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ce point de vue tout individualiste, il est impossible de justifier le droit de commander, et l'obéissance qu'un homme doit à un autre homme. On ne peut expliquer cela que par l'idée que ce dernier ne parle pas en son

nom, mais au nom de la collectivité qu'il représente et qui a des droits supérieurs à ceux de l'individu isolé. Celle-ci est donc bien un sujet de droit, une personne. Ajoutons que le système contraire reviendrait, par une pente glissante, à l'idée de la réunion, dans la main de l'individu qui commande, des droits patrimoniaux et des droits de souveraineté; il nous ramènerait à la confusion du droit public et du droit privé et à la théorie de l'Etat patrimonial, qui, de l'aveu de tous, ne peut plus être celle des nations modernes.

11. Nous ferons observer d'ailleurs que la notion de personnalité publique de l'Etat peut seule lui conserver son unité. Seule, elle explique d'une manière satisfaisante la personnalité fiscale ou personnalité de droit privé, que tout le monde est d'accord pour lui attribuer. Elle permet de considérer l'Etat comme une personnalité unique, ayant à la fois des droits publics et des droits privés; une personnalité à double face, suivant une expression que nous avons déjà employée ailleurs (1). Dans tout autre système, on est obligé de considérer le fisc, ou la personne privée de l'Etat, comme quelque chose de distinct de l'Etat lui-même, comme une sorte de fondation faite par lui (2). Idée étrange assurément le propre de

:

(1) V. notre article sur la Responsabilité de l'Etat, Revue du Droit public, no de juillet-août 1895, t. IV, p. 1 et suiv.

(2) Cette idée de fondation pour expliquer l'existence du fisc est admise par beaucoup d'auteurs, même par quelques-uns de ceux qui acceptent l'idée de personnalité publique de l'Etat, par exem

la fondation est de se détacher de la personne du fondateur et d'échapper, par cela même qu'elle existe, à sa libre disposition, au lieu que ce qui caractérise les deniers de l'Etat, c'est précisément d'être employés aux besoins généraux auxquels pourvoit l'Etat puissance publique. Il y a bien là une seule et même personne : le Trésor public est pour l'Etat ce qu'est pour un particulier son porte-monnaie ou son coffre-fort (1).

Il ne faut donc pas, comme on le fait trop couramment en France (2), réserver le mot de personnalité morale ou juridique au droit privé. C'est précisément pour cela que

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ple Meurer, op. cit., p. 116. V. au surplus l'exposé et les citations de cet auteur. Cette idée est la seule qui puisse rendre compte de l'existence du fisc pour ceux qui restreignent la personnalité au droit privé. Elle n'en est pas moins insoutenable.

(1) Cette comparaison très juste a été faite par un grand nombre d'auteurs. Bähr, der Rechtstaat, p. 55. - Il est curieux de la trouver déjà dans les post-glossateurs, qui avaient construit une théorie de l'universitas embrassant à la fois les droits publics et les droits privés. V. le passage de Lucas de Penna, cité par Gierke (Genossenschaftsrecht. t. III, p. 360): fiscus et ærarium (quæ idem sunt), est pars ipsius reipublicæ, sicut fiscus meus, id est, saccus in quo responuntur pecuniola mea, est pars totius patrimonii. (2) C'est là l'opinion généralement admise en France, parce quelle est seule compatible avec la théorie de la fiction. Aussi étaitce celle de Savigny, op. cit., p. 234. Nous la trouvons aujourd'hui admise notamment par M. Ducrocq (Droit administratif, 6o éd., t. II, no 905, et article dans la Revue générale du Droit, 1894, p. 101). Un auteur italien Giorgi (La dottrina della persone giuridiche, t. I, p. 52), prend ici une situation singulière. Il admet que les êtres moraux peuvent exercer des droits publics comme des droits privés ; mais pour se conformer à l'usage, il restreint le terme de personne juridique au seul droit privé non e un bel parlare esatto, ma e quello che corre. On a parfois exprimé cette idée que le fait d'admettre la personnalité publique de l'Etat est de nature à augmenter sa puissance. Nous la discuterons plus loin (V. ci-dessous, ch. III).

nous refusons d'employer le terme personne civile, qui contient implicitement cette restriction et qui par cela même éveille un préjugé contre l'unité de la notion. Nous considérons l'idée de personnalité morale comme aussi nécessaire en droit public qu'en droit privé; et cette idée, que les observations précédentes nous paraissent déjà suffire à fonder, trouvera sa confirmation dans les explications que nous donnerons plus loin sur les systèmes qui, comme celui de M. Duguit ou celui de M. Vareilles-Sommières, nient l'utilité de cette idée aussi bien dans l'un des domaines que dans l'autre.

12. Mais s'il en est ainsi, comment voir en la personnalité morale une fiction du législateur? Ce n'est pas la loi qui a créé l'Etat, ce n'est pas elle qui lui a conféré les droits éminents qui lui appartiennent, ni par conséquent sa personnalité. Celle-ci est une conséquence de l'existence même de l'Etat; que les juristes en aient ou non conscience au moment de sa formation, elle naît avec lui. La loi la suppose préexistante et ne fait que la réglemeuter et la limiter. Ce qui est vrai de l'Etat est vrai des autres groupes humains auxquels appartient la personnalité; plusieurs de ces groupements sont historiquement antérieurs à l'Etat, et la plupart ont une formation analogue à la sienne. Ils se sont constitués soit par la force même des choses, soit par la volonté de leurs membres. La loi n'est intervenue que pour réglementer (dans certains cas) les rapports juridiques qui leur donnent naissance, et ensuite les rapports juridiques du groupe. une fois constitué. Elle les prend, comme elle prend tous les rapports humains, tels que les lui présente la réalité, et elle se borne à leur donner la formule légale la mieux appropriée à leur destination.

On a, il est vrai, essayé de distinguer à ce point de vue l'Etat des autres groupements humains. Savigny a nommé l'Etat une personne morale nécessaire (1) ; et le plus intrépide adversaire de la personnalité morale, Laurent lui-même (2), a accepté cette dénomination. Mais partisans et adversaires ont très bien vu, en général, qu'il y avait là une concession dangereuse pour le système de la fiction. Si une seule personne morale peut naître autrement que par la volonté de la loi, c'en est fait de la théorie (3).

13. 3o Nous touchons du reste ici à une autre objection fondamentale que l'on peut élever contre le système de la fiction. Il méconnaît le rôle que joue le législateur dans les rapports sociaux. Par lui-même le législateur ne crée rien. L'existence matérielle des rapports qu'il

(1) Op. cit., p. 239.

(2) Droit civil international, t. IV, no 73. Cpr. Principes de droit civil, t. I, p. 407. V. aussi Tissier, Traité des dons et legs, n0 91.

(3) D'un côté, M. Ducrocq (Revue générale du Droit, 1894, p.101) et, dans un esprit diamétralement opposé, M. Van den Heuvel, Assoc. sans but lucratif, p. 57, ont tous deux insisté sur cette idée. C'est pour y échapper que M. Ducrocq cherche à démontrer que la personnalité morale de l'Etat a sa source dans les lois spéciales qui l'organisent et la réglementent. L'idée est admissible pour la personnalité de pur droit privé ; mais quelle est la loi qui a fait de l'Etat un être moral capable de légiférer et de se conférer à soi même le droit d'avoir un patrimoine?—M. Boistel a insisté avec grande raison sur l'objection que nous formulons ici au système de la fiction « L'Etat est précisément une de ces personnes morales dont il s'agit de justifier l'existence; c'est la plus importante et la plus considérable de toutes; et il est impossible qu'une explication soit admissible si les raisons données ne résolvent pas la partie la plus grave et la plus étendue du problème. » (Conception des personnes morales. Rapport présenté au Congrès international de philosophie tenu à Genève du 4 au 8 septembre 1904, p. 5).

réglemente échappe à ses prises. Il peut seulement considérer certains rapports comme illicites, et les prohiber; par là il en empêche indirectement la naissance; mais s'ils naissent malgré sa prohibition, il ne peut que les punir, il ne peut les empêcher d'exister (1). Si des particuliers se réunissent pour affecter à perpétuité certains biens à un but qui leur est commun, le législateur peut prohiber ce groupement, le faire tomber sous le coup de la loi pénale, donner à l'Administration le pouvoir de le dissoudre. Il ne dépend pas de lui que les associés aient eu en vue autre chose que ce qu'ils ont voulu : l'affectation de certains biens à un but déterminé. S'il considère le groupement comme licite, sa tâche doit être de donner aux rapports créés par lui la formule qui exprime le plus exactement leur réalité intrinsèque

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Or la loi est infidèle à cette mission quand elle se refuse arbitrairement, ou uniquement parce qu'elle n'a pas de sympathie pour l'objet, du reste licite, que se proposent les associés, - à considérer comme un sujet de droit le groupement qui, dans la pensée de ses membres, a son avoir propre et des intérêts distincts des intérêts individuels. Cette manière d'envisager l'association ne constitue point une fiction. Ce qui est fictif au contraire, ce qui est arbitraire et artificiel, c'est de déclarer que les parties restent copropriétaires de l'avoir social, alors qu'elles ne veulent pas l'être (2). Voici par exem

(1) Cpr. Hauriou, Leçons sur le mouvement social, 2o Append., P. 161.

(2) M. Vauthier, Etudes sur les personnes morales, p. 385, opposant l'une à l'autre, la conception de l'universitas romaine, et notre théorie actuelle des associations non personnifiées déclare que la première était plus profonde et plus juste: «Les grands légistes de l'ancienne Rome avaient admis qu'un certain nombre

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