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L'expérience avoit beau tout dire et tout révéler, on ne vouloit ni écouter ses leçons, ni les comprendre. Rien n'y fit pendant plus de vingt ans ; rien ne put faire changer le système d'égoïsme et de servitude qui entraînoit l'Europe à sa perte.

Ajoutons qu'au milieu de tous les papiers publics qu'engendra la licence de la presse, et de tous ces pamphlets exclusivement consacrés à justifier les crimes de l'ennemi commun, à vanter sa puissance, à favoriser ses succès, quelques plumes timides osoient à peine plaider la cause des nations, et défendre les anciennes doctrines. La terreur sembloit avoir brisé toutes les plumes généreuses (1) et bâillonné toutes les bouches.

Élevé à l'école de la révolution, Buonaparte en avoit saisi l'esprit et compris tous les secrets. Ses succès militaires accrurent son audace, sans diminuer la profondeur de son caractère natif. Il porta dans la guerre la témérité d'un Tartare, et dans les négociations toutes les ruses de Machiavel.

Les souverains qui lui ont fait la guerre le craignoient, en lui résistant; et par cela même, ils étoient vaincus avant le combat.

Il y avoit deux moyens de le vaincre, c'étoit ou de le combattre à outrance, ou de l'isoler de la nation, dont il avoit eu le secret de confondre les intérêts avec les siens.

Mais la désunion des cabinets qui paralysoit leurs

(1) Je n'ai pas besoin de prévenir que l'Angleterre n'est pas comprise dans ces reproches que nous osons faire aux (cabinets et aux écrivains du continent. Pitt, Burke et Mallet-Dupan ont fait des efforts aussi grands qu'inutiles pour opposer une digue au torrent révolutionnaire.

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forces actives, et qui les empêcha toujours de le poursuivre à outrance, détruisit, en même temps, la force d'inaction que plus d'une fois on vouloit essayer contre lui dans l'intérieur de ses états.

Que diront un jour, que doivent penser dès aujourd'hui les hommes d'un caractère élevé, et les observateurs désintéressés, en voyant ces malheureux Vendéens reprendre les armes avec l'espoir d'être puissamment secourus, et rester seuls au champ de bataille, exposés aux coups et à la vengeance de leur puissant ennemi?

Quand ils se souviendront que la maison d'Autriche livra sans défense et aux mêmes coups les Suisses, les Grisons, le Piémont, la Ligurie, la Toscane, les États vénitiens, l'État de l'église, le royaume de Naples, seront-ils disposés à la plaindre, lorsqu'ils la retrouveront seule, à son tour, dans les champs de Marengo, d'Austerlitz et de Wagram?

Compatiront-ils au sort de la Prusse, vaincue, écra· sée dans les plaines d'Jena, en se rappelant que cette puissance reçut pendant six ans des subsides de la répu blique françoise, et resta, pendant tout ce temps, spectatrice indifférente des maux effroyables que la république françoise fit peser sur l'Allemagne.

En voyant la Prusse, l'Autriche et la confédération du Rhin marcher comme des vassaux-tenanciers à la suite de Napoléon, pour aller conquérir les états d'Alexandre et brûler sa capitale; en voyant la froide inaction de toutes ces puissances, sans en excepter la Russie, au moment de l'invasion de l'Espagne, qui fut une des plus grandes violations du droit public, et le plus grand crime de Napoléon; en voyant enfin les rois d'Espa

gne, de Portugal, de Naples et de Sardaigne successivement livrés à l'ennemi commun et dépouillés de leurs états; que diront les historiens futurs? Que penseront-ils des cabinets de l'Europe, et de leur fausse politique et des sévères accusations portées par eux contre la nation françoise?

La France fut la première, mais non la seule cause des maux qu'a produits la révolution. Rien ne seroit plus injuste, ni plus impolitique que de l'en rendre seule responsable, et de lui en faire subir toute l'expiation. Lorsque personne n'est exempt de reproches, ou il ne faut blâmer personne, ou il faut faire à chacun la part du blâme qui lui revient.

Que les François aient reconnu Napoléon pour leur souverain, c'est un fait incontestable; mais ce n'est pas une faute qu'on doive leur reprocher plus qu'à toutes les nations de l'Europe qui l'ont reconnu, et qu'à tous les souverains qui ont consacré sa dynastie par des alliances de famille ou par des traités de paix, dont le premier résultat fut de réduire les peuples placés sous sa dépendance à la nécessité d'y rester soumis.

Après avoir prouvé que la nation françoise n'est pas coupable des excès commis par Napoléon, nous sera-til permis de jeter un coup d'oeil critique sur ce colosse abattu, et de résumer en peu de mots tout ce que nous en avons dit dans le cours de notre ouvrage. Cet homme sorti du néant, comblé de toutes les faveurs de la victoire et de la fortune, dont l'élévation rapide et gigantesque fut un miracle, qui ne pouvoit être effacé que par celui de sa décadence plus rapide encore et presque soudaine, qui, maître d'un empire plus étendu que celui de Charlemagne, et chef d'une armée plus nom

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Quelle

opinion

on doit

avoir de

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breuse que n'en eurent jamais les Romains, n'a su ni conserver ses conquêtes, ni administrer ses états; parcequ'il ne voulut écouter ni les conseils de la modération, ni les leçons de l'expérience; parcequ'il abusa toujours avec insolence de la prospérité; parcequ'il crut tout possible à son audace, tout permis à ses caprices, tout asservi à son orgueil?

Personne ne lui refusera les talents d'un guerrier, le secret de se faire obéir, une volonté forte et persévérante, et sur-tout l'art si facile de diviser pour régner. Mais il nous semble qu'il y a encore loin de ces qualités au génie, à la politique, et à la gloire, dont ses partisans voudroient lui former une auréole.

Si le génie consiste à faire de grandes choses avec de foibles moyens, n'est-on pas en droit de demander quel fut celui d'un homme qui, pouvant disposer de toutes les richesses de l'Europe et de la moitié de sa population, n'a su, pendant quatorze ans d'un règne absolu, tirer aucun parti de ces immenses ressources, n'a rien fondé de grand et de durable, et a laissé la France plus foible et plus humiliée qu'elle ne l'étoit lorsqu'il prit les rênes de son gouvernement?

Si la politique consiste à protéger les peuples qu'on est appelé à gouverner, soit par droit de conquête, soit par celui de la naissance, quel nom donnerons-nous à celle de l'homme qui n'a su que sacrifier sans résultat et sans utilité, dans des guerres injustes, la population et les trésors des peuples dont il s'étoit chargé de venger les injures et de protéger les destinées?

Si le vrai caractère de la gloire enfin est de laisser des monuments consacrés à l'instruction et à la prospérité des nations, la postérité ne reconnoîtra jamais celle

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de l'homme qui, comme les Attila, les Gengiskan et les Aureng-Zeb, ne lui apparoîtra qu'entouré de ruines et de cadavres ; des cadavres de plusieurs millions d'hommes immolés à son ambition, et des ruines des États de l'Europe, dont il a pris, pillé et incendié les capitales. Il avoit encore soixante-dix mille hommes d'excel- Suites de la capitulentes troupes, deux cents pièces de canon et des lation de sommes immenses à sa disposition, quand il apprit la Paris. capitulation de Paris. Avec ces ressources, de l'audace et ses talents militaires, il pouvoit, sinon recouvrer sa couronne, au moins en disputer long-temps la possession à celui qui devoit le remplacer; il pouvoit faire une guerre de partisan aussi funeste aux étrangers qu'à la France..

Ce fut sa première pensée. Aussitôt qu'il fut arrivé à Fontainebleau, il fit appeler tous les officiers de sa garde et leur dit :

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« L'ennemi nous a dérobé ses mouvements : il a gagné trois marches sur nous; il s'est approché de Paris et s'en est emparé. Une poignée d'émigrés, à qui j'avois fait grace, et qui tenoient des emplois de ma bonté, ont arboré la cocarde blanche, et se sont jetés dans les bras des Russes. Soldats! vous savez que la cocarde tricolore est la seule que la France ait adoptée. J'avois proposé la paix à des conditions avantageuses aux alliés, et honorables à la France; elle a été constamment refusée. L'ennemi a envahi le territoire de la France, et veut se la partager. Mais la France, qui a été longtemps maîtresse chez les autres, veut et doit l'étre chez elle. Demain je livre bataille à l'ennemi : puis-je comp

ter sur vous? »

Qui, s'écrièrent tous les officiers. Oui, vous pouvez

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