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y voyait le roi plus pauvre encore sur le trône, pauvre d'esprit, pauvre d'amis, délaissé de sa famille, de sa femme, veuf de lui-même et se survivant, riant tristement du rire des fols, vieil enfant sans père ni mère pour en avoir soin.

La dérision n'eût pas été suffisante, la tragédie 'eût été moins comique, s'il eût cessé de régner. Le merveilleux, le bizarre, c'est qu'il régnait par moments. Toute négligée et sale qu'était sa personne, sa main signait encore, et semblait toute-puissante. Les plus graves personnages, les plus sages têtes du conseil, venaient entre deux accès profiter d'un moment lucide, épier les faibles lueurs d'une intelligence obscurcie, provoquer les douteux oracles qui tombaient de cette bouche imbécile.

C'était toujours le roi de France, le premier roi chrétien, la tête de la chrétienté. Les principaux États d'Italie, Milan, Florence, Gênes, se disaient ses clients. Gênes ne crut pouvoir échapper à Visconti qu'en se donnant à Charles VI. Ainsi la fortune moqueuse s'amusait à charger d'un nouveau poids cette faible main qui ne pouvait rien porter.

Ce fut un curieux spectacle de voir l'empereur Wenceslas, amené en France par les affaires de l'Eglise, conférer avec Charles VI (1398). L'un était fol, l'autre presque toujours ivre. Il fallait prendre l'empereur à jeun; mais pour le roi ce n'était pas toujours le moment lucide.

Charles VI ayant eu pourtant trois jours de bon, on en profita pour lui faire signer une ordonnance qui, selon le vœu de l'Université, suspendait l'autorité de Benoit XIII dans le royaume de France. Le maréchal Boucicaut fut envoyé à Avignon pour le contraindre par corps. Le vieux pontife se défendit dans le château d'Avignon, en vrai capitaine (1398-1399). N'ayant plus de bois pour sa cuisine, il brûla une à une les poutres de son palais. Les Français avaient honte eux-mêmes de cette guerre ridicule. Les

partisans de l'autre pape ne lui étaient pas plus soumis. Les Romains étaient en armes contre Boniface, comme les Français contre Benoît.

Voilà donc la papauté, l'empire, la royauté aux prises et s'injuriant; l'empereur ivre, le roi idiot, prenant le pouvoir spirituel, suspendant le pape, tandis que le pape saisit les armes temporelles et endosse la cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu'on leur obéisse, et se proclament fols....

Cela était certain, réel, mais aucunement vraisemblable, contraire à toute raison, propre à faire croire de préférence les mensonges les plus hasardés. Nulle comédie, nul Mystère ne devait dès lors choquer les esprits. Le plus fol n'était pas celui qui oubliait des réalités absurdes pour des fictions raisonnables. Ces Mystères aidaient d'ailleurs à l'illusion par leur prodigieuse durée; quelques-uns se divisaient en quarante jours. Une représentation si longue devenait pour le spectateur assidu une vie artificielle qui faisait oublier l'autre, ou pouvait lui faire douter souvent de quel côté était le rêve 1.

1 « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecteroit peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours Et i un artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est roi, je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un roi qui rèverait toutes les nuits douze heures durant qu'il est artisan. » Pascal.

LIVRE VIII

CHAPITRE PREMIER

Le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne. Meurtre du duc d'Orléans. 1400-1407.

Il y a dans la personne humaine deux personnes, deux ennemis qui guerroient à nos dépens, jusqu'à ce que la mort y mette ordre. Ces deux ennemis, l'orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises dans cette pauvre àme de roi. L'un a prévalu d'abord, puis l'autre; puis, dans ce long combat, cette âme s'est éclipsée, et il n'y a plus eu où combattre. La guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume; les deux principes vont agir en deux hommes et deux factions, jusqu'à ce que cette guerre ait produit son acte frénétique: le meurtre; jusqu'à ce que, les deux hommes ayant été tués l'un par l'autre, les deux factions, pour se tuer, s'accordent à tuer la France.

Cela dit, au fond tout est dit. Si pourtant on veut savoir le nom des deux hommes, nommons l'homme du plaisir, le duc d'Orléans, frère du roi; l'homme de l'orgueil, du brutal et sanguinaire orgueil, Jean Sans-Peur, duc de Bourgogne.

Les deux hommes et les deux partis doivent se choquer dans Paris. Deux partis, deux paroisses; nous les avons

nommées déjà, celle de la cour, celle des bouchers, la folie de Saint-Paul, la brutalité de Saint-Jacques. La scène de l'histoire dit d'avance l'histoire même.

Louis d'Orléans, ce jeune homme qui mourut si jeune, qui fut tant aimé et regretté toujours, qu'avait-il fait pour mériter de tels regrets? Il fut pleuré des femmes, et c'est tout simple, il était beau, avenant, gracieux ; mais non moins regretté de l'Église, pleuré des saints... C'était pourtant un grand pécheur. Il avait, dans ses emportements de jeunesse, terriblement vexé le peuple; il fut maudit du peuple, pleuré du peuple... Vivant, il coùta bien des larmes; mais combien plus, mort!

Si vous eussiez demandé à la France si ce jeune homme était bien digne de tant d'amour, elle eût répondu : Je l'aimais. Ce n'est pas seulement pour le bien qu'on aime; qui aime, aime tout, les défauts aussi. Celui-ci plut comme il était, mêlé de bien et de mal. La France n'oublia jamais qu'en ses défauts même, elle avait vu poindre l'aimable et brillant esprit, l'esprit léger, peu sévère, mais gracieux et doux, de la Renaissance; tel il se continua dans son fils, Charles d'Orléans, l'exilé, le poëte 3, dans son batard Dunois, dans son petit-fils, le bon et clément Louis XII.

Cet esprit, louez-le, blâmez-le, ce n'est pas celui d'un temps, d'un âge, c'est celui de la France même. Pour la première fois, au sortir du roide et gothique moyen åge, elle se vit ce qu'elle est, mobilité, élégance légère, fantaisie gracieuse. Elle se vit, elle s'adora. Celui-ci fut le dernier enfant, le plus jeune et le plus cher, celui à qui tout est permis, celui qui peut gâter, briser; la mère

1 App., 53.

2. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en respondant: Parceque c'estoit luy, parceque c'estoit moy.» Montaigne.

3 Louis d'Orléans était poëte aussi, s'il est vrai qu'il avait célébré dans des vers les secrètes beautés de la duchesse de Bourgogne. (Barante.)

gronde, mais elle sourit... Elle aimait cette jolie tête qui tournait celle des femmes; elle aimait cet esprit hardi qui déconcertait les docteurs: c'était plaisir de voir les vieilles barbes de l'Université, au milieu de leurs lourdes. harangues, se troubler à ses vives saillies et balbutier 1. Il n'en était pas moins bon pour les doctes, les clercs et les prêtres, pour les pauvres, aumônier et charitable. L'Église était faible pour cet aimable prince; elle lui passait bien des choses; il n'y avait pas moyen d'être sévère avec cet enfant gâté de la nature et de la grâce.

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De qui Louis tenait-il ces dons qu'il apporta en naissant? De qui, sinon d'une femme ? De sa charmante mère apparemment, dont son mari même, le sage et froid Charles V, ne pouvait s'empêcher de dire « C'est le soleil du royaume.» Une femme mit la grâce en lui, et les femmes la cultivèrent... Et que serions-nous sans elles? Elles nous donnent la vie (et cela, c'est peu), mais aussi la vie de l'âme. Que de choses, nous apprenons près d'elles comme fils, comme amants ou amis... C'est par elles, pour elles, que l'esprit français est devenu le plus brillant, et, ce qui vaut mieux, le plus sensé de l'Europe. Ce peuple n'étudiait volontiers que dans les conversations des femmes; en causant avec ces aimables docteurs qui ne savaient rien, il a tout appris.

Nous n'avons pas la galerie où le jeune Louis eut la dangereuse fatuité de faire peindre ses maîtresses. Nous connaissons assez mal les femmes de ce temps-là. J'en vois trois pourtant qui de près ou de loin tinrent au duc d'Orléans. Toutes trois, de père ou de mère, étaient Italiennes. De l'Italie, partait déjà le premier souffle de la Renaissance; le nord, réchauffé de ce vent parfumé du

1 App., 56.

L'éducation d'un jeune chevalier, par les femmes, est l'invariable sujet des romans ou histoires romanesques du xve siècle. App., 57.

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