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une commune, et tendant à faire décider que l'administration communale avait violé les lois et règlements sur l'établissement des cimetières en annexant au cimetière communal, sans autorisation du préfet, un terrain contigu à la propriété du requérant et à faire ordonner, en conséquence, qu'il serait interdit à la commune d'inhumer à l'avenir dans ce terrain. L'acte administratif, si irrégulier qu'il fût, devait être respecté par le tribunal civil.

Ces solutions n'ont rien de bien nouveau. Mais il est un point sur lequel le Tribunal des Conflits a fait œuvre de doctrine, et semble avoir fondé un système désormais à l'abri du dissentiment des juridictions et des revirements des arrêts. Nous parlons de la responsabilité de l'Etat et de la compétence qui s'y réfère.

Les articles 1382 et 1384 du Code civil peuvent-ils servir à mesurer cette responsabilité, et les tribunaux de l'ordre judiciaire sont-ils appelés à se prononcer sur les réclamations des particuliers qui demandent à l'Etat de réparer le dommage qui leur a été causé par la faute de ses agents, dans l'exécution des services publics? Telle est la question qui, jusqu'à ces derniers temps, divisait la jurisprudence.

La Cour de cassation, invoquant la généralité des principes du Code civil et l'impossibilité manifeste de trouver ailleurs la base d'une équitable réparation, revendiquait pour les tribunaux civils la mission d'appliquer les règles du droit commun (v. arrêts de cassation du 1er avril 1845, Sir., 1845, 1, 363; du 19 déc. 1854, Sir., 5855, 1, 602).

Le Conseil d'Etat, au contraire, tenait pour la compétence administrative (6 déc. 1855, Rotschild, Sir., 1856, 2, 508. 6 août 1861, Dekeister, Sir., 1862, 2, 139. -22 nov. 1867, Renault, Sir., 1868, 2, 291). L'Etat, disait-il, ne peut être comparé ni pour ses droits ni pour ses devoirs, à aucune autre personne, même morale. De cette position spéciale dérive une responsabilité spéciale. En second lieu, pour apprécier la faute des agents ou employés, il faut recourir aux prescriptions administra

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tives, en interpréter le sens, en peser la valeur, voir si elles ont été observées, si elles ont été négligées, entrer, en un mot, dans le domaine réservé de l'administration. - Enfin, un texte positif, la loi du 26 septembre 1793, a confié à l'autorité administrative le règlement de toutes les créances contre l'Etat, d'où il résulte qu'il ne peut être déclaré débiteur par les tribunaux civils.

Ce dernier motif n'avait, à la vérité, pas grande valeur, le texte invoqué concernant la liquidation des créances arriérées, et non des actions à intenter contre l'Etat; et la compétence judiciaire n'était nullement contestée quand l'Etat se trouvait poursuivi comme personne privée : comme propriétaire, par exemple, ou en vertu d'un contrat de droit commun.

Quant aux auteurs ils penchaient généralement vers la compétence des tribunaux civils. Voici le système qui était enseigné par M. Sourdat, dans son Traité sur la Responsabilité. « En principe, les actions ou dommages contre l'Etat appartiennent aux tribunaux; la seule raison qu'elles tendent à faire déclarer l'Etat débiteur ne suffit pas pour les attribuer à la juridiction administrative; celle-ci n'en connaît qu'en vertu des dispositions spéciales de la loi ou quand la décision dépend de l'interprétation ou de l'appréciation d'un acte administratif. >>

En présence de cette diversité d'opinions, le Tribunal des Conflits s'est prononcé d'une manière formelle pour la jurisprudence du Conseil d'Etat, mais en négligeant toutefois le motif dont nous avons signalé la faiblesse. Les jugements dans lesquels il a posé les bases de ce système sont ceux du 25 janvier 1873 (Michel et Masson, Sir., 1873, 2, 123), et du 8 février 1873 (Blanco, Sir., 1873, 2, 153).

Dans ces deux circonstances, le Tribunal a envisagé la question sous des faces assez distinctes :

Dans la première espèce il a déclaré que le juge civil ne pouvait statuer parce que l'appréciation de la faute comportait l'appréciation des prescriptions administratives. En

effet, la compagnie du chemin de Paris-Lyon-Méditerranée réclamait à l'Etat des dommages-intérêts à raison d'un accident arrivé à des voyageurs, par suite de l'explosion d'une certaine quantité de poudre transportée sur les ordres d'un commandant militaire. « Attendu, dit le jugement, que » pour apprécier les faits de négligence ou d'imprudence » que la Compagnie impute aux agents de l'Etat, dans >> l'exécution de la réquisition, il est nécessaire d'apprécier >> les conditions dans lesquelles cette réquisition a été faite : »> notamment, d'examiner si la compagnie du chemin de >> fer était dispensée de vérifier, en ce qui concerne le >> chargement des poudres, l'accomplissement des condi>>tions prescrites par l'arrêté du ministre des travaux >> publics en date du 15 février 1861. »

Rien de plus juste, et c'est la réserve même que faisait M. Sourdat, partisan de la compétence judiciaire. Mais, remarquons-le, en pareil cas ce n'est pas seulement l'Etat, c'est encore l'agent lui-même qui peut revendiquer le bénéfice de la juridiction administrative. Dès qu'il ne s'agit plus d'une faute ordinaire, indépendante de la qualité de l'agent, dès que ses droits et ses devoirs administratifs sont en cause, ce juge civil cesse d'être compétent. Le Tribunal des Conflits l'a affirmé d'une manière implicite dans son jugement du 7 juin 1873 (Sir. 1875, 2, 157), dans lequel, en accordant la compétence judiciaire contre des employés du télégraphe qui avaient négligé de remettre une dépêche à destination, il a soin de dire : « Considérant, d'ailleurs, qu'il » n'est pas allégué que l'appréciation des faits imputés aux >> sieurs Cliquet et Coignant entraîne l'interprétation pré» judiciable d'actes ou de règlements administratifs. >>

Ainsi ce premier motif de la compétence administrative, emprunté par le Tribunal des Conflits au Conseil d'Etat, n'est ni spécial aux actions en dommages contre l'Etat, ni généralement applicable à toutes ces actions. Car l'on voit que la faute de l'agent peut fort souvent être appréciée sans

qu'il y ait lieu d'examiner ou d'interpréter des actes administratifs.

Mais il en est autrement du motif invoqué dans le jugement du 5 février 1873. Un enfant avait été renversé dans la rue et grièvement blessé par un vagon qui transportait des ouvriers de la manufacture des tabacs. L'espèce semblait particulièrement favorable à la compétence judiciaire les auteurs du dommage étaient non des fonctionnaires, mais de simples manoeuvres employés par la régie; le travail qu'ils exécutaient rentrait dans les occupations les plus ordinaires de l'industrie privée et ne ressemblait guère à la prestation d'un service public. Néanmoins le Tribunal des Conflits a statué comme suit :

< Considérant que la responsabité qui peut incomber à > l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le service public, » ne peut être régie par les principes qui sont établis dans. » le Code civil pour les rapports de particulier à parti» culier; que cette responsabilité n'est ni générale ni > absolue; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant » les besoins du service et la nécessité de concilier les

» droits de l'Etat avec les droits privés; que, dès lors, > aux termes des lois sus visées (lois des 16-24 août 1790 et » du 16 fructidor an II), l'autorité administrative est seule > compétente pour en connaître. >>

Et le commentaire de cette décision quelque peu concise se trouve dans le Rapport du commissaire du gouvernement, M. David.

« D'abord, disait-il, le rôle de l'Etat dans l'accomplis> sement des services publics est, non pas volontaire, mais > obligatoire; il lui est imposé non dans un intérêt privé, > mais dans l'intérêt de tous. En second lieu, il faut » considérer l'importance et l'étendue de ces services et » (en laissant à part l'armée de terre et de mer) le nombre » énorme d'agents de toute sorte fonctionnaires publics, » agents auxiliaires, employés, gens de service qu'ils

>> nécessitent; les conditions de leur nomination et de leur >> avancement qui, réglés souvent par la loi ou par des » règlements généraux, ne laissent pas toujours à l'admi>>nistration la liberté de son choix; la variété infinie des > emplois et, par suite, des rapports qui s'établissent entre >> l'Etat et ses agents à l'occasion. >>

Que serait-ce s'il s'agissait des armées de terre et de mer? Un soldat de cavalerie, passant au galop sur la place publique, renverse un particulier qui meurt des suites de sa chute. L'Etat est-il absolument responsable des vices du cheval ou de la maladresse du cavalier? Dans un cas pareil, la Cour d'Alger a jugé, conformément à la jurisprudence du Tribunal des Conflits, que l'article 1384 du Code civil devait être écarté (arrêt de 12 février 1875, Sir., 1877, 2, 163).

En effet, l'Etat n'est pas un commettant ordinaire. Tel est le motif de la compétence administrative. C'est le rapport existant entre l'Etat et celui qu'il emploie, qui forme le véritable obstacle à l'intervention du juge civil. Le caractère du fait dommageable ne dépend pas toujours de la valeur d'un acte administratif; l'agent peut avoir commis un délit pur et simple, mais toujours subsiste la question de savoir jusqu'à quel point l'Etat est engagé par le fait de ceux qui agissent en son nom ou pour son compte, ce qui revient à dire, sous une autre forme, que le choix par lequel l'Etat confie tel service public à tel individu est en luimême un acte d'administration dont le mérite ne saurait être apprécié que par le juge administratif.

Quant à déterminer selon quels principes, en vertu de quels textes, une réparation quelconque pourra être arbitrée, nous ne l'entreprendrons point. Peut-être même faut-il constater, à cet égard, une grande lacuue dans nos institutions et désirer que le législateur se préoccupe un jour d'indiquer quelques règles à la vague équité des ministres et du Conseil d'Etat.

Quoi qu'il en soit, le Tribunal des Conflits a persévéré

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