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1804.

Les juges, étonnés de la sagesse et de l'intrépidité de ces réponses, n'osèrent passer outre, et délibérèrent s'ils écriroient au consul pour prendre de nouveaux ordres. Tout étoit prévu. Un aide-de-camp du consul et le général Murat étoient chargés de nouveaux ordres, qui ne portoient que ces mots : Condamné à mort. Il fut condamné. Il entendit de sang-froid la lecture de son jugement, et demanda un confesseur. Tu veux donc mourir comme un capucin? lui répondit-on. Sans répliquer et sans plus rien entendre, le jeune héros s'isole dans l'univers, s'agenouille au milieu de ses bourreaux, élève son ame à Dieu; et après un moment de recueillement, il se relève avec un nouveau courage, et dit d'une voix ferme : Marchons.

Il étoit trois heures du matin. On le fit descendre par un escalier étroit et rapide dans les fossés du château, où, à la sombre lueur des flambeaux, il put voir son appareil de mort, les soldats armés pour le tuer, et la fosse creusée pour le recevoir. « Grace au ciel, dit-il, je mourrai de la mort d'un soldat! » Il pria l'un de ceux qui étoient le plus près de lui de remettre à la princesse de Rohan (1) une tresse de cheveux, une lettre et un anneau. L'aide-de-camp de Buonaparte s'en aperçoit, se saisit des trois gages de l'amitié, en s'écriant d'une voix frénétique Personne ne doit faire ici les commissions

:

d'un traître..

Au moment d'être frappé, le duc d'Enghien, debout, la tête nue, la poitrine découverte et le front serein,

(1) Charlotte de Rohan, princesse de Rochefort, qu'il aima éperdument, et avec laquelle on croit qu'il avoit contracté un mariage

secret.

dit aux gendarmes: Allons, mes amis. Tu n'as point d'amis ici, dit Murat ; et celui-ci commande le feu.

Telle fut la fin d'un prince, l'orgueil de sa famille, l'espoir de la France, le modèle des guerriers, le dernier rejeton d'une race de héros!

Il avoit reçu de la nature la plus heureuse physionomie, une taille élevée, un son de voix mâle, beaucoup d'esprit et un goût vif pour tous les exercices du corps. L'éducation avoit perfectionné tous ces dons. Jeunesse, valeur, gloire acquise dans vingt combats, vertus éprouvées par seize ans d'infortunes, tout ce qui pouvoit rendre un prince recommandable, tout ce qui pouvoit le faire chérir, fut alors ravi à la terre, et fut enseveli obscurément dans les fossés du château de Vincennes!

Madame Buonaparte avoit essayé d'obtenir sa grace; elle se jeta aux pieds de son mari, elle pleura, elle le pria par tous les motifs de politique et d'humanité d'épargner un prince qui ne lui avoit jamais fait aucun mal, et qui, dans la position où il étoit, n'en pouvoit jamais faire aux siens. Buonaparte fut inexorable, et répondit : L'univers entier ne pourroit le sauver.

Il est impossible de se faire une idée de l'impression que cette nouvelle fit à Paris. On ne peut la comparer qu'à celle de la funeste journée du 21 janvier. Tout prit un air sombre et réservé. Hommes et femmes, amis, ennemis, royalistes et républicains frémirent, en apprenant la nouvelle d'un coup d'état qui en présageoit tant d'autres.

Mais ce coup d'état servoit à-la-fois la vengeance et l'ambition du consul. Le sang de l'illustre victime lui concilioit le suffrage des jacobins, et levoit le principal obstacle qui lui fermoit le chemin du trône.

1804.

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Dès qu'il s'étoit fait nommer consul à vie, chacun jugea qu'il avoit une arrière-pensée, et prévit un but ultérieur (1); mais depuis trois mois l'arrière-pensée du consul étoit devenue une notification publique, et son but ultérieur n'étoit plus un mystère pour personne. Le procès de Moreau, l'assassinat du duc d'Enghien, les adresses des départements, les articles de journaux, faire nom- les propos de salon, les pamphlets de la police, étoient pereur. pour les moins clairvoyants autant de fanaux qui dé

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couvroient les secrets de l'avenir. Il n'y avoit pas un écolier en politique qui ne comprit que le premier consul alloit se mettre une couronne sur la tête, et prendre place à côté et peut-être au-dessus des plus grands souverains de l'Europe. Mais on ignoroit encore sous quel titre il se feroit couronner.

rope,

Ses flatteurs lui avoient souvent dit qu'il étoit trop grand pour descendre jusqu'au tróne des rois. Il auroit été flatté, à cause de César, du titre de dictateur; mais on lui prouva que ce titre, à cause de Sylla, étoit odieux; celui de sultan étoit trop oriental; et en régnant sur l'Euil falloit s'accommoder aux mœurs européennes. « Et pourquoi ne prendriez-vous pas celui d'empe«reur ? lui dit un de ses plus zélés conseillers (2). Ce titre « est françois ; il vous assimile à Charlemagne ; il signale « une dynastie nouvelle; il vous place au-dessus des que nos hommes de la révolution se sont accou« tumés à traiter avec trop peu de respect. »

<< rois

J'y pensois, répondit le consul.

Ce n'est pas assez, reprit un flatteur: votre gloire

(1) Discours du citoyen Carnot au tribunat, séance du 10 floréal. (2) M. Roederer.

vous a placé au-dessus de toutes les gloires; il est nécessaire que votre titre soit au-dessus de tous les titres. Et quel est ce titre?

- Celui d'empereur d'Occident. Par-là vous effacez l'éclat des cours de Vienne et de Pétersbourg; vous agrandissez la nation qui vous le donne; vous déconcertez sans retour et les projets des républicains et les espérances des royalistes (1).

Je me moque des uns et des autres, répondit le consul, mais je ne suis pas aussi ambitieux que vous le pensez ; je me contenterai du titre d'empereur de la république françoise. Retournez vers le sénat ; instruisez vos collègues de mes dispositions, et dites-leur que si j'ai quelque ambition, c'est de placer la France au premier rang des puissances de l'Europe, de la voir tranquille dans l'intérieur, respectée au-dehors, et redoutable à quiconque oseroit s'en déclarer l'ennemi. Pour atteindre ce but, il n'est rien que je n'entreprenne, surtout quand j'ai la conviction que vous me seconderez tous de vos lumières et de vos conseils. Voilà, Messieurs, l'unique ambition qui me dévore; sentiment précieux, auquel je m'abandonne avec délices, auquel je sacrifierai, s'il le faut, jusqu'à la dernière goutte de

mon sang.

Je vous prie d'ailleurs de m'oublier dans vos décisions. Votre opinion doit être vierge, et ne doit jaillir que de la sincérité de votre cœur, de la pureté de vos intentions, et sur-tout de l'intérêt que chacun de vous doit prendre à la prospérité de l'état. Encore une fois,

(1) Ce dialogue n'est point un artifice oratoire; c'est un fait historique.

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retournez vers vos collègues, et dites-leur que l'individu, quel qu'il soit, n'est rien, quand il s'agit du bonheur général.

Citoyen consul, répondit l'interlocuteur, mes collégues et moi, nous vous refusons aujourd'hui une réponse qui, d'après les sentiments que vous venez d'exprimer, blesseroit trop votre modestie. Dans quelques jours, le sénat en corps vous transmettra cette réponse, que vous pourriez lire, à l'instant même, dans les yeux de ceux qui vous entourent. Pendant ce dialogue Buonaparte rayonnoit d'espérance et de joie: il avoit atteint son but.

En conséquence des instructions qu'ils reçurent, tous les ministres ordonnèrent, chacun en ce qui le concernoit, aux préfets, aux commandants des départements, aux évêques, aux présidents des tribunaux, aux commissaires de police, d'envoyer au premier consul des adresses, dans lesquelles ils le supplieroient d'accepter le titre d'empereur des François.

Bientôt après arrivèrent de toutes les parties de la France des adresses variées dans le style et uniformes dans l'objet ; adresses que tous les journaux publièrent avec un zéle et un abandon qui ne laissoient aucun doute sur la sincérité de leurs auteurs; adresses dont voici à-peu-près le sens :

« Général, la France étoit perdue, vous l'avez sauvée; la France pénétrée de reconnoissance vous offre la couronne de Charlemagne. Puissiez-vous la porter long-temps avec gloire, et puissent vos descendants la porter après vous jusqu'à la fin des siècles! »

Lorsque ces adresses eurent produit leur effet, lorsque les vœux qu'elles exprimoient eurent suffisamment

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