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la justice romaine, de même qu'elle nous édifie pleinement sur l'emploi qu'a fait le gouvernement impérial de l'éternel argument de la raison d'Etat (1).

Pline arrivé dans son gouvernement de Bithynie se trouve entouré de chrétiens il ne sait que faire, tant ils sont nombreux. Jusqu'alors il les a condamnés au dernier supplice, quels que fussent leurs aveux, parce qu'il a jugé digne de mort leur obstination à s'intituler disciples du Christ. Il demande à Trajan si c'est le nom du chrétien que l'on punit, même quand l'homme n'a commis aucun crime, ou si ce sont les crimes attachés au nom de chrétien que l'on doit condamner. Voilà vraiment quelque chose d'inouï, et l'on se demande ce dont il faut le plus s'étonner, de la conduite de Pline ou de celle de Trajan. L'Empereur répond, en effet, qu'on ne doit pas rechercher les chrétiens, mais que s'ils sont accusés et convaincus de christianisme, ils doivent être condamnés. Sur quel motif s'appuie-t-il pour donner cet ordre? Nous ne le savons point. Il faut les punir : c'est tout ce qu'a pu inventer la sagesse de cet Empereur, l'un des meilleurs que Rome ait connus. Pline n'avait jamais assisté à une procédure contre les chrétiens, il déclare ne pas savoir ce qu'on leur reprochait, ce que l'on recherchait dans l'accusation et ce que l'on condamnait. Son maître ne daigne pas l'en instruire: le savait-il lui-même ? Ce qu'il a vu dans la lettre de Pline, c'est que la secte nouvelle envahit tout, qu'elle compte des adeptes de tous les côtés et dans tous les rangs de la société, que les chrétiens se réunissent pour prier et célébrer les agapes, alors que les associations ont été interdites par l'Empereur. Cela lui a suffi sans doute. Qu'importe que les interrogatoires aient prouvé la sainteté des mœurs des chrétiens et le caractère tout inoffensif de leurs réunions, la raison d'Etat doit passer avant tout les chrétiens gênent, il faut s'en débarrasser; cela est d'autant plus facile

(1) Pline, Epist., x, 96, 97.

que Pline a déjà commencé à sévir, et il n'y a plus qu'à poursuivre une œuvre si habilement entreprise. Cette lettre de Trajan a été, on peut le dire, le fondement du droit postérieur le prince interdisait la recherche des chrétiens, mais quelle garantie dérisoire n'était-ce pas pour eux, puisqu'il suffisait d'une dénonciation signée pour les faire condamner ! Les actes des martyrs sont pleins de récits qui confirment ce procédé sommaire d'exécution, Ils mettent bien des fois en scène un accusé auquel le juge se contente de demander s'il est chrétien, pour pouvoir l'envoyer au supplice. Tertullien et saint Justin s'élèvent avec . vigueur contre ces actes arbitraires du pouvoir, mais s'ils ont réussi à procurer quelques instants de tranquillité aux fidèles, on n'a pas tardé à voir les magistrats suivre de nouveau les traditions judiciaires un moment interrompues. Il faut remarquer que tout cela se passait sous le règne des empereurs philosophes, des Antonins; les persécutions ne pouvaient que devenir plus terribles sous leurs successeurs, alors que la décadence et l'immoralité païennes ne faisaient que s'accroître, et que la vieille société romaine luttait désespérément contre tous les germes de mort qu'elle portait dans son sein.

(A suivre.)

G.-M. TOURRET.

RESTITUTION DE LA DOT. - PRIVILÈGE DU VENDEUR

I.

Une femme s'est constitué en dot des meubles estimés, sans déclarer que l'estimation n'en vaut pas vente; ou des immeubles également estimés, en déclarant que l'estimation en vaut vente. A la dissolution du mariage ou après la séparation de biens, le mari devra restituer non les choses en nature, mais leur valeur (1551-1552). — On

demande si la femme, pour garantir cette restitution, jouira du privilége du vendeur.

La question s'est présentée devant la Cour de Montpellier et devant le tribunal de Nimes, qui l'ont résolue par l'affirmative (1). Des auteurs considérables ont approuvé cette jurisprudence (2). Nous croyons, au contraire, que, dans l'hypothèse proposée, le privilége du vendeur doit être refusé à la femme.

II.

Cette controverse n'est pas dépourvue d'intérêt. A la vérité, si la femme s'est constitué en dot un immeuble estimé, en déclarant que l'estimation en vaut vente, alors même qu'on lui refuserait sur cet immeuble le privilége du vendeur, on ne saurait lui contester son hypothèque légale garantissant la restitution de la valeur.

L'immeuble n'entre dans le patrimoine du mari que grevé de cette hypothèque, laquelle est dispensée d'inscription et prime toutes celles dont le bien pourrait être frappé postérieurement au mariage. Il peut arriver néanmoins, et malgré cette priorité, que la femme ait intérêt à invoquer le privilége du vendeur. Supposons, par exemple, que le mari ait géré une tutelle avant son mariage. Les principes nous amènent à décider que l'hypothèque de la femme sera primée par celle du mineur. - On sait, en effet, qu'entre deux hypothèques légales dispensées d'inscription, la préférence est due à celle qui est la première en date, même sur les immeubles que le débiteur n'aurait acquis qu'à une époque postérieure à la seconde (3); et, dans l'espèce, la circonstance que l'acquisition est concomitante à la constitution de la seconde hypothèque, au lieu de lui être postérieure, ne parait pas devoir faire fléchir la règle.

(1) Montpellier, 26 juin 1848. S., 48, 2, 557. cembre 1868. S., 69, 2, 304.

Trib. de Nimes, 2 dé

(2) Aubry et Rau, 4′′e édition, tome v, page 628, in fine et note 21. Rodière et Pont. Contrat de mariage, tome III, page 456 et note 1. (3) Aubry et Rau, tome 111, page 486.

Si la femme se constitue en dot des meubles estimés, l'intérêt du problème que nous agitons est encore plus sensible. Le privilége du vendeur ne peut s'exercer, sans doute, que si les meubles vendus sont encore en la possession de l'acheteur (2102 4o); et si l'union conjugale a été de quelque durée, il arrivera d'ordinaire que les meubles meublants apportés et estimés par la femme auront été aliénés par le mari (1). Mais, il faut le remarquer, ce n'est pas aux meubles meublants seulement que l'article 2102 4o est applicable; il comprend aussi dans son expression générale de meubles, les biens incorporels, créances, actions industrielles, obligations de chemins de fer, etc..., des titres, en un mot, dont la valeur n'est pas altérée par le temps, que l'on garde indéfiniment en portefeuille, et sur lesquels la femme dotale pourrait souvent exercer son privilége si dans l'espèce qui nous occupe, la théorie permettait de le lui accorder.

L'on ne saurait donc méconnaître la portée pratique véritable de la discussion que nous allons immédiatement aborder.

III. Pour soutenir que la femme a le privilége du vendeur, on fait le raisonnement suivant : le mari, par l'estimation, est constitué débiteur d'un prix de vente, payable à la dissolution du mariage (2) ou à la séparation de biens.

(1) C'est cependant sur des meubles meublants que la femme demandait à exercer son privilége dans l'espèce soumise à la Cour de Montpellier. - Mais l'arrêt constate que le mariage n'avait duré que fort peu de temps.

(2) Telle a été peut-être la pensée des empereurs Alexandre, Dioclétien et Maximien dans les constitutions 5 et 10 au Code de Jure dotium (v. 12). - Il est bon de faire remarquer cependant que, si en Droit romain l'estimatíon des choses données en dot valait vente, cette convention n'était pas régie sous tous les rapports par les príncipes de la vente ordinaire. (Pellat, Textes sur la Dot, 2o édition, page 112 et suiv.) On verra dans les commentaires du savant romaniste, notamment pages 117 et 118, qu'à la dissolution du mariage, la femme répétait le prix de l'estimation par

VIe-I

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S'agissant d'un prix de vente, il n'y a aucune raison pour ne pas appliquer les articles 2102 40 et 2103 1°; la femme ne peut pas être traitée plus mal qu'un vendeur ordinaire: elle doit jouir du privilége.

Nous disons, au contraire, que ce privilége doit lui être refusé, et voici notre argument: le mari, actionné lors de la dissolution du mariage ou de la séparation de biens, n'est pas actionné comme vendeur, mais comme mari; ce n'est pas l'actio venditi, c'est l'action en restitution de dot que la femme intente contre lui. Or, l'action en restitution de dot n'est garantie par aucun privilége; la femme n'est donc pas admissible à réclamer celui du vendeur.

IV. La constitution d'une dot avec estimation, telle qu'elle est visée par l'article 1551 et par l'article 1552 (si l'on a déclaré que l'estimation de l'immeuble en valait vente), peut et doit se dédoubler en deux opérations :

En premier lieu, le femme vend et le mari paye le prix immédiatement;

Ensuite, la femme rend ce prix à son mari pour qu'il le garde, à titre de dot, jusqu'à la dissolution du mariage (1).

Certes, si le notaire avait soin de détailler ainsi l'opération et de constater expressément que les deniers ont d'abord été comptés à la femme, puis rendus par elle au mari à titre de dot, nul ne songerait, dans cette hypothèse, à accorder le privilége du vendeur. La vente aurait été parfaite, exécutée, et l'on ne saurait dire que le prix fût resté impayé.

Mais, parce qu'on sous-entend cette formalité vraiment puérile d'un payement et d'une restitution instantanée, s'ensuit-il que la femme doive avoir plus de droits? — Evidemment non.

l'action rei uxoria, et non par l'action venditi. Cette remarque a son importance et corrobore notre théorie.

(1) Colmet de Santerre, Contrat de mariage, page 464. Voir aussi, dans ce sens, M. Wallon, De la dot mobilière, thèse de doctorat, page 227.

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