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1812.

Le lendemain 15, Napoléon traversa cette solitude, non sans crainte ni sans précautions. Il craignoit un de Mos- piège. Il ne rencontra pas un Russe; il ne tira pas coup de fusil.

Incendie

cou.

un

Il étoit deux heures après midi; le temps étoit sombre, et répondoit, par sa couleur, au triste aspect de la terre. Le soir le feu se manifesta dans quelques quartiers éloignés; mais cet accident n'inspira aucune inquiétude. La nuit se passa assez tranquillement.

Le lendemain matin, des flammes s'élancèrent soudain de tous les côtés; un vent violent en étendit rapidement les progrès: en peu de temps l'embrasement fut général : la ville entière ne parut qu'une immense plaine de feu.

L'incendie se prolongeoit dans un espace de dix lieues carrées. De l'atmosphère, qui représentoit une voûte enflammée, se détachoit une pluie d'étincelles innombrables, dont l'éclat effrayoit les cœurs les plus intrépides. L'horreur qu'un tel spectacle inspiroit étoit encore augmentée par les cris des malheureux que le feu dévoroit, par les hurlements des animaux domestiques, qui se débattoient vainement au milieu des flammes; par la vue des maraudeurs, qui risquoient leur vie en escaladant les maisons, qui s'écrouloient et les écrasoient sous leurs débris; par la férocité des soldats, qui tiroient sur les fuyards. La même convulsion agitoit les hommes et bouleversoit les éléments.

On attribua d'abord cet effroyable incendie à un accident causé par l'imprévoyance des habitants, ou par l'ivresse des soldats.

Mais on ne tarda pas à savoir qu'il étoit le résultat d'un désespoir raisonné et d'un dévouement généreux.

Le comte Rostopchin, gouverneur de la ville, jeune homme plein d'ardeur, et animé d'un profond ressentiment contre les ennemis de son pays, avoit engagé les habitants de Moscou à faire un grand sacrifice; il en avoit donné l'exemple, en mettant lui-même le feu à son palais (1). Il pensoit qu'en ôtant à son ennemi les magasins, les denrées, les provisions de toute espéce que renfermoit la ville la plus riche de l'empire, il lui ôteroit en même temps les moyens de s'y maintenir, et peut-être même réussiroit-il à y creuser son tombeau. L'incendie dura cinq jours.

En moins de cinq jours Moscou vit disparoître ses édifices fastueux, ses coupoles dorées, les flèches de ses nombreuses églises, ses couvents, ses palais, ses hôtels magnifiques, ses bibliothèques, ses musées, ses jardins délicieux, tracés à l'imitation de ceux de Pékin et de Tehéran; tous ces asiles des sciences, des arts, des plaisirs et du goût; les chefs-d'œuvre des artistes les plus célèbres, et les fruits de la munificence de tant de souverains. Mais les flammes qui dévorèrent les édifices allumèrent en même temps l'ardeur de la vengeance dans le cœur des Russes; et cette ardeur fut nourrie avec soin par les prédications des prêtres, et par les proclamations énergiques du gouverneur.

lui

Du haut des tours du Kremlin, où il s'étoit réfugié, Napoléon put contempler cet affreux spectacle, que eût envié le fils d'Agrippine. Il n'osa 'pas rester long

(1) Le comte Rostopchin avoit une très belle maison de campagne à quatre lieues de Moscou; il y mit également le feu, en laissant sur un poteau l'inscription suivante: « Ce château fut jusqu'à présent le séjour d'un homme d'honneur. Il ne servira point de retraite aux soldats abusés d'un homme qui s'est fait voleur de grands chemins. »

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temps dans cet asile; il craignit, avec raison, que des hommes capables de sacrifier une grande ville au salut de l'empire ne fussent assez bardis pour venir, en sacrifiant leur vie, l'immoler sur les cendres de leurs habitations.

Il descendit du Kremlin, quitta ce théâtre de désolation, et alla se renfermer dans le palais impérial de Pétrowski, situé hors des murs de Moscou. Son armée, chargée de butin, le suivit, et campa autour du palais.

L'arrivée d'une armée françoise dans l'ancienne capitale des czars, qu'une croyance religieuse avoit regardée jusqu'alors comme sacrée, étoit un des événements les plus extraordinaires de l'histoire moderne. De toutes nos expéditions précédentes, aucune n'avoit eu comme celle-ci, et à un si haut degré, l'apparence de grandeur propre à séduire les ames passionnées pour le merveil leux; aucune, par la difficulté de l'entreprise, ne réssembloit mieux à ce que les Grecs et les Romains avoient conçu de plus prodigieux. Sous ce point de vue, la prise ́de Moscou pouvoit satisfaire la vanité de Napoléon.

Mais quelles durent être ses pensées, lorsqu'il vint à considérer de sang froid son état de situation! L'affreuse extrémité à laquelle les Moscovites s'étoient volontairement réduits lui prouvoit qu'il n'y avoit plus moyen de traiter avec un peuple capable de faire d'aussi grands sacrifices pour se soustraire à sa domination. Pour la vaine gloire de signer un traité à Moscou, il venoit d'allumer un incendie qui désormais ne pouvoit plus s'éteindre que par la ruine entière d'un peuple généreux, ou par la sienne: c'étoit un combat à mort qu'il venoit d'engager entre Alexandre et lui.

Il s'étoit étrangement mépris sur le caractère et les

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désastres

de l'armée

dispositions des Russes. Il n'avoit point fait entrer dans ses calculs les effets que le double fanatisme de la religion et de la patrie pouvoit opérer sur l'esprit de ces hommes, qu'il osoit appeler barbares. Ses conseillers, ignorants ou perfides, lui avoient fait accroire que Mos- Fuite et cou étoit la véritable capitale de la Russie, le centre des richesses de l'empire, et le foyer d'un parti d'opposi- françoise. tion qni pouvoit servir à ses desseins. C'est là, lui disoit-on, que résident les grandes familles qui sont ou mécontentes de la cour, ou qui veulent vivre indépendantes de ses faveurs. C'est encore là qu'il est plus possible que par-tout ailleurs de se faire un puissant parti dans le peuple, en brisant ses fers, en lui présentant l'image de la liberté. Il ne tarda pas à se détromper.

L'abondance qui régna dans son armée pendant les premiers jours lui fit oublier ses fatigues. Mais les hommes sages ne voyoient l'avenir qu'avec terreur. L'incendie de Moscou ne laissoit plus la possibilité d'y passer l'hiver; il falloit songer à la retraite, au milieu de la saison la plus rigoureuse de l'année, et à travers un pays immense dont nous avions fait nous-mêmes un immense désert. L'armée d'ailleurs étoit découragée : chaque jour diminuoit la joie de son triomphe, et augmentoit la géne de sa position.

Le prince Kutusoff avoit porté la plus grande partie de ses forces sur Lectaskova, entre Moscou et Kaluga, dans le double but de couvrir les provinces méridionales et de resserrer Napoléon. De là il interceptoit tous les convois de vivres et de fourrages; de là il faisoit harceler l'armée françoise par ses nombreux essaims de cavalerie. Il n'y eut bientôt plus moyen de fourrager, ni de se procurer des vivres, ni même de comaruni

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quer sans danger d'un corps à l'autre. Les paysans, soulevés et irrités au dernier point, alloient à la chasse des François comme à celle des bêtes féroces: cachés pendant le jour dans des souterrains, dans les bois, dans les fossés, ils tomboient pendant la nuit sur les détachements isolés, et assouvissoient leurs vengeances.

Napoléon avoit ouvert les yeux : il voyoit les dangers de son armée mieux qu'aucun de ses généraux; mais il n'en vouloit pas convenir. Il avoit en vain proposé la paix; en vain il avoit écrit à l'empereur Alexandre: sa lettre étoit restée sans réponse. Il envoya le général Lauriston proposer un armistice au prince Kutusoff, en lui faisant dire que la campagne étoit finie.

Elle est finie pour vous, monsieur, répondit le prince; elle va commencer pour nous.

L'hiver venoit à grands pas, et s'annonçoit d'une manière menaçante. Les généraux françois étoient consternés; les soldats murmuroient. Napoléon, ne pouvant rester plus long-temps à Moscou sans courir des dangers personnels, donna enfin l'ordre et le signal du départ. Le 17 octobre, l'armée se mit en marche. Malgré la haute confiance que cette armée avoit dans son chef, elle ne vit pas sans effroi la longue et pénible route qu'elle avoit à parcourir avant d'arriver dans ses foyers.

Ses plus proches magasins étoient à Smolensk, c'està-dire à cent vingt lieues du point de départ. Il falloit traverser cet espace dans un pays ruiné, dévasté, incendié, sans provisions, sans fourrages, sans eau-devie, sans vêtements d'hiver il falloit, de plus, se battre et marcher jour et nuit, et, pour tout repos, bivouaquer quelques heures sur la neige, telle étoit la

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