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celui-ci développer indéfiniment le progrès de la richesse, de la richesse pour chacun et de la richesse pour tous, et par là convier l'humanité entière au festin de l'opulence, devenue populaire et universelle. C'est là à la fois la grande réalité, la grande erreur et le grand péril de notre temps.

Trois choses surtout conspirent à accélérer cette marche désastreuse les idées, les paroles et les ambitions. Dans toutes les sphères de la vie sociale, tout commence par la marche des idées et par le mouvement de la science. Voyons donc d'abord comment l'idée du siècle et la science contemporaine poussent de leur souffle puissant à l'accroissement indéfini de la richesse, et par là conspirent plus ou moins avec le mouvement socialiste. Il est une science nouvelle appelée l'Economie sociale, dont l'objet propre est précisément l'accroissement et la répartition de la richesse. C'est la connaissance théorique et pratique des rapports de l'homme avec les choses matérielles créées pour ses besoins. Vue de cette hauteur, l'économie a sa raison d'être dans la nature des choses et dans les nécessités de la vie. Mais, malheureusement, se préoccupant uniquement de l'accroissement de la richesse, elle va jusqu'à l'exagération, et, quant à l'économie socialiste, elle va jusqu'à l'extravagance. Il est un point sur lequel tous les systèmes économiques se rencontrent: c'est la production et la répartition de la richesse. « L'économie est la science, ou, si vous voulez, l'art de traiter la matière pour lui faire rendre la richesse. Ainsi tout consiste dans la richesse: créer la richesse, accroître la richesse, répartir la richesse, en un mot, faire l'humanité heureuse par la richesse. — Mais l'économie moderne, s'épanouissant bientôt au souffle du sensualisme, se crut la vocation de procurer à l'homme, par le développement et le perfectionnement de la matière, la félicité; elle ne voulut plus voir dans l'homme qu'un organe de jouissance, et, méconnaissant la vitalité de l'esprit, pour ne plus voir que la vitalité des sens, elle se crut obligée de travailler, non plus seulement à satisfaire dans une juste

mesure, mais à surexciter outre mesure, dans la multitude, la capacité de jouir. Elle oublia qu'il n'y a pas de problème économique, même ayant directement pour objet les satisfactions du corps, qui ne touche l'âme par quelque côté, et que la solution dernière de toutes ces questions du monde économique gît non dans l'ordre matériel, mais dans l'ordre moral. Cette économie sensualiste devint bientôt le grand instrument et le ressort suprême du progrès social. Les hardis novateurs ne s'arrêtèrent pas là, ils tentèrent de faire de l'économie une sorte de toute-puissance et de royauté dans le monde moderne. L'économie se posa hardiment au centre du domaine scientifique, et elle osa dire à la philosophie, à l'histoire, à la morale, à la métaphysique et même à la théologie, ce que dit le centre à tous les points de la circonférence : venez à moi, je suis le pivot du monde moderne, et toute la force, toute l'harmonie, tout l'avenir de ce monde nouveau qui va sortant tous les jours des ruines du monde ancien.

Tout le mouvement nouveau de cette science dévoyée peut s'abréger dans le simple résumé que voici le résultat de la science sociale doit être l'agrandissement progressif du bonheur des hommes. Qu'est-ce que le bonheur? Le bonheur c'est de jouir... Donc pour agrandir le bonheur, il faut agrandir les jouissances. Mais qu'est-ce que jouir? Jouir, c'est satisfaire des désirs; c'est assouvir des besoins. Donc, dit la science nouvelle, pour agrandir les jouissances, et, avec les jouissances le bonheur, il faut agrandir et développer indéfiniment les besoins. D'où cette conséquence: le moyen universel du progrès social, c'est le ressort qui doit agrandir sans cesse dans les hommes, avec les besoins et les désirs, la puissance de jouir; or, ce qui doit agrandir et développer indéfiniment les besoins de l'humanité, c'est l'essor indéfini de la richesse, c'est le travail organisé de manière à ce que la richesse qu'il produit soit toujours non-seulement égale, mais supérieure à la réalité des besoins, afin de pouvoir tout à la fois et satisfaire les besoins

qui existent et susciter, avec des besoins toujours nouveaux, des jouissances toujours nouvelles. Telle est la grande idée qui se remue au fond de ce siècle sensuel. — C'est ainsi que des hauteurs où la science contemplait surtout l'idéal et l'intelligible, son regard est retombé dans ce monde des réalités palpables. Tel est le dernier mot de la science antichrétienne au XIXe siècle.

La littérature, naturelle expression des idées vivantes, réfléchit dans son ensemble la physionomie de la science; elle s'imprégne chaque jour davantage du grossier Socialisme. Que dis-je, encore plus dévoyée dans son but que corrompue dans sa forme, notre littérature devient de plus en plus pour notre siècle un art littéraire de faire fortune; trop heureux encore lorsqu'elle ne tombe pas dans un commerce encore plus déshonoré, où l'or des lecteurs paye, au lieu du génie, la corruption de l'écrivain.

Quant à l'action et à l'ambition du siècle, elle est tout entière là; notre siècle est un immense courant qui emporte vers la richesse, une marche universelle vers la conquête de l'or, et si nous voulons avoir le dernier mot des tendances du siècle, le voici : l'adoration de l'or. — Ce qui est divin, c'est ce qui conduit au bonheur; ce qui conduit au bonheur, c'est la richesse... Donc, ò peuple, voilà ton Dieu. Oui, l'humanité est arrivée là: tandis que sa science, sa parole, son action, tournent à la richesse, son cœur y tourne tout entier... et le cœur, ce n'est pas seulement le centre de nos amours, c'est le sanctuaire de nos adorations.

Mais cette grande réalité du siècle est en même temps la grande erreur du siècle, au point de vue du progrès social. Le progrès, pris dans sa notion la plus simple, c'est un accroissement de l'être, c'est le développement normal de la vie, c'est la marche régulière vers son but providentiel. Or, tout progrès doit se faire de bas en haut, parce que tout progrès doit élever la vie. Il doit se faire du dedans au dehors, parce que tout progrès est une expansion de la vie.

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Enfin, il doit se faire avec ordre et équilibre, parce que tout progrès se meut dans l'harmonie. En trois mots, le progrès est ascendant, il est expansif, il est harmonieux. C'est le chêne planté dans un sol fécond; le chêne qui s'élève à toute sa hauteur, qui se déploie dans toute sa largeur, et qui dans les proportions et l'harmonie de son épanouissement fait resplendir toute sa beauté.

Le mouvement, et beaucoup moins l'agitation, n'est pas le signe irrécusable du progrès; car il y a un mouvement qui descend. Le mouvement vers la richesse est-il un mouvement ascensionnel? Le mouvement ascensionnel de la société, c'est d'aller de la chair à l'esprit, de la matière à l'intelligence. Mais le mouvement qui emporte à la richesse est un mouvement de descente. Non pas que la richesse en elle-même soit mauvaise et dégrade, mais la prépondérance systématique de la richesse dans un peuple est un essor vers le matériel et un mouvement non d'ascension, mais de descente.

La seconde loi de tout progrès, c'est de se faire du dedans au dehors, il part du cœur pour aller à la surface. Or, la richesse, dans un homme comme dans un peuple, ce n'est pas le fond, c'est la surface. Et c'est de là qu'on veut faire partir le progrès? Progrès à rebours, progrès faux, où l'être, au lieu de se répandre, au lieu de s'épanouir, se retire sur lui-même dans un égoïsme stérile. C'est l'or ou l'argent devenu le cœur de la société; cœur froid et dur, digne d'animer une société mercantile et un peuple de marchands, mais qui ne sera jamais le cœur d'une nation généreuse. Quoi! pourrait-il être jamais le cœur de notre. France.

Enfin vient la loi d'équilibre et d'harmonie. Les grands peuples, et dans un même peuple, les grands siècles, ce sont ceux où l'ordre matériel, étant en progrès véritable, le progrès moral et le progrès intellectuel le dépassent encore de toute la supériorité qu'ont sur la matière les idées et les vertus, c'est-à-dire les richesses de l'âme sur

les richesses du corps. Mais si un peuple essaie de se soustraire à cette loi, c'est le désordre, c'est la décadence et finalement c'est la la ruine. Or, qu'avons-nous fait ? Nous avons menti aux lois de la nature elle-même. Nous avons faussé l'éducation sociale, en faussant l'éducation humaine. Nous avons brisé la loi sainte de l'équilibre. Celui qui la créa au commencement, cette loi immortelle, nous criait: cherchez, cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît, hæc omnia adjicientur vobis, voilà le rôle de la richesse; un surcroît de félicité, une chose secondaire, une chose finie, une chose du corps enfin. Jésus-Christ met le cœur au centre, l'esprit au sommet, le corps en bas, la richesse à sa place, et nous avons voulu changer l'ordre de Dieu. nous avons reproché au Verbe ses réactions contre la chair; et nous avons dit au corps: toi aussi tu régneras. Vous appelez ce règne le paradis de l'avenir, mais c'est bien plutôt une nuée qui renferme les tempêtes; les grandes déviations aboutissent aux grands abîmes.

Le premier abîme creusé par cette grande erreur des siècles, c'est l'abime de la pensée populaire ; j'entends cette pensée pleine de menaces qui entre de plus en plus dans l'âme de nos populations vivantes, à savoir que pour être heureux il faut être riche. C'est alors que du fond des sinistres pensées que soulèvent en elles tous les souffles du siècle, nait cette parole redoutable: pourquoi y a-t-il des pauvres? et c'est sous l'inspiration de cette pensée que viennent des hommes qui disent au peuple : brisez cette monarchie ou cette république qui empêche le fleuve de l'opulence de couler jusqu'à vous; et c'est encore une révolution.

Mais à cet abime un autre abîme répond, c'est l'abime du désir Ce qui fait le contentement, le calme. la félicité vraie d'un peuple, c'est par-dessus tout l'équation entre les désirs de l'âme et les réalités de la vie: entre les besoins que crée la nature et les ressources que

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