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raître ce que nous appelons aujourd'hui les personnes juridiques. Les Romains ne procèdent donc pas en créant une seconde catégorie de personnes; ils se bornent à dire que certaines choses, bien que soumises au droit n'appartiennent cependant à personne, sont res nullius. Les modifications que les modernes ont introduites dans cette conception ne sont nullement un progrès, car dire que l'Etat et les Villes sont des personnes, cela est bien permis à la fantaisie, mais non à la science. Les modernes n'ont fait en somme qu'introduire dans le langage juridique une métaphore populaire; et c'est ensuite pour justifier cette métaphore, qu'ils ont posé l'axiome: sans une personne, pas de patrimoine. Ce principe, une fois admis, les a entraînés, soit à recourir à la création d'une personne fictive, soit à essayer de démontrer la réalité de la personne morale. Toutes ces tentatives sont vaines. Il n'est pas besoin de se mettre en frais de recherches pour trouver la personne. Un bien peut, non pas seulement appartenir à quelqu'un, mais aussi appartenir à quelque chose, à un but, qui n'est pas pour cela une personne. Le patrimoine de la personne morale est en réalité le patrimoine du but (Zweckvermögen). Cette idée de but se trouve dans les Universitates, telles que l'Etat. les Communes et les Corporations, comme elle se trouve dans les fondations, et notamment dans les piae causae. Seulement dans ces dernières, il est plus visible que le patrimoine est dominé exclusivement par le but; pour les premières c'est l'Universitas elle-même, Etat, Commune ou Corporation, qui forme le but auquel le patrimoine est affecté. C'est ce but que les conceptions courantes ont personnifié, en rattachant la personnification à ce qu'il y avait en lui de plus visible: la Ville, le Dieu,

la Corporation; et quelquefois en la rattachant au bien lui-même le Temple, l'Eglise, l'Hôpital, le Fisc. Plus la fantaisie s'est donnée sur ce point libre carrière, plus il est nécessaire de s'en tenir à la réalité, c'est-à-dire, à la notion de patrimoine sans maître, simplement affecté à un but.

18 Bekker a rendu cette théorie plus subtile et plus fine en creusant, au point de vue philosophique, la notion de sujet de droit. On peut, dit-il (1), avoir à l'égard d'un droit deux situations acquises très distinctes: la disposition et la jouissance (2). La disposition, c'est le droit de se comporter en maître, de défendre la chose en justice, de l'administrer, etc.; la jouissance, c'est le droit de jouir matériellement des avantages qu'elle procure. Ces deux situations sont souvent séparées; la première ne peut appartenir qu'à un être doué de volonté; la seconde peut appartenir non seulement à un homme incapable de vouloir, tel qu'un fou ou un infans, mais même à un animal ou à une chose inerte. On peut donc disposer au profit d'un animal ou d'une chose, à condition de pourvoir à l'administration du bien donné ; car l'animal et la chose ne peuvent avoir que la Genuss et non la Verfügung. Sont-ils de véritables sujets de droit? Bekker

(1) Op. cit., p. 1 et suiv. V. pour la discussion du système de Bekker, Bierling, Zur Kritik der juristischen Grundbegriffe, t. II, nos 163 et suiv. M. Max Schwab a poussé à son extrême limite l'idée émise par Bekker et a soutenu que le sujet du droit était celui auquel la loi reconnaissait le droit à la jouissance de l'objet (Genuss) (Rechtssubjekt und Nutzbefugniss. Bâle 1901, p. 41 et s.). Il en conclut que l'homme seul est sujet de droit. Pourquoi pas l'animal? Parce que les lois sur la protection des animaux n'appartiennent pas au droit privé (eod. 1. p. 50). Réponse insuffisante. (2) On peut traduire ainsi les mots Genuss et Verfügung qu'emploie l'auteur.

déclare que cela importe en somme assez peu et il se défend de les personnifier; il se borne à dire la chose, l'animal peuvent jouir; et le Droit, dans certaines limites, doit admettre les dispositions en leur faveur, bien qu'il soit en principe fait pour l'homme, parce qu'au fond, ce qu'il protège dans ces dispositions, c'est bien la volonté humaine; et celle-ci est digne de protection toutes les fois qu'elle n'est pas contra bonos mores.

19. L'objection le plus souvent opposée à ces théories, c'est que la notion de droit sans sujet implique contradiction. Cette objection est évidemment fondée de la part de ceux qui définissent le droit subjectif un pouvoir attribué à une volonté, et qui voient dans l'être à qui cette volonté appartient, ou dans la volonté ellemême, le véritable sujet du droit. Il est clair qu'avec cette définition ce dernier ne peut se concevoir sans une volonté dont il dépende, par conséquent sans sujet. Mais nous chercherons à démontrer plus loin que la définition est incomplète, et que si un droit suppose une volonté qui l'exerce, cette volonté n'appartient pas nécessairement au sujet. Dans cette opinion l'objection est moins évidente; elle subsiste cependant si le fondement du droit n'est pas dans la volonté, il est dans l'intérêt même qui est protégé sous le nom de droit subjectif, intérêt qui ne peut être qu'un intérêt humain. Dans ce système l'existence d'un sujet reste logiquement nécessaire, parce qu'un intérêt suppose un intéressé (1).

Sans insister pour le moment sur ce point (qui ne

(1) Remarquons que la question n'est pas de savoir si on peut concevoir un droit séparé de son sujet, s'il peut en être abstrait par la pensée, mais de savoir s'il peut avoir une existence réelle sans un sujet auquel il appartienne.

pourra être bien compris que lorsque nous développerons notre théorie) nous devons faire remarquer dès à présent le côté dangereux de la théorie des droits sans sujet. M. Vauthier l'a qualifiée d'inquiétante (1), en observant que si le droit se rattache à son but, et non à l'homme lui-même, celui-ci pourra être dépossédé au profit du but et que c'est là une tendance purement socialiste. Ainsi présentée, la critique nous paraît exagérée. Car les auteurs de la théorie ne prétendent pas l'appliquer à toute espèce de biens. Elle n'est pour eux qu'une explication juridique des biens appartenant aux personnes morales : ils n'y soumettent pas ceux qui appartiennent aux personnes physiques. A côté du pertinere ad aliquid, Brinz admet le pertinere ad aliquem; il ne renonce donc nullement aux droits individuels. Le danger de la théorie, bien que plus restreint, n'en est pas moins réel. Comme la doctrine de la personne fictive, et plus qu'elle encore, parce qu'elle écarte le voile qui masquait les conséquences du système, elle laisse les droits dont il s'agit (ceux des personnes morales) dans une situation toute précaire. S'il n'y a pas de sujet, d'ayant droit, qui l'Etat trouvera-t-il en face de lui pour les défendre ? J'entends bien qu'il y a le but, et. que l'Etat ne pourra s'emparer des biens qu'à la condition de conserver leur affectation. Mais du moment qu'aucune personne, autre que lui-même, ne tend à atteindre le but, qui l'empêchera d'y renoncer et d'employer les biens à tout autre objet? C'est lui dans ce système, qui reste le maître souverain de l'affectation; les personnes physiques' qui ont créé le patrimoine de la

(1) Op. cit., p. 275, note 2.

personne morale, qui l'ont développé, qui ont proposé ce but à son activité, sont purement et simplement évincées, mises de côté comme si elles n'existaient pas. Le lien entre le droit et les personnes se trouve rompu. Il y a d'un côté des droits sans sujet, un patrimoine sans maître, dont l'Etat pourra s'emparer sans que personne puisse élever une contradiction légitime; de l'autre une corporation sans patrimoine, un ensemble de personnes dont l'immixtion dans l'administration des biens ne sera tolérée par l'Etat qu'autant qu'il la jugera utile. C'est la mainmise de l'Etat sur tous les patrimoines ayant une destination supérieure à l'utilité particulière de l'individu: c'est le monopole de l'Etat pour tout objet d'utilité générale, ou même collective (1).

20. 2o Les théories dont nous venons de parler ne se préoccupent que du droit privé. Dans un ouvrage des plus remarquables (2), notre collègue, M. Duguit, a résolument porté la question sur un terrain plus large, il a

(1) Remarquons que l'arbitraire de l'Etat, dans ce système est absolu. Il peut créer, comme il peut supprimer, les patrimoines sans maître par sa seule volonté. Il suffit qu'il leur assigne un but, et théoriquement ce but peut être aussi étranger que possible à tout intérêt humain. Bekker nous parle des droits que l'on peut attribuer au chien Tiras et à la chienne Bellone, Rümelin de ceux que l'on peut attribuer au chiffre 1891. Le danger de créations pareilles est sans doute pratiquement nul. Mais leur simple possibilité théorique suffit à faire douter du système. Au fond d'ailleurs la théorie des droits sans sujet ne fait que substituer à la fiction traditionnelle une fiction nouvelle; car après avoir proclamé la possibilité de droits sans sujets elle est obligée de rattacher ses droits à quelque chose, de les considérer comme appartenant à ce quelque chose, et ce ne peut être là qu'une fiction. Cpr. Bierling, op. cit, no 168.

(1) Léon Duguit, Etudes de droit public, I. L'État, le droit objectif et la loi positive. II, L'Etat, les gouvernements et les agents.

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