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Et, plus loin, il ajoute :

Si la majorité parvient à se convaincre que, pour son bonheur, pour sa tranquillité, il convient de sacrifier chaque année un certain nombre d'individus, le sacrifice est rationnel; car de quel droit la condamnerait-on à vivre dans l'inquiétude, et à ne point se donner toute garantie de sécurité? Qui me reprochera d'avoir fait tuer un de mes chiens sans m'être assuré auparavant de son hydrophobie, si sa mort seule a pu calmer les terreurs de ma famille ? Dans le système de l'intérêt, l'homme est-il autre chose pour l'homme qu'un moyen ou un obstacle? »

Je ne veux rien ajouter aux traits de ce profil magistralement tracé d'une doctrine qu'il suffit, pour la combattre victorieusement, de présenter ainsi dans sa brutale nudité. Le droit de punir ainsi expliqué serait fort mal nommé, c'est le droit de frapper, c'est le droit du plus fort qu'il faudrait dire, car l'idée de punition ne va pas sans celle de justice. La doctrine de l'intérêt individuel, tenant lieu pour l'espèce humaine de tout principe moral, est en contradiction flagrante avec la conscience et tous les faits humains. On peut écrire dans un livre que l'utile est la source et la mesure du droit, mais nul n'oserait avouer qu'il fait de ce paradoxe la règle de sa conduite. Aussi n'est-ce pas sur l'intérêt individuel que la plupart des défenseurs du principe de l'utilité osent faire reposer leur argumentation, mais sur l'intérêt du plus grand nombre.

Le pouvoir social, disent-ils, a pour mission de protéger la société et les associés. Il peut et doit punir les membres de la communauté qui portent atteinte à l'ordre sans lequel la société ne subsisterait pas. C'est donc l'utilité générale qui est la cause et la mesure du droit de punir les coupables. Les hommes, en se réunissant, ont aliéné au profit de la société et en compensation des avantages que la vie en commun leur offrait, le droit de défense personnelle, qui appartient incontestablement à chacun d'eux; ils ont même, en vue des avantages du contrat social pour tous

et pour chacun, consenti à se soumettre aux peines édictées par la loi dans le cas où ils enfreindraient les clauses du pacte qui les lie à leurs semblables. Le droit de la société est plus large que chaque droit individuel, parce qu'il représente l'intérêt du plus grand nombre et que, formée par le consentement au moins tacite de l'universalité des hommes, la société est elle-même un corps moral qui a le droit de vivre, puisqu'il existe, et, par conséquent, de se défendre. Le droit de punir a donc pour origine et pour limite l'intérêt social. Le pouvoir sauvegarde l'intérêt général en mettant les coupables dans l'impossibilité de nuire et en intimidant par la menace et l'exemple de la peine ceux qui seraient tentés de commettre les mêmes attentats contre l'ordre public, ou contre la fortune, l'honneur ou la vie des citoyens. Ne parlez pas d'expiation aux docteurs dont j'analyse en ce moment la théorie. L'expiation, disent-ils, est d'ordre différent et supérieur, si cet ordre existe. Les hommes n'ont pas mission de venger la justice offensée et l'ordre moral violé. C'est de l'intérêt menacé que naît le droit ; qui oserait soutenir qu'un acte indifférent à la paix, à la sécurité publiques, un acte qui ne blesse personne d'une façon appréciable, un acte, pour tout dire, n'offensant que la loi morale et ne nuisant qu'à son auteur, puisse être puni par la loi civile? Puisque vous êtes obligés, nous disent-ils encore, de reconnaître que le droit de punir commence et finit là où naît et cesse la nécessité de la défense sociale, pourquoi chercher ailleurs un autre principe qui justifie et limite ce droit? Le droit de défense est un droit naturel; la société, quelque origine qu'on lui suppose, est tenue de l'exercer à son profit et au profit de ses membres; cela suffit à la raison et à la logique. Le reste est l'œuvre du législateur et n'est plus qu'une question d'application. L'exercice du droit sera réglé suivant le temps, les lieux et les circonstances, par la nécessité de la défense et de l'intérêt général dont le législateur est juge.

Telle est la doctrine de la défense directe. On peut la résumer en disant le mal c'est tout et seulement ce qui nuit ou peut nuire à l'intérêt public, ce qui, logiquement, justifie l'arbitraire, non-seulement dans le choix et la mesure des peines, mais aussi dans la qualification du délit qui existe, abstraction faite de toute considération purement morale, puisque c'est l'utilité qui fait la justice!

Tout n'est pas erroné dans ce que vous venez d'entendre. Ainsi que la société ait non-seulement le devoir de défendre les individus, mais qu'elle ait un droit distinct et personnel de défense, un droit propre au corps politique, personne ne le nie; personne ne conteste que la loi pénale puisse prévoir et réprimer les attentats contre la sûreté de l'Etat. C'est un devoir strict et moralement obligatoire pour l'homme, de respecter l'ordre social et la loi civile qui le protége.

Ainsi encore il est vrai que le maintien de l'ordre social, je dirai, si l'on veut, l'intérêt de la société est la limite au delà de laquelle la justice pénale n'exerce plus d'action légitime. Nous l'acceptons ainsi, pourvu toutefois que l'on s'entende sur ce que sont l'ordre social et l'intérêt de la société. Nous acceptons et professons que la sphère de l'autorité civile ne s'étend pas au delà des actes extérieurs; elle ne peut connaître les actes intérieurs, elle n'a pas le droit de les imposer. Nous ne prétendons pas, non plus, que le pouvoir politique ait mission de procurer dans le monde la pratique de toutes les vertus, ni de réprimer, même quand elles se manifestent par des actes extérieurs, toutes les violations de la loi morale. Mais, allons au fond des idées, sans nous laisser duper par les mots; les conséquences de l'erreur, en ces matières, pouvant mener loin, comme vous le verrez.

Sans aucun doute, on peut dire que la loi pénale par la terreur qu'elle inspire, et la punition des coupables par l'exemple qu'elle donne, protégent et défendent la société et ses membres. Mais déjà, nous avons remarqué une dif

férence essentielle entre la défense qui repousse une agression subite et la punition qui intervient après le fait accompli, quand le péril a disparu. Maintenant, allons plus loin et voyons à quelles conséquences conduit ce principe, que la légitimité de la justice pénale n'a pas d'autre origine ni d'autre limite que celle du droit de défense. Si pour défendre la société contre le danger de crimes futurs il est nécessaire de faire un prompt exemple, on pourra immoler l'homme dont la culpabilité n'est pas absolument démontrée. Il y a telle circonstance qui exige qu'on se hâte de faire un exemple, et puis, n'y a-t-il pas intérêt à enlever aux malfaiteurs l'espoir de bénéficier des défaillances, des incertitudes de l'instruction et du doute des juges?

Ce n'est pas tout: Si la société n'a le droit de punir que parce qu'elle a le droit de se défendre, son droit cesse avec le péril immédiat. Quand l'assassin est enchaîné, le droit de punir est épuisé, puisque le droit de défense n'a plus d'application. Et ne me dites pas que le coupable peut s'échapper. Eh! gardez le mieux! Ne faites pas payer de la vie d'un homme la négligence possible de vos geôliers ou l'insuffisance de vos clôtures. Voici un faussaire qui après le crime commis a le bras cassé, coupé. Pourquoi le punissez-vous? Il ne peut plus nuire. Voici un voleur, un meurtrier qu'une paralysie met dans l'impuissance de se mouvoir. Ne le condamnez pas; la prison ne vous donnera aucune garantie de plus contre lui; laissez-le donc libre, il n'y a plus prétexte à punir puisqu'il n'y a plus nécessité de défense. L'utilité du plus grand nombre, dites-vous, est le criterium du juste. Eh bien! si l'esclavage est utile, dirai-je avec l'écrivain que j'ai déjà cité, de quel droit punissezvous la traite? Et après la traite des noirs pourquoi pas celle des blancs? Le travail serait moins coûteux et le prix du pain baisserait, ce qui est utile au plus grand nombre... Une révolte est à craindre... Vous avez emprisonné quelques meneurs, exécutez-en une demi-douzaine, la terreur que vous inspirerez sera très-utile!

Je ne veux pas dire que ces conséquences soient acceptées par les disciples de la doctrine de l'intérêt et de la défense directe. Je ne doute pas que ses plus chauds partisans ne reculent indignés devant elles. Que vaut donc un système qui conduit à des conclusions odieuses? On aura beau se défendre, dire qu'il s'agit de l'interêt bien et honnêtement entendu, parler du progrès des lumières, de l'adoucissement des mœurs, de la convenance évidente aux yeux de tout pouvoir régulier à ne punir que les actes immoraux, il restera vrai que si c'est l'intérêt seul qui fait la légitimité de la loi pénale, il n'y a plus à se préoccuper d'établir une proportion entre la peine et le délit. Si la nature de l'action n'entre pas comme élément essentiel dans le droit que la société exerce en infligeant la peine, on justifie d'avance l'arbitraire, la violence, tous les abus de pouvoir. A quoi bon les formes protectrices de la procédure criminelle? pourquoi des garanties au prévenu? pourquoi la liberté de la défense? pourquoi pas la torture? S'il ne faut qu'intimider, ne vous embarrassez pas de ces scrupules; la terreur n'en sera que plus profonde et plus utile!

La conscience de l'humanité se révolte contre la doctrine de l'intérêt. Elle affirme sa foi dans la justice. Elle crie que le bien existe de soi, abstraction faite du profit, et que la vertu n'est pas un simple calcul. Par ses admirations comme par ses mépris l'humanité tout entière proclame sa croyance à une loi supérieure de justice. C'est en vain que des pouvoirs absolus et impies ont invoqué la raison d'Etat pour justifier des proscriptions, des exécutions sans jugement. L'histoire proteste et les condamne. C'est en vain que d'audacieux apologistes d'une époque maudite, affirment la nécessité des exécutions qui ont ensanglanté la France et épouvanté le monde; les tribunaux, révolutionnaires resteront l'éternel objet de l'exécration publique, et l'histoire les a flétris de ce nom : la Terreur! Quelle qne soit l'autorité qui ordonne de massacrer des otages, seuls,

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