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ne fallait pas croire à la légère qu'un homme était tué; aussi, selon un autre récit, le grand homme au chaperon rouge vint, avec un falot de paille, regarder à terre si la besogne avait été faite consciencieusement. Il n'y avait rien à dire; le mort était taillé en pièces, le bras droit était tranché à deux places, au coude, au poignet; le poing gauche était détaché, jeté au loin par la violence du coup; la tête était ouverte de l'œil à l'oreille, d'une oreille à l'autre; le crâne était ouvert, la cervelle épandue sur le pavé 2.

Ces pauvres restes furent portés le lendemain matin, parmi la consternation et la terreur générale 3, à l'église voisine des Blancs-Manteaux. Ce fut au jour seulement qu'on ramassa, dans la boue, la main mutilée et la cervelle. Les princes vinrent lui donner l'eau bénite. Le vendredi, il fut enseveli à l'église des Célestins, dans la chapelle qu'il avait batie lui-même. Les coins du drap mortuaire étaient portés par son oncle, le vieux duc de Berri, par ses cousins, le roi de Sicile, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon; puis, venaient les seigneurs, les chevaliers, une foule innombrable de peuple. Tout le monde pleurait, les ennemis comme les amis 5. Il n'y a plus d'ennemis alors; chacun, dans ces moments, devient partial pour le mort. Quoi! si jeune, si vivant naguère, et déjà passé! Beauté, grace chevaleresque, lumière de science, parole vive et douce; hier tout cela, aujourd'hui plus rien 6...

Rien?... davantage peut-être. Celui qui semblait hier un simple individu, on voit qu'il avait en lui plus d'une

1 App., 85.

Lesquelles playes estoient telles et si énormes que le test estoit fendu, et que toute la cervelle en sailloit... Item que son bras destre estoit rompu tant que le maistre os sailloit dehors au droit du coude.... Information du sire de Tignouvi'le, prévôt de Paris.

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existence, que c'était en effet un être multiple, infiniment varié !... Admirable vertu de la mort! Seule elle révèle la vie. L'homme vivant n'est vu de chacun que par un côté, selon qu'il le sert ou le gêne. Meurt-il, on le voit alors sous mille aspects nouveaux, on distingue tous les liens divers par lesquels il tenait au monde. Ainsi, quand vous arrachez le lierre du chêne qui le soutenait, vous apercevez dessous d'innombrables fils vivaces, que jamais vous ne pourrez déprendre de l'écorce où ils ont vécu; ils resteront brisés, mais ils resteront

Chaque homme est une humanité, une histoire universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie, c'était en même temps un individu spécial, une personne, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après; Dieu ne recommencera point. Il en viendra d'autres, sans doute; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d'autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais...

Celui-ci sans doute eut ses vices; mais c'est en partie pour cela que nous le pleurons; il n'en appartint que davantage à la pauvre humanité; il nous ressembla d'autant plus; c'était lui, et c'était nous. Nous nous pleurons en lui nous-mêmes, et le mal profond de notre nature.

On dit que la mort embellit ceux qu'elle frappe, et exagère leurs vertus; mais c'est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la vérité, selon la charité, qu'en chaque homme, il y a ordinairement plus de bien que de mal. On connaissait les prodigalités du duc d'Orléans, on connut ses aumônes. On avait parlé de ses

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Henri II s'écria en voyant le corps du duc de Guise: Mon Dieu, qu'il est grand! Il paroit encore plus grand mort que vivant. Il disait mieux qu'il ne croyait; cela est vrai dans un bien autre sens.

2 Je faisais l'autre jour cette observation dans la forêt de Saint-Germain (12 septembre 1839).

galanteries; on ne savait pas assez que cette heureuse nature avait toujours conservé, au milieu même des vaines amours, l'amour divin et l'élan vers Dieu. On trouva aux Célestins la cellule où il aimait à se retirer 1. Lorsqu'on ouvrit son testament, on vit qu'au plus fort de ses querelles, cette âme sans fiel était toujours confiante, aimante pour ses plus grands ennemis.

Tout cela demande gràce... Eh! qui ne pardonnerait, quand cet homme, dépouillé de tous les biens de la vie, redevenu nu et pauvre, est apporté dans l'église, et attend son jugement? Tous prient pour lui, tous l'excusent, expliquant ses fautes par les leurs, et se condamnant euxmêmes... Pardonnez-lui, Seigneur, frappez-nous plutôt.

Personne n'avait plus à se plaindre du duc d'Orléans que sa femme Valentine; elle l'avait toujours aimé, et toujours il en aima d'autres. Elle ne l'excusa pas moins autant qu'il était en elle; elle prit comme sien avec elle le båtard de son mari, et l'éleva parmi ses enfants. Elle l'aimait autant qu'eux, davantage. Souvent, lui voyant tant d'esprit et d'ardeur, l'Italienne le serrait, lui disait : « Ah! tu m'as été dérobé! c'est toi qui vengeras ton père 2. »

La justice ne vint jamais pour la veuve, elle n'eut pas cette consolation. Elle n'eut pas celle d'élever au mort l'humble tombe « de trois doigts au-dessus de terre »> qu'il demandait dans son testament 3; elle ne put même lui mettre sous la tête « la rude pierre, la roche » qu'il voulait pour oreiller. Louis d'Orléans, proscrit dans la mort, attendit cent ans un tombeau.

Aux premiers âges chrétiens, dans les temps de vive foi, les douleurs étaient patientes; la mort semblait un

1 App., 90.

2. Qu'il lui avoit été emblé, et qu'il n'y avoit à peine des enfants qui fust si bien taillé de venger la mort de son père qu'il estoit. » Juvénal. 3 App., 91.

court divorce; elle séparait, mais pour réunir. Un signe de cette foi dans l'âme, dans la réunion des âmes, c'est que, jusqu'au XIIe siècle, le corps, la dépouille mortelle, semble avoir moins d'importance; elle ne demande pas encore de magnifiques tombeaux; cachée dans un coin de l'église, une simple dalle la couvre; c'est assez pour la désigner au jour de la résurrection : « Hinc surrectura 1. »

Au temps dont nous écrivons l'histoire, il y avait déjà un changement, peu avoué, d'autant plus profond. Même dévotion extérieure, mais la foi était moins vive; au plus profond des cœurs, à leur insu, l'espoir faiblissait. La douleur ne se laissait plus aisément charmer aux promesses de l'avenir; aux pieuses consolations, elle opposait le mot de Valentine: « Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien 2. »

S'il lui restait quelque chose, c'était de parer la triste dépouille, de glorifier les restes, de faire de la tombe une chapelle, une église, dont ce mort serait le dieu.

Vains amusements de la douleur, qui ne l'arrêtent pas longtemps. Quelque profond que soit le sépulcre, elle n'en ressent pas moins à travers les puissantes attractions de la mort; elle les suit... La veuve du duc d'Orléans vécut ce que dura sa robe de deuil.

C'est que les mots de l'union: Vous devenez même chair, ils ne sont pas un vain son; ils durent pour celui qui survit. Qu'ils aient donc leur effet suprême!... Jusque-là, il va chaque jour heurter cette tombe à l'aveugle, l'interroger, lui demander compte... Elle ne sait que répondre; il aurait beau la briser, qu'elle n'en dirait pas davantage... En vain, s'obstinant à douter, s'irritant, niant la mort, il arrache l'odieuse pierre; en vain, parmi les défaillances de

1 App., 92.

2 La devise de Valentine se lisait dans sa chapelle aux Cordeliers de Blois.

la douleur et de la nature, il ose soulever le linceul, et montrant à la lumière ce qu'elle ne voudrait pas voir, il dispute aux vers le je ne sais quoi, informe et terrible, qui fut pourtant Inès de Castro 1.

1 Le roi se rendit à l'église de Santa-Clara, où il fit exhumer le corps de la femme qu'il chérissait. Il ordonna que son Inès fût revêtue des ornements royaux, et qu'on la plaçât sur un trône où ses sujets vinrent baiser les ossements qui avaient été une si belle main.

y Souza. App., 93.

Faria

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