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loin. A la différence de la théorie de la fiction qui ne voit que le groupe, les théories dont nous parlons ne voient que l'individu. Elles oublient qu'il y a, dans le groupe. lui-même, un intérêt collectif, distinct de l'intérêt individuel, à ce point qu'il lui est fréqueniment opposé, el que cet intérêt n'est pas seulement celui du groupe tel qu'il est actuellement composé, mais celui d'un groupe permanent, qui représente les générations futures en même temps que la génération présente. L'une des conséquences du système serait de permettre dans tous les cas aux membres actuels du groupe de se partager ses biens; c'est la doctrine que la Révolution française a appliquée aux biens communaux, et qui explique la définition de ces biens donnée dans la loi du 10 juin 1793 et reproduite dans l'article 542 du Code civil: biens auxquels les habitants d'une ou plusieurs communes ont un droit acquis. Les lois révolutionnaires en avaient tiré la conséquence pratique quand elles avaient, ordonné d'abord, plus tard permis et encouragé, le partage des biens communaux entre les habitants (1). C'en serait fait aujour d'hui du patrimoine communal si ces mesures avaient été complètement appliquées. Il a été sauvé parce qu'on est revenu à une plus juste appréciation de la situation juridique et que derrière les habitants de la commune on a su voir l'intérêt de la commune elle-même. L'article 542 n'est plus d'accord aujourd'hui fort heureusement — avec les idées qui ont prévalu dans nos lois sur la nature du patrimoine communal (2).

(1) V. les lois du 14 août 1792 et 10 juin 1793.

(2) M. Van den Heuvel cite à l'appui de son opinion, la définition de l'art. 542; et M. Planiol approuve cette définition (1re éd., no 921). Mais la plupart des auteurs la déclarent inexacte. Cpr.

MICHOUD

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30. Toujours sur le terrain du droit privé, on doit encore objecter à ces diverses théories qu'elles ne donnent pas l'expression juridique exacte de la réalité des faits. Considérer les associés comme propriétaires, c'est déjà contraire aux faits dans les associations à but désintéressé qui admettent ce que M. de Vareilles-Sommières appelle le régime personnifiant; car dans presque toutes les associations de ce genre les clauses sont combinées de telle sorte que jamais l'associé ne retirera, pour son propre patrimoine, un bénéfice provenant du patrimoine social (1). Tout se passe comme si l'associé n'était pas propriétaire; d'où l'on doit conclure qu'il ne l'est pas, et qu'il y a une véritable fiction à ramener à l'idée de copropriété des individus ce qui est en réalité la propriété du groupe lui-même. Il faut, pour expliquer ainsi la situation juridique, introduire dans l'analyse de cette situation des clauses sous-entendues très compliquées, clauses qui sont purement fictives, et qui n'arrivent même pas à rendre compte de toutes les difficultés (2).

Ducrocq, Droit administratif, 7o éd., t. IV, nos 1376-1378. « Non, certainement, les biens du domaine de l'Etat et ceux du domaine communal, n'appartiennent ni ne doivent appartenir aux citoyens ou babitants. Ils n'appartiennent et ils ne doivent appartenir qu'à l'être moral, Etat ou commune, qui représente à la fois la génération actuelle et toute la série des génerations futures.» M. Planiol (Droit civil, 3e éd.. p. 977, note 1), répond à l'objection faite au texte, que la propriété collective, à la différence de la propriété indivise, ne comporte pas le partage. Mais pourquoi ? Un système qui ne voit d'autres sujets que les individus est impuissant à l'expliquer et M. Planiol ne l'essaie même pas.

(1) V. sur ce point les explications détaillées que nous avons fournies dans notre compte rendu du livre de M. de Vareilles-Sommières, Revue du droit public, t. XX, p. 342 et s.

(2) V. ce même compte rendu, p. 344. Nous avons montré dans ce passage combien de clauses sous-entendues, souvent inaccepta

Le système devient encore plus difficile à appliquer (indépendamment même du lien à maintenir entre le droit public et le droit privé), quand il s'agit des biens de l'Etat ou des communes. Comme l'a fait très bien observer M. Capitant (1), les biens de ces personnes morales sont loin de profiter toujours exclusivement aux membres de la collectivité qu'elles représentent. Le droit d'user des voies publiques communales n'appartient pas seulement aux habitants de la commune, mais à tous; le droit de visiter le Louvre ou d'y étudier n'appartient pas seulement aux Français, mais aux habitants du monde entier. Le droit des membres du groupe n'est donc « qu'une apparence, qu'un fantôme »>, puisque bien loin d'avoir une parcelle de la propriété de ces

bles, il fallait introduire dans le pacte social pour expliquer la situation juridique des associés. V. aussi Valéry. « Contribution à l'étude la personnalité morale »> (dans Revue génér. du droit, 1903, p. 32 et s.). Cpr les explications de M. Maitland (art. précité dans Grünhut's Zeitschrift (t. XXXI, p. 52), sur la propriété des associés au profit desquels existe un trust (par exemple les membres d'un club): « c'est une propriété d'une bien merveilleuse espèce. Premièrement, elle est pratiquement inaliénable; secondement, elle est en fait soustraite à l'action des créanciers de l'associé troisièmement, elle ne fait pas partie de ses biens en cas de faillite; quatrièmement, cette propriété cesse s'il ne paie pas sa cotisation annuelle; cinquièmement, elle cesse s'il est exclu du club conformément aux statuts; sixièmement, sa part est restreinte par toute réception de nouveaux membres; septièmement, il ne peut demander le partage; huitièmement, pour tout expliquer, nous devons accepter un certain nombre de contrats tacites, dont nul n'a conscience au moment où ils s'accomplissent; car, à chaque élection de membres, il faut feindre un contrat entre le nouveau membre et les autres. L'auteur montre que tout cela a produit en droit anglais un régime excellent. Mais en serait-il de même partout ?

(1) Introd. à l'étude du droit civil, 2e édit., p. 169.

biens, ils n'en ont pas même la jouissance exclusive. Enfin tous ceux de ces systèmes qui mettent à leur base l'idée d'association et non pas l'idée plus simple de collectivité et de groupement (notamment celui de MM. Van den Heuvel et de Vareilles-Sommières), sont impuissants à expliquer la personnalité morale des établissements publics. Pour eux, ces derniers ne peuvent être autres que « l'Etat, le département ou la commune accomplissant une de leurs fonctions avec un rouage spécial et une caisse spéciale » (1). Il n'y a plus en eux qu'une personnalité apparente, une pure fiction que ces collectivités pourront faire disparaître quand elles le voudront et auxquels il est illogique d'accorder des droits qu'ils puissent défendre en justice contre la communauté dont ils émanent. Nous ne croyons pas que cette notion corresponde aux besoins actuels, et nous nous réservons de le montrer avec plus de détail en traitant de la création de ces établissements (2).

III

31. La personne morale n'est pas une personne fictive. Elle n'est pas non plus un simple artifice derrière lequel on trouve, soit des patrimoines sans maître, soit des individus. Il reste qu'elle soit une personne réelle. C'est notre thèse; mais il y a encore bien des manières diverses de la comprendre, et ce sont elles que nous devons maintenant examiner.

(1) De Vareilles Sommières, op. cit., p. 667, no 1542.

(2) V. pour compléter ces critiques notre compte rendu précité du livre de M. de Vareilles-Sommières, Revue du droit public, t. XX, p. 339-357.

Commençons par rappeler l'idée que nous avons énoncée dès le début : en soutenant la réalité de la personne morale, nous ne voulons pas dire qu'elle constitue une personne au sens philosophique du mot. La notion que nous cherchons à dégager est une notion purement juridique. Tout le problème consiste donc à savoir quels sont les êtres que l'on doit considérer comme capables de droits; et, pour le résoudre, il faut savoir nécessairement ce que l'on entend par droit (au sens subjectif du mot).

32. D'après la définition la plus ordinairement donnée, le droit subjectif est une puissance attribuée à une volonté par le Droit objectif, une faculté de vouloir reconnue par le Droit (1). Celte définition, comme nous le montrerons plus loin, n'est pas inexacte en elle-même, mais elle est incomplète parce qu'elle indique seulement la conséquence du droit subjectif, non son fondement et sa raison d'être. Elle éveille l'idée, fausse selon nous, que la volonté libre est elle-même le fondement du droit, et que l'ordre juridique n'a pas d'autre objet que de protéger ses manifestations, en empêchant qu'elles ne heurtent la liberté d'autrui (2). Pour ceux qui admettent cette

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(1) Cette définition ou d'autres qui n'en diffèrent que par les mots, se trouvent dans un grand nombre d'auteurs. V. notamment Savigny, Système, T. 1. §IV, p.7; Windscheid, Pandectes, § 37; Arndts, Pandectes, § 21; Capitant, Introduction à l'étude du droit civil, 1re édit., p. 18; Meurer, op. cil., p. 36 ; Zitelmann, op. cit., p. 62. Les Allemands emploient ici le mot Wollendürfen qui est à peu près équivalent aux mots faculté de vouloir. Gierke, Deutsches Privatrecht, § 27, donne une définition qui au fond concorde avec les précédentes. Elle est seulement plus complexe, parce qu'il y fait rentrer à la fois le côté actif et le côté passif du droit.

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(2) On sait que c'est là la doctrine de Kant qui définit le Droit :

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