sa vaisselle, tous ses joyaux, jusqu'à sa couronne. Il n'avait sur sa cuirasse qu'une méchante toile peinte. Il mourut de la fièvre, à Bari. Les autres revinrent comme ils purent, en mendiant, ou ne revinrent pas (1384).

Des trois oncles de Charles VI, l'aîné, le duc d'Anjou, alla ainsi se perdre à la recherche d'une royauté d'Italie. Le second, le duc de Berri, s'en était fait une en France, gouvernant d'une manière absolue le Languedoc et la Guienne, et ne se mêlant pas du reste. Le troisième, le duc de Bourgogne, débarrassé des deux autres, put faire ce qu'il voulait du roi et du royaume. La Flandre était son héritage, celui de sa femme; il mena le roi en Flandre, pour y terminer une révolution qui mettait ses espérances en danger.

Il y avait alors une grande émotion dans toute la chrétienté. Il semblait qu'une guerre universelle commençat, des petits contre les grands. En Languedoc, les paysans, furieux de misère faisaient main basse sur les nobles et sur les prêtres, tuant sans pitié tous ceux qui n'avaient pas les mains dures et calleuses, comme eux;

leur chef s'appelait Pierre de la Bruyère. Les chaperons blancs de Flandre suivaient un bourgeois de Gand; les eiompi de Florence, un cardeur de laine; les compagnons de Rouen avaient fait roi, bon gré mal gré, un drapier, « un gros homme, pauvre d'esprit 2. » En Angleterre, un couvreur menait le peuple à Londres, et dictait au roi l'affranchissement général des serfs.

L'effroi était grand. Les gentilshommes, attaqués partout en même temps, ne savaient à qui entendre. « L'on craignoit, dit Froissart, que toute gentillesse ne pérît. »> Dans tout cela, pourtant, il n'y avait nul concert, nul ensemble. Quoique les maillotins de Paris eussent essayé de correspondre avec les blancs chaperons de Flandre 3; tous ces mouvements, analogues en apparence, procédaient de causes au fond si différentes, qu'ils ne pouvaient s'accorder, et devaient être tous comprimés isolément.

En Flandre, par exemple, la domination d'un comte français, ses exactions, ses violences, avaient décidé la crise; mais il y avait un mal plus grave encore, plus profond, la rivalité des villes de Gand et de Bruges, leur tyrannie sur les petites villes et sur les campagnes. La guerre avait commencé par l'imprudence du comte, qui, pour faire de l'argent, vendit à ceux de Bruges le droit de faire passer la Lys dans leur canal, au préjudice de Gand. Cette grosse ville de Bruges, alors le premier comptoir de la chrétienté, avait étendu autour d'elle un monopole impitoyable. Elle empêchait les ports d'avoir des entrepôts,

1 Ils tuèrent ainsi un écuyer écossais, après l'avoir couronné de fer rouge, et un religieux de la Trinité, qu'ils traversèrent de part en part d'une broche de fer. Le lendemain, ayant pris un prêtre qui allait à la cour de Rome, ils lui coupèrent le bout des doigts, lui enlevèrent la peau de sa tonsure et le brûlèrent.

2 App., 9.

On trouva, dit-on, au pillage de Courtrai des lettres de bourgeois de Paris qui établissaient leurs intelligences avec les Flamands. V. aussi App., 18. App., 10.

• App., 11.

les campagnes de fabriquer 1; elle avait établi sa domination sur vingt-quatre villes voisines. Elle ne put prévaloir sur Gand. Celle-ci, bien mieux située, au rayonnement des fleuves et des canaux, était d'ailleurs plus peuplée, et d'un peuple violent, prompt à tirer le couteau. Les Gantais tombèrent sur ceux de Bruges, qui détournèrent leur fleuve, tuèrent le bailli du comte, brûlèrent son château. Ypres, Courtrai se laissèrent entraîner par eux. Liége, Bruxelles, la Hollande même, les encourageaient, et regrettaient d'être si loin. Liége leur envoya six cents charrettes de farine.

Gand ne manqua pas d'habiles meneurs. Plus on en tuait, plus il s'en trouvait. Le premier, Jean Hyoens, qui dirigea le mouvement, fut empoisonné; le second, décapité en trahison. Pierre Dubois, un domestique d'Hyoens, succéda; et voyant les affaires aller mat, il décida les Gantais, pour agir avec plus d'unité, à faire un tyran3. Ce fut Philippe Artewelde, fils du fameux Jacquemart, sinon aussi habile, du moins aussi hardi que son père. Assiégé, sans secours, sans vivres, il prend ce qui restait, cinq charrettes de pain, deux de vin; avec cinq mille Gantais, il marche droit à Bruges, où était le comte. Les Brugeois, qui se voyaient quarante mille, sortent fièrement, et se sauvent aux premiers coups. Les Gantais entrent dans la ville avec les fuyards, pillent, tuent, surtout les gens des gros métiers. Le comte échappa en se cachant dans le lit d'une vieille femme. (3 mai 1382.)

Le duc de Bourgogne, gendre et héritier du comte de Flandre, n'eut pas de peine à faire croire au jeune roi que la noblesse était déshonorée, si on laissait l'avantage à de tels ribauds. Ils avaient d'ailleurs couru le pays de Tournai, qui était terre de France. Une guerre en Flandre, dans ce riche pays, était une fête pour les gens de guerre;

il

1 App., 12. 2 App., 13.

4 - 3 App., 14.

App., 15.

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