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isolées, ont été obligées de se contenir, de se réfréner, en présence de la force commune. Pendant quelque temps, elles ont essayé de braver cette puissance nouvelle qui les dépossédait; mais quand elles ont pu se convaincre que les plus robustes malfaiteurs entreprenaient en vain de lui résister, elles ont compris que leur règne était passé. Alors les hommes paisibles ont pu goûter enfin, au prix de sacrifices modérés, les bienfaits de la sécurité intérieure. Il y a encore des malfaiteurs, sans doute; mais il y en a moins, et l'on est protégé contre eux plus efficacement et à moins de frais qu'on ne l'était dans « l'état de nature. >>

Jusqu'à ces derniers temps, « l'état de nature» a malheureusement subsisté pour les nations, et qu'en est-il résulté? C'est que la sécu rité extérieure est demeurée, à peu près sur tous les points du globe, insuffisante et chère. Toutes les nations de l'Europe, pour ne citer que celles-là, consacrent annuellement, à leur protection extérieure, une somme hors de proportion avec leurs ressources, et cependant elles sont continuellement sur le qui-vive. Mais que « l'état de nature » cesse de subsister pour elles; qu'une juridiction souveraine s'établisse pour rechercher et punir les atteintes portées au droit public, comme des juridictions se sont établies pour rechercher et punir les atteintes portées au droit privé; que l'expérience démontre aux plus redoutables malfaiteurs politiques qu'ils essayeraient en vain de braver cette justice internationale, que son bras atteint le plus puissant monarque aussi bien que le plus infime conspirateur, et la situation aura changé. Ceux qui se croient au-dessus de la loi commune parce qu'ils étaient une puissance formidable, renonceront à déployer ce coûteux appareil, lorsqu'ils s'apercevront qu'il ne leur assure plus l'impunité. Ils désarmeront, et les peuples industrieux et paisibles, dont ils menacent la sécurité, pourront désarmer après eux. Les atteintes portées au droit public deviendront plus rares, la sécurité extérieure des nations sera plus complète et elle coûtera moins cher.

Des hommes bien intentionnés, mais qui étaient peut-être trop imprégnés du sentiment de la justice, pour croire à la violation préméditée du droit, ont pensé que le principe de la « non-intervention » était le meilleur qu'on pût adopter pour arriver promptement à l'ère bienfaisante de la paix universelle. Ils s'abusaient. Refuser d'intervenir en faveur du faible opprimé par le fort, ce serait laisser libre carrière à l'injustice, et, par conséquent, éterniser la guerre. La paix intérieure des Etats ne deviendra complète que le

jour où aucune atteinte portée au droit privé ne pourra plus demeurer impunie. La paix extérieure des nations ne s'établira de même d'une manière permanente et sûre qu'alors que toute infraction au droit public sera infailliblement réprimée et punie. Il n'y a qu'un chemin qui conduise à la paix, c'est le chemin de la justice.

La crise orientale a déjà causé bien des maux. Bien des vies ont été sacrifiées, bien des millions ont été dépensés, depuis qu'elle a éclaté; et, selon toute apparence, ces sacrifices sont peu de chose auprès de ceux qu'elle coûtera encore au monde. Mais si, comme il est permis de l'espérer, la cause de la justice finit par triompher; si l'Opinion qui a condamné l'agresseur puissant, et qui s'est armée pour défendre le faible injustement attaqué; si l'Opinion réussit à faire respecter son verdict, non-seulement la question d'Orient sera vidée conformément à l'intérêt général, mais encore une ère nouvelle, ère de sécurité et de paix, commencera pour les nations, et les Puissances qui se sont chargées, en cette circonstance, d'exécuter l'arrêt rendu par l'opinion du monde civilisé, se trouveront amplement récompensées de leurs sacrifices. G. DE MOLINARI.

LES BALS ET LES FÊTES

SONT-ILS DE BONS MOYENS DE FAIRE PROSPÉRER LE COMMERCE ET L'INDUSTRIE?

On lit dans le Moniteur du 1er février 1854 un article dont nous extrayons ce qui suit:

« Pendant cette saison rigoureuse, on s'est souvent demandé s'il ne « vaudrait pas mieux donner aux indigents les sommes dépensées en bals et fêtes. Pour peu qu'on y réfléchisse, la réponse ne saurait être << douteuse. Dans les fêtes, comme celles de l'Hôtel-de-Ville et des Tui« leries, il faut voir autre chose qu'un vain étalage de magnificence. « Leur véritable but est de favoriser le commerce et de procurer du tra« vail aux classes laborieuses. A l'exemple de l'Empereur et de l'Impéra« trice, le Conseil municipal de Paris a sagement pensé que les dépenses « d'un grand bal retomberaient en pluie d'or sur toutes les industries de « la ville.

« La charité la plus efficace est celle qui, tout en donnant du travail « en fait vendre les produits. S'il est bien de secourir l'indigence, mieux « vaut encore la prévenir. Dans les sociétés comme la nôtre, l'industrie, « même celle du luxe, est une partie considérable de la richesse publi«que. D'ailleurs la pauvreté n'est pas secourue seulement par l'opulence.

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« Le petit commerçant, l'artisan lui-même, contribuent à la soulager. « Que pourraient-ils donc si la vente ou le travail leur manquaient ? Ces considérations ne sont point étrangères à la déter<<mination qu'a prise l'Empereur de rétablir le costume officiel des fonc«<tionnaires publics, et de remettre leurs traitements en harmonie << avec leur position. Ceux qui reçoivent des traitements élevés n'igno« rent pas qu'ils leur sont accordés pour tenir dignement leur rang, et « pour donner autour d'eux l'exemple de ces dépenses fécondes, qui tournent « toujours au profit du commerce et de l'industrie. »

D'après la contexture de cet article et la place qu'il occupe dans le journal officiel, on ne peut douter qu'il n'exprime, sur les questions économiques qu'il soulève, la pensée du gouvernement, et dès lors, on ne saurait méconnaître le haut degré d'importance qu'acquiert une telle manifestation; car il est à croire qu'aussi longtemps que les doctrines proclamées prévaudront dans l'esprit des hommes du pouvoir, ceux-ci s'efforceront d'en étendre les applications, autant que peuvent le permettre les attributions à peu près illimitées dont ils sont investis; or, ils peuvent errer, et l'on sait qu'en matière économique les erreurs appliquées se résolvent en dommages sociaux, parfois en calamités. Il est donc opportun de se demander si les doctrines dont il s'agit placent, aussi sûrement qu'on paraît le croire, l'action du pouvoir dans une bonne voie; si les bals, les fêtes, les dépenses fastueuses du personnel gouvernemental et administratif, ont bien la portée qu'on leur attribue, et si, au lieu de féconder, comme on l'assure, le commerce et l'industrie, de semblables dépenses ne seraient pas de nature à tarir, ou du moins à affaiblir considérablement ces sources de la prospérité publique.

La spécialité de ce recueil, unique organe, en France, de l'économie politique, lui impose le devoir de rappeler à cette occasion la vérité scientifique, dont les doctrines préconisées par le Moniteur s'écartent de la manière la plus absolue. En accomplissant ce devoir avec toute liberté, nous croirons en remplir un autre envers l'autorité publique; car les dépositaires de cette autorité sont fortement intéressés à ce qu'on leur signale le danger des erreurs systématiques dont ils sont exposés à subir l'influence; de semblables avertissements, lorsqu'ils sont donnés loyalement et à propos, peuvent être aussi salutaires au pouvoir qui sait les accueillir, que des applaudissements inintelligents ou captieux, accordés à des tendances regrettables ou dangereuses, lui seraient funestes.

« Dans la sphère économique, dit Frédéric Bastiat, un acte, une <«< habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, « mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; «< il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne « se déroulent que successivement, on ne les voit pas; heureux si on « les prévoit.

« Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence :

« l'un s'en tient à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on a voit et de ceux qu'il faut prévoir 1. »

Ces indications expliquent parfaitement l'illusion, l'erreur vulgaire qui fait attribuer aux bals, aux fêtes, aux prodigalités, aux profusions, une heureuse influence sur le commerce et l'industrie.

Supposons, par exemple, que l'on consacre une ressource de 200,000 fr. à donner un grand bal à l'Hôtel-de-Ville de Paris; cette dépense payée par la caisse de la ville, en entraîne d'autres (montant au double, au triple peut-être), que s'imposent les fonctionnaires invités; c'est donc une ressource totale de 6 à 800,000 fr. que l'on emploie en décorations, éclairage, musique, rafraîchissements, costumes, bijoux, etc., et il est incontestable que l'industrie des fournisseurs de tous ces différents objets se trouve gratifiée, encouragée, dans la proportion de la somme de ressources dépensée.

Or, c'est à ce résultat immédiat et visible que s'arrête la foule, et aussitôt elle se hâte de juger qu'un grand bal est nécessairement un bienfait public. Mais, assurément, pour peu qu'elle voulût se livrer à une observation moins superficielle, et se rendre compte de l'ensemble des faits se rattachant aux dépenses du bal, y compris ceux qui ne sont pas sous ses yeux, mais dont l'existence n'est pas douteuse, elle ne tarderait pas à réformer radicalement son premier jugement. Elle comprendrait, par exemple, que les 200,000 fr. puisés à la caisse municipale n'y sont pas venus comme des champignons, et qu'il a fallu d'abord les retirer pièce à pièce de la poche des contribuables, au moyen de l'octroi ou d'autres procédés; - dès lors, ne devient-il pas visible à l'esprit que si ces 200,000 fr. eussent été laissés à ceux à qui on les a pris, ceux-ci, en les appliquant à leurs propres besoins, auraient encouragé l'industrie dans la proportion d'une dépense de 200,000 fr., précisément autant qu'a pu le faire la municipalité, en destinant cette ressource aux frais, du bal? seulement, il est probable que les contribuables ne se seraient pas adressés aux mêmes fournisseurs et n'auraient pas encouragé les mêmes industries; mais en quoi les industries du décorateur, du musicien, du costumier, du coiffeur, etc., méritent-elles la préférence sur les industries qui pourvoient aux besoins ordinaires du logement, de l'ameublement, du vêtement, du chauffage, de l'alimentation, de l'éducation, etc., et comment pourrait-on justifier ce détournement forcé de ressources, opéré en faveur des unes et évidemment au préjudice des autres?

Il est donc parfaitement clair que l'industrie n'a absolument rien à gagner à ce que la municipalité de Paris prive les contribuables de la faculté de dépenser à leur gré une ressource de 200,000 fr., pour les dépenser elle-même dans un bal.

1 Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, p. 1.

En est-il autrement des dépenses par les invités? Examinons:

Nous admettrons que ces dépenses se sont élevées à 600,000 fr. Voilà l'industrie des costumiers, des coiffeurs, des orfévres, des bijoutiers, etc., encouragée autant que peut le comporter l'emploi de 600,000 fr.

Nous prierons d'abord de remarquer que ce n'est pas là une ressource nouvelle et qu'elle existait déjà dans la caisse ou dans la bourse des invités, à moins qu'ils n'aient emprunté, auquel cas, elle aurait été retirée de la bourse des prêteurs; bref, la ressource existait avant le bal, et ce n'est pas le bal qui l'a produite; cela est incontestable.

Nous demanderons ensuite si, en supposant que le bal n'eût pas ett lieu, il est bien probable que cette ressource fût restée sans emploi ? Si l'on convient que, selon toute probabilité, ses possesseurs l'auraient appliquée à d'autres besoins ou à d'autres fantaisies, nous dirons encore que, dans ce cas, l'industrie eût été encouragée tout autant qu'elle a pu l'être par les dépenses du bal, et que celui-ci n'a pu faire profiter certaines classes de fournisseurs d'une dépense de 600,000 fr. qu'en privant d'autres classes de fournisseurs d'un encouragement précisément égal.

Mais on pourra objecter qu'une partie, tout au moins, de la dépense faite pour le bal aurait pu être épargnée, et ceux qui feront cette objection sont persuadés que les ressources épargnées ne sont pas dépensées; qu'en conséquence elles ne peuvent encourager ni le commerce ni l'industrie.

Nous touchons au point principal de la question, à celui qu'il importerait le plus d'éclaircir à tous les yeux, pour déraciner de déplorables préjugés, malheureusement aussi répandus qu'ils sont insensés; mais c'est ici, surtout, qu'usant du procédé indiqué par Bastiat, il faut tenir compte, en même temps, et des résultats que l'on voit et de ceux que l'esprit n'aperçoit qu'après réflexion. Pour éviter au lecteur la peine de rechercher lui-même ces résultats, nous allons les lui présenter, en nous permettant de reproduire en partie ce que nous avons déjà écrit ailleurs1.

Lorsque nous consommons une portion de richesse, cette portion n'existe plus, et, dès lors, si le besoin qu'elle a satisfait se renouvelle, si nous avons encore les moyens d'y pourvoir, il faut reproduire l'objet consommé, et la nécessité de cette reproduction donne un nouvel aliment au travail.

Mais nous pouvons consommer une portion de richesse de deux manières en premier lieu, nous pouvons en absorber entièrement la valeur pour des satisfactions personnelles, de façon à ce qu'il n'en reste absolument rien; dans ce cas, nous faisons une consommation improductive; c'est ce qui arrive, par exemple, dans un repas somptueux, dans un feu

'Dictionnaire de l'économie politique, articles: Accumulation, PratiqUE ET

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