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visages basanés, tant le prestige de cet homme était immense (1)! Napoléon lui-même profondément ému, ordonna aux postillons de partir sur-le-champ, il semblait éprouver un malaise indicible; il s'écria à plusieurs reprises: « Adieu, mes enfants! adieu, mes enfants! » En rentrant à Montargis, plusieurs officiers brisèrent leurs épées et donnèrent leur démission.

Quelques heures après, l'empereur était à Briare; il désira passer la nuit à l'auberge de la poste. Il dormit profondément, et le lendemain, moins soucieux et presque indifférent aux affaires publiques, il fit inviter le colonel Campbell à son déjeuner. Quoique ennemi implacable de l'Angleterre, Napoléon aimait le caractère fier et national de ses officiers; le colonel Campbell fut bien étonné lorsque Napoléon commença sa causerie par lui parler de lord Wellington; ses questions étaient pressantes, saccadées : « Quel était

(1) Récit oculaire du colonel Campbell, commissaire allié.

« A six heures de l'après-midi, les voitures de l'empereur arrivèrent à Montargis, qu'elles traversèrent sans s'arrêter; c'étaient ses propres chevaux qui l'avaient conduit depuis Fontainebleau. Les relais avaient été préparés à l'extrémité de la ville. Environ 200 hommes de cavalerie se trouvaient près de là pour recevoir l'empereur. Il leur parla de sa voiture, il les remercia de leurs services, et leur dit que, s'il n'avait plus le moyen de les en récompenser, du moins il n'en perdrait jamais le souvenir. L'émotion des hommes de ce détachement était d'autant plus vive qu'elle était partagée par Napoléon lui-même, qui, aussitôt qu'il eut cessé de parler, ordonna aux postillons de partir. Les soldats avaient pleuré pendant qu'il leur parlait, et plusieurs officiers, en rentrant dans la ville, brisèrent leurs épées. >>

le caractère du duc de Wellington? sa tactique militaire? Comment agissait-il sur le champ de bataille? » A chaque réponse il s'écriait : « C'est comme moi. Je serais aise de me trouver avec lui. » (Il se trouva en effet avec lui quinze mois plus tard, à Waterloo!) <«< Haranguait-il ses soldats? s'écria de nouveau Napoléon; leur parle-t-il sur le champ de bataille? » Le colonel Campbell s'empressa de lui répondre que jamais il ne haranguait, et qu'une armée anglaise trouverait fort ridicule qu'un général lui parlât avant la bataille. Les discours n'allaient pas à ces soldats, trop froids pour les entendre, ni aux officiers, trop calmes pour s'enthousiasmer, se battant plutôt par devoir que par entraînement.

On voyageait à petites journées; déjà il était deux heures, lorsque les voitures de poste quittèrent Briare; le soir même on arriva pour diner à Nevers. Partout Napoléon faisait appeler les fonctionnaires, il les interrogeait comme s'il était encore souverain sur le trône; il avait ce ton d'autorité inhérent à sa personne. Les commissaires eux-mêmes attendaient ses ordres; des piquets de cavalerie montaient la garde à sa porte; quand il avait donné l'ordre du départ, les commissaires l'attendaient au bas de l'escalier; il les saluait avec la main, et tous montaient en voiture (1); bien

(1) Récit du colonel Campbell.

« Le jour suivant, il partit entre six et sept heures du matin; c'était lui qui réglait les heures de départ comme il le jugeait convenable. Les commisaires l'attendaient sur l'escalier. Lorsqu'il était au moment de monter en voiture, les gens de l'hotel le saluèrent

tôt les chaises roulaient dans la poussière. Jusque-là le peuple l'avait traité avec convenance; les habitants de Nevers, qui avaient pris la cocarde blanche, la quittèrent sur son passage; c'était un devoir envers leur ancien souverain. L'escorte de cinquante hussards de la garde, les yeux tristement fixés sur l'empereur malheureux, le conduisit à quelques lieues. Partout les postes de la ligne portaient les armes, les tambours battaient aux champs; derniers saluts donnés à Napoléon par les débris de son armée.

Les commissaires des alliés prenaient note de tout ce qu'ils voyaient, afin de se pénétrer du véritable esprit de la France; le soir ils écrivaient des dépêches à leur gouvernement sur chaque incident de la journée. La tâche pour eux devenait plus difficile; à Mou

des cris de: Vive l'Empereur; il ne parut y faire aucune attention. 130 personnes environ, qui étaient réunies dans la rue, poussèrent le même cri sans qu'il les remarquât davantage; les habitants avaient ôté les cocardes blanches qu'ils portaient la veille. L'empereur fut escorté par 50 hussards de sa garde jusqu'à Villeneuve-surAllier. Lorsqu'il passa devant un poste de la ligne, le poste sortit et les tambours battirent aux champs.

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Après son départ, les commissaires rentrèrent dans leurs appartements pour finir leurs dépêches. Le colonel Pelley, qui revenait de Moulins, où il résidait comme prisonnier de guerre, chargea de remettre ces dépêches à Paris, à lord Castlereagh et aux autres plénipotentiaires. Les commissaires ne paraissaient pas se considérer comme chargés de la garde de Napoléon, qui aurait pu s'échapper s'il l'eût voulu, attendu que les sentinelles que l'on plaçait dans son appartement n'étaient que des sentinelles d'honneur. Lorsque les commissaires quittèrent Nevers, ils furent hués par les habitants. »

lins déjà, l'esprit antiimpérialiste se fit plus vivement sentir; le Bourbonnais était peuplé de familles dévouées à la restauration. On traversa rapidement la ville, et on vint souper à Salvagny, la dernière poste avant Lyon. Les commissaires prolongèrent un peu leur repas; l'empereur n'avait besoin que de quelques minutes pour dîner, selon son usage; il se promena donc après sur la grande route qui mène à Lyon : le ciel était étoilé, il contemplait «< cette armée brillante qui dit la gloire de Dieu.» Au milieu de mille rêveries, il voit le curé qui s'approche; Napoléon précipite le pas, vient au prêtre et lui adresse sa question ordinaire : « Avez-vous beaucoup souffert dans ce pays?» Le curé lui répondit : « Oui, sire, beaucoup souffert!» Et l'empereur, changeant tout à coup de conversation, lui montra le ciel : « Monsieur le curé, jadis je connaissais toutes les constellations, maintenant je les ai complétement oubliées; comment appelez-vous celle qui flamboie là-bas d'une manière si brillante? » Là était sa pensée de fatalité. Le modeste curé ne comprit pas la grandeur de cette rêverie, et s'excusa de ne pouvoir répondre. Napoléon le quitta de la manière la plus bienveillante. On courut encore la poste toute la nuit : à onze heures l'empereur était à Lyon (1); par précaution, il ne relaya pas dans la ville, mais au faubourg. Ses voitures traversèrent

(1) « Le samedi 23, M. et madame Guizot, qui revenaient du Midi, virent Napoléon à Tarare pendant qu'il relayait. Il parla aux personnes réunies autour de la voiture, en souverain et d'un air d'empire. Il leur demanda s'ils avaient beaucoup d'ouvrage et s'ils

rapidement le pont de la Guillotière; quelques hommes du peuple crièrent: Vive l'empereur! Les masses, à Lyon, étaient fortement bonapartistes.

Nous sommes au dimanche 24 avril, sur la route de Valence; les voitures allaient au pas de course, lorsque l'empereur aperçut un postillon à la livrée de France. Il le fait arrêter, l'interroge; à qui appartient-il? et celui-ci répond qu'il précède le maréchal Augereau. «< Retournez, lui ditl 'empereur, et annoncez au maréchal que je veux lui parler. » Dix minutes après, les chaises de poste se rencontrèrent; l'empereur et le maréchal, vieux compagnons de l'armée d'Italie, descendirent simultanément. Napoléon salua son ancien ami en ôtant son chapeau avec grâce; puis il le prit familièrement par le bras : les voilà marchant ensemble pendant plus de trois quarts d'heure dans la direction de Valence; on aurait dit les temps de l'armée d'Italie, lorsqu'on délibérait si les Alpes seraient françaises et les Autrichiens brisés à Arcole ou à Rivoli. La conversation s'engagea : « Où vas-tu comme cela? à Paris, à la cour peut-être? » « Non, répliqua Augereau, pour le moment, je vais à Lyon. »> <«< J'ai lu ta proclamation, reprit l'empereur; elle est plate; Louis XVIII te jugera sur cela. » « Ce n'est pas moi qui l'ai faite, répondit Augereau, on me l'a envoyée de la mairie de Lyon et je l'ai signée.

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avaient beaucoup souffert de la guerre. Quelques individus crièrent : Vive l'empereur! Il n'avait pas d'escorte. »

TOME I.

(Récit du colonel Campbell.) 5

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