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Le vaincu qui ne peut parler se trouve sans ressource, le prisonnier sans moyen d'adoucir son maître. L'homme à terre voudrait en vain s'adresser à celui qui va l'égorger; l'un dit grace, l'autre répond mort.

Indépendamment de ces antipathies de langage et de race, dans une même race, dans une même langue, les provinces se haïssaient. Les Flamands, même de langue wallonne, détestaient les chaudes têtes picardes 1. Les Picards méprisaient les habitudes régulières des Normands, qui leur paraissaient serviles 2. Voilà pour la langue d'oil. Dans la langue d'oc, les gens du Poitou et de la Saintonge, haïs au Nord comme méridionaux, n'en ont pas moins fait des satires contre les gens du Midi, surtout contre les Gascons 3.

Au bout de cette échelle de haines, par delà Bordeaux et Toulouse, se trouve, au pied des Pyrénées, hors des routes et des rivières navigables, un petit pays dont le nom a résumé toutes les haines du Midi et du Nord. Ce nom tragique est celui d'Armagnac.

Rude pays, vineux, il est vrai, mais sous les grêles de la montagne, souvent fertile, souvent frappé. Ces gens d'Armagnac et de Fézenzac, moins pauvres que ceux des Landes, furent pourtant encore plus inquiets. De bonne heure, leurs comtes déclarent qu'ils ne veulent dépendre que de Sainte-Marie d'Auch, et ensuite ils battent et pillent l'archevêque d'Auch pendant près de deux siècles. Persécuteurs assidus des églises, excommuniés de génération en génération, ils vécurent, la plupart, en vrais fils du diable.

↑ Monstrelet.

2 Je lis dans une lettre de grâce que des Picards entendant parler d'une somme de 800 livres, que le capitaine de Gisors exigeait des Normands, disaient: Se c'estoit en Picardie, l'on abateroit les maisons de ceulz qui se acorderoient de les paier. Archives, Trésor des Chartres, Registres 148, 214; ann. 1395.

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3 D'Aubigné, l'auteur du Baron de Feneste, était né en Saintonge, établi en Poitou.

Lorsque le terrible Simon de Montfort tomba sur le Midi, comme le jugement de Dieu, ils s'amendèrent, lui firent. hommage, puis au comte de Poitiers. Saint Louis leur donna plus d'une sévère leçon. L'un d'eux fut mis, pour réfléchir deux ans, dans le château de Péronne. Ils finirent par comprendre qu'ils gagneraient plus à servir le roi de France; la succession de Rhodez, si éloigné de l'Armagnac, les engagea d'ailleurs dans les intérêts du royaume.

Les Armagnacs devinrent alors, avec les Albret, les capitaines du Midi pour le roi de France. Battants, battus, toujours en armes, ils menèrent partout les Gascons, jusqu'en Italie. Ils formèrent une leste et infatigable infanterie, la première qu'ait eue la France. Ils poussaient la guerre avec une violence inconnue jusque-là, forçant tout le monde à prendre la croix blanche, coupant le pied, le poing, à qui refusait de les suivre 1.

Nos rois les comblèrent. Ils les étouffèrent dans l'or. Ils les firent généraux, connétables. C'était méconnaître leur talent; ces chasseurs des Pyrénées et des Landes, ces lestes piétons du Midi, valaient mieux pour la petite guerre que pour commander de grandes armées. Les comtes d'Armagnac furent faits deux fois prisonniers en Lombardie. Le connétable d'Albret conduisait malheureusement l'armée d'Azincourt.

C'était trop faire pour eux, et l'on fit encore davantage. Nos rois crurent s'attacher ces Armagnacs en les mariant à des princesses du sang. Voilà ces rudes capitaines gascons qui se décrassent, prennent figure d'homme et deviennent des princes. On leur donne en mariage une petite-fille de saint Louis. Qui ne les croirait satisfaits? Chose étrange et qui les peint bien : à peine eurent-ils cet excès d'honneur de s'allier à la maison royale, qu'ils prétendirent valoir mieux qu'elle, et se fabriquèrent tout doucement une

1 App., 121.

généalogie qui les rattachait aux anciens ducs d'Aquitaine, légitimes souverains du Midi, d'autre part aux Mérovingiens, premiers conquérants de la France. Les Capétiens étaient des usurpateurs qui détenaient le patrimoine de la maison d'Armagnac.

Tout Français et princes, qu'ils étaient devenus, le naturel diabolique reparaissait à tout moment. L'un d'eux épouse sa belle-sœur (pour garder la dot); un autre sa propre sœur, avec une fausse dispense. Bernard VII, comte d'Armagnac, qui fut presque roi et finit si mal, avait commencé par dépouiller son parent, le vicomte de Fézenzaguet, le jetant avec ses fils, les yeux crevés, dans une citerne. Ce même Bernard, se déclarant ensuite serviteur du duc d'Orléans, fit bonne guerre aux Anglais, leur reprit soixante petites places. Au fond, il ne travaillait que pour lui-même quand le duc d'Orléans vint en Guienne, il ne le seconda pas. Mais, dès que le prince fut mort, le comte d'Armagnac se porta pour son ami, pour son vengeur; il saisit hardiment ce grand rôle, mena tout le Midi au ravage du Nord, fit épouser sa fille au jeune duc d'Orléans, lui donnant en dot ses bandes pillardes et la malédiction de la France.

Ce qui rendit ces Armagnacs exécrables, ce fut, outre leur férocité, la légèreté impie avec laquelle ils traitaient les prêtres, les églises, la religion. On aurait dit une vengeance d'Albigeois, ou l'avant-goût des guerres protestantes. On l'eût cru, et l'on se fùt trompé. C'était légèreté gasconne1, ou brutalité soldatesque. Probablement aussi, dans leur étrange christianisme, ils pensaient que c'était bien fait de piller les saints de la langue d'oil, qu'à coup sûr ceux de la langue d'oc ne leur en sauraient pas mauvais gré. Ils emportaient les reliquaires sans se soucier des reliques; ils faisaient du calice un gobelet, jetaient les hos

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ties. Ils remplaçaient volontiers leurs pourpoints percés par des ornements d'église; d'une chape ils se taillaient une cotte d'armes, d'un corporal un bonnet.

Arrivés devant Paris, ils avaient pris Saint-Denis pour centre. Ils logèrent dans la petite ville et dans la riche abbaye. La tentation était grande. Les religieux, de peur d'accidents, avaient fait enfouir le trésor du bienheureux; mais ils n'avaient pas songé à prendre la même précaution pour la vaisselle d'or et d'argent que la reine leur avait confiée. Un matin, après la messe, le comte d'Armagnac réunit au réfectoire l'abbé et les religieux; il leur expose que les princes n'ont pris les armes que pour délivrer le roi et rétablir la justice dans le royaume, que tout le monde doit aider à une si louable entreprise. « Nous attendons de l'argent, dit-il, mais il n'arrive pas; la reine ne sera pas fachée, j'en suis sûr, de nous prêter la vaisselle pour payer nos troupes; messieurs les princes vous en donneront bonne décharge, scellée de leur sceau. » Cela dit, sans s'arréter aux représentations des religieux, il se fait ouvrir la porte du Trésor, entre, le marteau à la main, et force les coffres. Encore ne craignit-il pas de dire que si cela ne suffisait pas, il faudrait bien aussi que le trésor du saint contribuat. Les moines se le tinrent pour dit, et firent sortir de l'abbaye ceux des leurs qui connaissaient la cachette 1.

Des gens qui prenaient de telles libertés avec les saints ne pouvaient pas être fort dévots à l'autre religion de la France, la royauté. Ce roi fou que les gens du Nord, que Paris, au milieu de ses plus grandes violences, ne voyaient qu'avec amour, ceux du Midi n'y trouvaient rien que de risible. Quand ils prenaient un paysan, et que, pour s'amuser, ils lui coupaient les oreilles ou le nez : « Va, disaient-ils; va maintenant te montrer à ton idiot de roi. >>

1 App., 123.

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Ite ad regem vestrum insanum, inutilem et captivum. Religieux.

Ces dérisions, ces impiétés, ces cruautés atroces, rendirent service au duc de Bourgogne. Les villes affamées par les pillards tournèrent contre le duc d'Orléans. Les paysans, désespérés, prirent la croix de Bourgogne, et tombèrent souvent sur les soldats isolés. Avec tout cela, il n'y avait guère en France d'autre force militaire que les Armagnacs. Le duc de Bourgogne, ne pouvant leur faire lâcher Paris, qu'ils serraient de tous côtés, eut recours à la dernière, à la plus dangereuse ressource: il appela les Anglais 1.

Les choses en étaient venues à ce point, que les Anglais étaient moins odieux aux Français du Nord que les Français du Midi. Le duc de Bourgogne conclut d'abord une trêve marchande avec les Anglais, dans l'intérêt de la Flandre; puis il leur demanda des troupes, offrant de donner une de ses filles en mariage au fils aîné d'Henri IV2 (1er septembre 4444). Quelles furent les conditions, quelle part de la France leur promit-il? Rien ne l'indique. Le parti d'Orléans publia qu'il faisait hommage de la Flandre à l'Anglais, et s'engageait à lui faire rendre la Guienne et la Normandie.

L'arrivée des troupes anglaises fit refluer les Armagnacs de Paris à la Loire, jusqu'à Bourges, jusqu'à Poitiers. Ils perdirent même Poitiers; mais les princes tinrent dans Bourges, où le duc de Bourgogne vint les assiéger avec les Anglais, avec le roi, qu'il trainait partout. Néanmoins, le siége fut long. Le manque de vivres, les exhalaisons des marais, des champs pleins de cadavres, la peste enfin, qui, du camp, se répandit dans le royaume, décidèrent les deux partis à une vaine et fausse paix, qui fut

1 Selon le Religieux de Saint-Denis, qui prit des informations à ce sujet, le duc d'Orléans pria le roi d'Angleterre, au nom de la parenté qui les unissait, de ne pas envoyer de troupes à son adversaire. Henri IV répondit qu'il avait eraint de soulever les Anglais (alliés des Flamands), et qu'il avait accepté les offres du duc de Bourgogne. * 2 Rymer.

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