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intérêts collectifs, et à ce point de vue nous jugeons dangereuses les théories qui, dans ces groupes, cherchent à ramener tous les droits de la collectivité aux droits individuels de ses membres. M. Ducrocq a déjà montré (1), et nous insisterons nous-même plus loin sur cet exemple, que l'oubli de l'idée de personnalité a entraîné les assemblées révolutionnaires à prendre, au sujet des biens communaux, les mesures les plus regrettables. Elle pourrait de même conduire les représentants de l'Etat, soit à oublier les engagements pris dans le passé (2), soit à se préoccuper trop peu des charges à léguer aux générations futures. La logique ne gouverne pas le monde à elle seule; mais on doit toujours compter avec son influence latente.

A ces points de vue et à d'autres encore, que nous aurons l'occasion de signaler au passage, la technique à appliquer est loin d'être indifférente aux résultats à atteindre; il importe donc au plus haut point de ne pas abandonner l'étude de ces théories abstraites, tout en restant conscient de leur juste valeur.

5 bis. Pour la plupart des juristes du xix siècle le point de départ de la théorie de la personnalité juridique se trouve dans l'axiome que l'homme seul est un sujet de droit. Nous allons essayer de montrer tout

(1) Ducrocq. Cours de droit administratif, 7° éd., t. IV, nos 1376 et s. V. au surplus, infrà, no 29.

(2) V. la discussion à la Chambre sur les majorats. Séance du 7 mars 1905. M. Thivrier demande le rejet de la convention avec les titulaires du majorat, proposée par la Commission et le Gouvernement, parce que « la République ne peut pas et ne doit pas accepter cet héritage des régimes déchus. » V. la réponse de M. Rouvier, président du Conseil. V. aussi ci-après (nos 22 et s.), la discussion de la théorie de M. Duguit.

d'abord que les divers systèmes édifiés sur cette base sont inadmissibles et en désaccord avec la réalité des choses. Nous aurons ainsi déblayé le terrain sur lequel nous essaierons de construire.

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6. Le premier système sorti de cette idée est celui qui était couramment admis en France à une époque encore récente (1) et que l'on désigne habituellement sous le nom de système de la fiction. L'homme seul étant une personne réelle, on ne peut expliquer que par une fiction juridique l'idée de personnalité appliquée à d'autres choses qu'à des êtres humains. Le législateur suppose, en vue d'un intérêt général, une personne fictive qu'il traite partiellement comme si elle était

(1) V. notamment Laurent, Droit civil, t. I, nos 287-288 et s. Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade. Des personnes, t. I,

§ 296.

n

et s.

1372.

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Ducrocq, Cours de droit administratif, 7e éd., t. IV, Trouillot et Chapsal, Le Contrat d'association, p. 78 Beaucoup d'auteurs français, sans insister sur l'idée de fiction, emploient pour désigner la personne morale des termes qui supposent cette idée: par exemple le terme de personne fictive ou celui d'être de raison (exemple : Aubry et Rau, § 54, 5e éd., t. I, p. 268). Laurent est, de tous les auteurs, celui qui a le plus vivement insisté sur l'idée de fiction. Mais pour lui la fiction ne va pas jusqu'à l'assimilation des personnes civiles aux personnes naturelles; les premières n'ont, que certains droits, ceux qui leur sont reconnus expressément par la loi ; elles ne sont pas réellement propriétaires. L'assimilation est inexacte et prête à des erreurs dangereuses. Il est resté, d'ailleurs, seul ou à peu près, à soutenir un système aussi restrictif. La plupart des auteurs entendent la fiction dans le sens d'une assimilation, au moins partielle, des deux catégories de personnes.

réelle (1). Par`là il rend possible l'existence de droits appartenant à cette personne qu'il imagine, et les fait rentrer dans ses règles générales.

7. Il résulte de cette conception première que l'Etat reste le maître absolu de la fiction dont il se sert. La personnalité morale ne répond pas à la réalité. Elle n'est qu'une faveur accordée par la loi à certains groupements qui lui en paraissent dignes. Sans doute cette faveur peut être octroyée sous diverses formes: le législateur peut se réserver le droit d'examiner dans chaque cas particulier, s'il y a lieu de l'accorder; il peut déléguer ce même droit à l'autorité administrative; il peut aussi l'accorder à l'avance à tous les établissements qui

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(1) C'est ainsi que la théorie de la fiction est le plus souvent présentée Savigny, Traité de droit romain, trad. Guenoux, t. II, p. 223 et s. Unger, System des österr. Privatrechts, t. I, p. 314, et Kritische Überschau, VI, 166: « Le droit fait des fictions pour ne pas accepter des notions en contradiction avec ses règles fondamentales, et qui apparaîtraient comme des anomalies indisciplinées; par ce moyen, le droit courbe les faits sous sa règle au lieu de se courber sous les faits. » Puchta (Vorlesungen, p. 56 et Kleine Schriften) parle, non de fiction, mais de création légale. Au fond l'idée est la même, cette création ne pouvant être que celle d'un être purement fictif. Elle est seulement présentée d'une manière plus choquante. V. sur ces deux manières d'entendre la théorie de la fiction, l'ouvrage de Zitelmann qui contient le meilleur exposé des doctrines modernes sur ce sujet (Begriff und Wesen der sogennanten juristischen Personen, § 3, p. 12 et suiv.). Bierling (Zur Kritik der jurist. Grundbegriffe, t. II, nos 172-173) admet qu'il y a une double fiction: l'une consistant à considérer la collectivité comme un sujet de droits distinct de ses membres; l'autre consistant dans les rapports de la collectivité et de ses mem bres, à considérer l'ensemble des membres moins un comme la collectivité elle-même. Il nous semble bien que la première de ces fictions entraîne implicitement la seconde, en sorte qu'en réalité elles se ramènent à une scule.

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se formeront sur un certain type, et se soumettront à certaines règles. Mais comme il ne s'agit que d'une faveur, elle reste, par essence, purement arbitraire. Aucun groupement, même licite, ne peut élever la prétention de l'avoir par la Nature; il lui faut la Grâce; et cette Grâce pourra lui être retirée comme elle lui a été donnée. En général l'Etat ne la donnera qu'aux groupements qui lui sont agréables et la refusera aux autres. La personnalité morale sera donc conçue comme quelque chose de tout à fait différent du droit d'association; elle sera un attribut que l'on accordera à quelques associations seulement. D'autre part, elle sera indépendante du groupement même qui l'aura obtenue. On traitera la personne morale comme si elle était absolument distincte des membres qui la composent; elle pourra subsister, au moins dans l'opinion la plus fidèle à la logique du système, quand le groupement aura entièrement disparu (1); et la volonté de ses membres ne suffira pas pour entraîner sa suppression en tant qu'être moral (2).

Nous devons nous borner pour le moment à cette vue générale de la doctrine de la fiction. Elle suffit au but que nous nous proposons. Nous réservons à des développements ultérieurs l'étude des conséquences de détail du système; ce que nous voulons faire dès à présent, c'est seulement la discussion du principe luimême.

8. 1° La première objection qu'on doit lui opposer, -et elle est fondamentale, c'est qu'il ne résout

(1) Savigny, op. cit., p. 279 (au moins pour le cas où la corpo. ration repose sur un intérêt public et permanent).

(2) Savigny, op. cit., p. 278. - V. du reste sur ces conséquences Gierke, Genossenschaftsrecht, t. III, p. 181.

rien; c'est qu'il est impuissant à donner la clef a problème posé (1). Le fait à interpréter juridiquement, c'est le fait de biens n'appartenant pas à des individus, fait que l'on constate à toutes les époques de l'histoire, et dont aujourd'hui encore notre état social ne peut se passer. Dire que ces biens appartiennent à une personne fictive, c'est dire, en termes à peine déguisés, qu'ils n'appartiennent à personne. Si l'existence d'un droit ne se comprend pas sans un sujet qui en soit le titulaire, on n'explique pas cette existencè en l'attribuant à un sujet fictif; au contraire, on avoue par là même qu'il n'a pas de sujet réel. Autant, comme l'a dit un auteur (2), accrocher son chapeau à un portemanteau que l'on feint dans la muraille. La fiction peut servir en droit à simplifier, à faciliter l'explication de certaines théories juridiques; par elle-même elle ne résout rien, et là où manque une condition essentielle, elle est impuissante à la suppléer.

Aussi est-ce bien le système de la fiction qui a engendré directement les doctrines, étranges au premier abord, d'après lesquelles les biens en question devraient être considérés purement et simplement comme des biens sans maître, et les droits qui y sont relatifs comme des droits sans sujet. Les auteurs qui ont développé ces systèmes se sont bornés à écarter la fiction comme inutile, et à déclarer qu'il fallait voir ce qu'il y avait derrière elle. En cela ils avaient raison. Mais, le voile

(1) Cette première objection a été développée par un grand nombre d'auteurs; notamment : Zitelmann, op. cit. § 3; Meurer, Der Begriff und Eigenthümer der heiligen Sachen, t. I, p. 66 et Mestre, Les personnes morales et le problème de la responsabilité pénale, 1899, p. 157 et suiv.

suiv. etc.

(2) Brinz, Pandekten, 3° édition, t. I, p. 226.

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