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Chacun des princes n'eut au commencement qu'un servi teur francais 1. Du reste honorablement, bon lit, sans doute bonne table; mais le besoin d'activité n'en était que plus grand; ils se mouraient d'ennui. Chaque fois que le roi d'Angleterre revenait dans son île, il faisait visite « à ses cousins d'Orléans et de Bourbon; » il leur parlait amicalement, confidentiellement. Une fois il leur disait: « Je vais rentrer en campagne; et pour cette fois, je n'y épargne rien; je m'y retrouverai toujours; les Français en feront les frais. » Une autre fois, prenant un air triste: « Je m'en vais bientôt à Paris... C'est dommage, c'est un brave peuple. Mais que faire? le courage ne peut rien, s'il y a division 2. »

Ces confidences amicales étaient faites pour désespérer les prisonniers. Ce n'étaient pas des Régulus. Ils obtinrent d'envoyer en leur nom le duc de Bourbon pour décider le roi de France à faire la paix au plus vite, en passant par toutes les conditions d'Henri; qu'autrement ils se feraient Anglais et lui rendraient hommage pour toutes leurs terres 3.

C'était un terrible dissolvant, une puissante contagion de découragement, que ces prisonniers d'Azincourt qui venaient précher la soumission à tout prix. Cela aidait aux négociations qu'Henri menait de front avec tous les princes de France. Dès l'ouverture de la campagne, au mois de mars 1448, il renouvela les trêves avec la Flandre et le duc de Bourgogne. En juillet, il en signa une pour la Guyenne; le 4 août, il prorogea la trêve avec le duc de Bretagne. I accueillait avec la même complaisance les sollicitations de la reine de Sicile, comtesse d'Anjou et du Maine. Ce roi pacifique n'avait rien plus à cœur que d'éviter l'effusion du sang chrétien. Tout en accordant des

↑ App., 194.

2. Ut communiter dicitur, divisa virtus cito dilabitur. . Religieux. 3 Rymer, 27 janvier 1417.

trêves particulières, il écoutait les propositions continuelles de paix générale que les deux partis lui faisaient; il prétait impartialement une oreille au dauphin, l'autre au duc de Bourgogne, mais il n'en était pas tellement préoccupé qu'il ne mit la main sur Rouen.

Dès la fin de juin, il avait fait battre la campagne, de sorte que les moissons ne pussent arriver à Rouen et que la ville ne fùt point approvisionnée. Il avait importé pour cela huit mille Irlandais, presque nus, des sauvages, qui n'étaient ni armés ni montés, mais qui, allant partout à pied, sur de petits chevaux de montagne, sur des vaches, mangeaient ou prenaient tout. Ils enlevaient les petits enfants pour qu'on les rachetât. Le paysan était désespéré 1.

Quinze mille hommes de milice dans Rouen, quatre mille cavaliers, en tout peut-être soixante mille ames, c'était tout un peuple à nourrir. Henri, sachant bien qu'il n'avait rien à craindre ni des Armagnacs dispersés, ni du duc de Bourgogne, qui venait de lui demander encore une trève pour la Flandre, ne craignit pas de diviser son armée en huit ou neuf corps, de manière à embrasser la vaste enceinte de Rouen. Ces corps communiquaient par des tranchées qui les abritaient du boulet; vers la campagne, ils étaient défendus d'une surprise par des fossés profonds revêtus d'épines. Toute l'Angleterre y était, les frères du roi, Glocester. Clarence, son connétable, son connétable Cornwall, son amiral Dorset, son grand négociateur Warwick, chacun à une porte.

Il s'attendait à une résistance opiniâtre ; son attente fut surpassée. Un vigoureux levain cabochien fermentait à Rouen. Le chef des arbalétriers, Alain Blanchard 2, et les autres chefs rouennais semblent avoir été liés avec le carme

1 Un de leur pied chaussé et l'autre nud, sans avoir braies... prenoient petits enfants en berceau... montoient sur vaches, portant lesdits petits enfants.... Monstrelet.

2 App., 195.

Pavilly, l'orateur de Paris en 1413. Le Pavilly de Rouen. était le chanoine Delivet. Ces hommes défendirent Rouen pendant sept mois, tinrent sept mois en échec cette grande armée anglaise. Le peuple et le clergé rivalisèrent d'ardeur; les prêtres excommuniaient, le peuple combattait; il ne se contentait pas de garder ses murailles; il allait chercher les Anglais, il sortait en masse, « et non par une porte, ni par deux, ni par trois, mais à la fois par toutes les portes 1. »

La résistance de Rouen eût été peut-être plus longue encore, si pendant qu'elle combattait, elle n'eût eu une révolution dans ses murs. La ville était pleine de nobles et croyait être trahie par eux. Déjà en 1415, les voyant faire

peu de résistance aux Anglais descendus en Normandie, le peuple s'était soulevé et avait tué le bailli armagnac. Les nobles bourguignons n'inspirèrent pas plus de confiance. Le peuple crut toujours qu'ils le trahissaient. Dans une sortie, les gens de Rouen attaquant les retranchements des Anglais, apprennent que le pont sur lequel ils doivent repasser vient d'être scié en dessous. Ils accusèrent leur capitaine. le sire de Bouteiller. Celui-ci ne justifia que trop ces accusations après la reddition de la ville; il se fit anglais et reçut des fiefs de son nouveau maitre.

Les gens de Rouen ne tardèrent pas à souffrir cruellement de la famine. Ils parvinrent à faire passer un de leurs prêtres jusqu'à Paris. Ce prêtre fut amené devant le roi par le carme Pavilly, qui parla pour lui ; puis l'homme de Rouen prononça ces paroles solennelles : « Très-excellent prince et seigneur, il m'est enjoint de par les habitants de la ville de Rouen de crier contre vous, et aussi contre vous, sire de Bourgogne, qui avez le gouvernement du roi et de son royaume, le grand haro, lequel signific

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l'oppression qu'ils ont des Anglais; ils vous mandent et font savoir par moi, que si, par faute de votre secours, il convient qu'ils soient sujets au roi d'Angleterre, vous n'aurez en tout le monde pires ennemis qu'eux, et s'ils peuvent, ils détruiront vous et votre génération 1. »

Le duc de Bourgogne promit qu'il enverrait du secours. Le secours ne fut autre chose qu'une ambassade. Les Anglais la reçurent, comme à l'ordinaire, volontiers; cela servait toujours à énerver et à endormir. Ambassade du duc de Bourgogne au Pont-de-l'Arche, ambassade du dauphin à Alençon.

Outre les cessions immenses du traité de Brétigny, le duc de Bourgogne offrait la Normandie; le dauphin proposait, non la Normandie, mais la Flandre et l'Artois, c'est-à-dire les meilleures provinces du duc de Bourgogne.

Le clerc anglais Morgan, chargé de prolonger quelques jours ces négociations, dit enfin aux gens du dauphin : « Pourquoi négocier? Nous avons des lettres de votre maître au duc de Bourgogne, par lesquelles il lui propose de s'unir à lui contre nous. » Les Anglais amusèrent de même le duc de Bourgogne et finirent par dire : « Le roi est fol, le dauphin mineur, et le duc de Bourgogne n'a pas qualité pour rien céder en France 2. »

Ces comédies diplomatiques n'arrêtaient pas la tragédie de Rouen. Le roi d'Angleterre, croyant faire peur aux habitants, avait dressé des gibets autour de la ville, et il y faisait pendre des prisonniers. D'autre part il barra la Seine avec un pont de bois, des chaînes et des navires, de sorte que rien ne pût passer. Les Rouennais de bonne heure semblaient réduits aux dernières extrémités, et ils résistèrent six mois encore; ce fut un miracle. Ils avaient mangé les chevaux, les chiens et les chats 3. Ceux qui pou

1 Monstrelet.

2 V. le journal des négociations dans Rymer, nov. 1418.

La chronique anglaise donne un étrange tarif des animaux dégoû

vaient encore trouver quelque aliment, tant fùt-il immonde, ils se gardaient bien de le montrer; les affamés se seraient jetés dessus. La plus horrible nécessité, c'est qu'il fallut faire sortir de la ville tout ce qui ne pouvait pas combattre, douze mille vieillards, femmes et enfants. Il fallut que le fils mit son vieux père à la porte, le mari sa femme; ce fut là un déchirement. Cette foule déplorable vint se présenter aux retranchements anglais; ils y furent reçus à la pointe de l'épée. Repoussés également de leurs amis et de leurs ennemis, ils restèrent entre le camp et la ville, dans le fossé, sans autre aliment que l'herbe qu'ils arrachaient. Ils y passèrent l'hiver sous le ciel. Des femmes, hélas! y accouchèrent...; et alors les gens de Rouen, voulant que l'enfant fùt du moins baptisé, le montaient par une corde; puis on le redescendait, pour qu'il allat mourir avec sa mère 1. On ne dit pas que les Anglais aient eu cette charité; et pourtant leur camp était plein de prètres, d'évêques; il y avait entre autres le primat d'Angleterre, archevêque de Cantorbéry.

Au grand jour de Noël, lorsque tout le monde chrétien dans la joie, célèbre par de douces réunions de famille la naissance du petit Jésus, les Anglais se firent scrupule de

tants dont les gens de Rouen se nourrirent; peut-être ce tarif n'est qu'une dérision féroce de la misère des assiégés: On vendait un rat 40 pence (environ 40 francs, monnaie actuelle), et un chat, 2 nobles (60 francs), une souris se vendait 6 pence (environ 5 francs), etc. App., 198.

1 Monstrelet. La saison, dit le chroniqueur anglais, était pour eux une grande source de misère; il ne faisait que pleuvoir. Les fossés présentaient plus d'un spectacle lamentable; on y voyait des enfants de deux à trois ans obligés de mendier leur pain, parce que leurs père et mère étaient morts. L'eau séjournant sur le sol qu'ils étaient contraints d'habiter, et, gisant çà et là, ils poussaient des cris, implorant un peu de nourriture. Plusieurs avaient les membres flechis par la faiblesse, et étaient maigres comme une branche desséchée; les femmes tenaien! leurs nourrissons dans leurs bras, sans avoir rien pour les réchauffer; des enfants tétaient encore le sein de leur mère étendue sans vie. On trouvait dix à douze morts [our un vivant.

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