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M. Bellart. Les commissaires du Roi ne donnent aucune espèce d'approbation à la réserve énoncée par l'accusé, sauf par lui à faire valoir tous ses moyens dans Ba défense.

Le maréchal Ney fait une réponse analogue à celles qu'il a déjà faites dans les divers interrogatoires qu'il a subi.

M. le chancelier. Pendant votre entrevue avec le Roi avez-vous parlé de cage de fer?

Le maréchal. Dussé-je être fusillé, dussé-être lacéré en mille morceaux, j'affirmerois toujours que toutes les protestations de dévouement que je fis alors à Sa Majesté, m'étoient inspirées par le cœur. Je crois avoir dit : Que le projet de Buonaparte étoit si extravagant, qu'il mériteroit d'être enfermé dans une cage de fer, etc.

Buonaparte lui faisoit dire que toute son entreprise avoit été concertée d'accord avec l'Autriche, par l'entremisc du général Koller; avec l'Angleterre, par l'entremise du lord Campbell, qui avoit favorisé son débarquement. Il étoit convenu avec ces puissances, que le Roi et la Famille royale quitteroient la France. Napoléon le rendoit responsable du sang français qui seroit répandu, etc.

Le président. Avez-vous reçu des lettres de Bertrand ou de Buonaparte; et que sont-elles devenues?

Le Maréchal. J'en ai reçu plusieurs; mais je n'ai pas été le maître de les conserver. Madame la maréchale étoit à Aurillac, lorsqu'elle apprit que Labédoyère avoit été fusillé, etc.

Après plusieurs autres questions, on procède à l'au dition des témoins.

Le général Bourmont fait une longue déclaration contre le maréchal Ney, qui répond: Il paroît que M. le comte Bourmont a fait son thême depuis huit mois ; il croyoit peut-être que nous ne pourrions jamais nous voir, et que je serois traité à la chaude, comme Labédoyère; mais les évènemens ont tourné autrement, etc.

Un pair prie M. le chancelier de demander à l'accusé quelles sont les personnes qui sont venues au nom de Buonaparte ponr le circonvenir.

Le Maréchal. Ces personnes sent peut-être à Paris;

il est inutile de les compromettre; je ne les nommerai point. M. le chancelier. Cela pourroit cependant être utile

à votre cause.

Le maréchal. Je ne puis les nommer.

Divers autres témoins ont été entendus.

La séance a été levée à cinq heures et demie.

Séance du 5 décembre, à dix heures et demie.

Vingt témoins sont successivement entendus.

M. Bellart, commissaire du Roi, a pris la parole en

ces termes:

Lorsqu'au fond des déserts, autrefois couverts de cités popnleuses, le voyageur philosophe qu'y conduit cette insatiable curiosité, l'attribut caractéristique de notre espèce, aperçoit les tristes restes de ces monumens célèbres, construit à ces âges reculés, dans le fol espoir de braver la faux du temps, qui ne sont plus aujourd'hui que des débris informes, et, pour ainsi dire, une fugitive lumière ; il ne peut s'empêcher d'éprouver une mélancolie profonde, en songeant à ce que deviennent l'orgueil humain et ses ouvrages.

« Combien est plus cruel encore pour celui qui aime les hommes, le spectacle d'une grande gloire tombée dans l'opprobre par sa faute, et qui prit soin de flétrir elle-même ces honneurs dont elle fut d'abord environnée.

« Quand ce malheur arrive, il y a en nous quelque chose qui combat contre la conscience, pour la routine du respect long-temps attaché à cette illustration à présent déchue. Notre instinct s'indigne de ces caprices de la fortune, et nous voudrions, par une contradiction irréfléchie, continuer d'honorer ce qui brille d'un si grand éclat, en même temps que détester et mépriser ce qui cause de si épouvantables malheurs à l'état.

Telle est, messieurs, la double et contraire impression qu'éprouvent, ils ne s'en défendent pas, les commissaires du Roi, à l'occasion de ce déplorable procès.

« Plût à Dieu qu'il y eût deux hommes dans l'illustre accusé qu'un devoir rigoureux nous ordonne de poursuivre! Mais il n'y en a qu'un.

Celui qui pendant un temps se couvrit de gloire militaire, est celui-là même qui devient le plus coupable des citoyens. Qu'importe à la patrie sa funcste

gloire, qu'il a éteinte toute entière dans une trahison suivie, pour notre malheureux pays, d'une catastrophe sur laquelle nous osons à peine reposer notre attention ?

« S'il a servi l'état, c'est lui qui contribua le plus puissamment à le perdre, il n'y a rien que n'efface un tel forfait; il n'est point de sentiment qui ne doive céder à l'horreur qu'inspire une grande trahison. Brutus oublia qu'il fut père, pour ne voir que la patrie. Ce qu'un père fit, au prix de la révolte même de la nature, le ministère, protecteur de la sûreté publique, a bien plus le devoir de le faire, malgré les murmures d'une vieille admiration qui se trompe d'objet.

« Ce devoir, il va le remplir avec droiture, mais avec simplicité. On peut du moins épargner à l'accusé d'affligeantes déclamations. Qu'en est-il besoin, à côté de la conviction puisée dans une si incontestable évidence? Je les lui épargnerai; c'est un dernier hommage que je veuxlui rendre; il conserve sans doute encoreassez de fierté d'âme pour en sentir le prix, pour se juger lui-même, et pour distinguer, dans ceux qui subissent la douloureuse fonction de le poursuivre, le mélange vrainent pénible de regrets qui sont de l'homme, et d'impérieuses obligations qui sont du citoyen

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Après ce préambule, qui a fait une vive impression sur l'assemblée, M. le procureur du Roi, sans s'attacher à tous les faits consignés dans l'acte d'accusation, s'est attaché aux seules charges prouvées au procès, ou avouées par le Maréchal.

M. le commissaire du Roi n'a pas pris de conclusion; il a déclaré que l'accusé s'étant avoué coupable, il ne pouvoit présumer les objections que lui feroient ses défenseurs; seulement il s'est engagé à répondre sur-lechamp à toutes celles qu'ils pourroient lui faire,

M. le chancelier demande aux avocats s'ils sont prêts à répondre.

Sur la réponse négative, la chambre des pairs décide qu'elle entendra demain la plaidoirie des avocats.

Séance du 6, à dix heures et demie.

M. le chancelier. La parole est aux défenseurs de l'accusé.

Les deux avocats, Berryer et Dupin, occupe la séance jusqu'à trois heures.

La séance est reprise à quatre heures un quart. L'avocat Berryer reprend la parole.

M. Bellart, procureur du Roi, donne lecture du réquisitoire dont la lecture suit :

«Les commissaires du Roi, etc., requièrent la cour des pairs,

Attendu qu'il est prouvé, par le débat, que Michel Ney, maréchal de France, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, ex-pair de France, est coupable,

D'avoir entretenu, avec Buonaparte, des intelligences, à l'effet de faciliter, à lui et à ses bandes, leur entrée sur le territoire français, et de lui livrer des villes, forteresses, magasins et arsenaux; de lui fournir des secours en soldats et en hommes, et de seconder le progrès de ses armes sur les possessions françaises, notamment en ébranlant la fidélité des officiers et soldats;

De s'être mis à la tête de bandes et de troupes armées; d'y avoir exercé un commandement, pour envahir des villes, dans l'intérêt de Buonaparte; et pour faire résistance à la force publique agissant contre lui; D'avoir passé à l'ennemi avec une partie des troupes sous ses ordres;

D'avoir, par des discours tenus en lieux publics, placards affichés et écrits imprimés, excité directement les citoyens à s'armer les uns contre les autres ;

D'avoir excité ses camarades à passer à l'ennemi; Enfin, d'avoir commis une trahison envers le Roi et l'état, et d'avoir pris part à un complot dont le but étoit de détruire et changer le gouvernement et l'ordre de successibilité au trône; comme aussi d'exciter la guerre civile, en armant, ou portant les citoyens et habitans à s'armer les uns contre les autres, etc., etc.

Condamner ledit maréchal Ney à la peine capitale et aux frais du procès. »

M. le chancelier. Accusé, avez-vous quelques observations à faire sur la réquisition de la peine?

Le maréchal Ney (d'une voix assurée.) Rien du tout, monseigneur.

Après ces mots, le maréchal se lève avec vivacité, et, reconduit par quatre grenadiers, il sort d'un pas ferme et rapide.

La chambre se forme en comité secret, pour délibérer sur le réquisitoire. Il étoit cinq heures. A onze heures et demie du soir, la séance est devenue publique, et M. le chancelier a prononcé la sentence de mort du maréchal Ney, à une majorité de cent trente-neuf vo tans sur cent soixante-un; il est énoncé dans cet arrêt que le condamné sera fusillé, d'après les dispositions du décret du 12 mai 1793.

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M. le procureur-général lit un réquisitoire pour qu'en conformité de l'article du 5 ventôse an XII, le condamné soit dégradé de la Légion-d'honneur.

Le président prononce un arrêt conforme à ces conclusions.

Le maréchal Ney est reconduit dans la prison qui lui a été préparée dans le palais du Luxembourg , pour Ja durée des séances.

Voyant son avocat, Me Berryer, profondement affligé Que voulez-vous, a-t-il dit, ce n'est pas votre faute; nous nous reverrons dans un autre monde.

Le maréchal Ney s'est mis à table; après avoir mangé avec beaucoup d'appétit, il a demandé un cigarre et s'est endormi profondément.

A trois heures et demie, le chevalier Cauchy est venu lire au Maréchal son arrêt, il le trouva endormi, et fut obligé de l'éveiller. Après la lecture, le Maréchal demanda le curé de Saint-Sulpice; ils passèrent la nuit ensemble.

Vers les sept heures, il a demandé son épouse; elle est restée avec lui jusqu'à sept heures et demie, ainsi que ses enfans.

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