à plusieurs pieds dé terre, et là il le forçait à coups de verges de chanter sa musique qu'il tenait d'une main, et de battre la mesure de l'autre. Ce pauvre enfant, quoique très joli de figure, ressemblait à une chauvesouris clouée contre un mur et perçait l'air de ses cris. » Le pauvre jeune musicien passa quatre à cinq ans dans cette horrible inquisition. Grace à son maître, c'était un assez mauvais écolier en musique; mais un autre maître, le maître de tous les grands artistes, le hasard vint à son aide. Une troupe de chanteurs italiens, passant par Liége, y représenta des opéras de Pergolèse, Grétry assista à toutes les représentations, et se passionna pour la musique italienne. Son père fut si charmé de ses progrès, qu'il voulut à toute force lui faire chanter un motet à l'église le dimanche suivant. C'était un air italien sur ces paroles de la Vierge: Non semper super prata casta florescit rosa. Chacun de s'écrier au miracle. Quel prodige? D'où vient qu'il chante ainsi? C'est digne de l'Opéra. L'ancien maître lui-même ne put s'empêcher de lui sourire. Il chanta ainsi tous les dimanches pendant plusieurs années. Mais il avait le cœur sensible; il devint éperdument amoureux de toutes les blondes Flamandes qui venaient l'écouter; il aimait surtout celles qu'il ne voyait pas; c'était l'espérance amoureuse plutôt que le souvenir, la rêverie plutôt que la passion. It abandonna le chant et l'église pour la composition et pour la solitude. Je ne raconterai pas toutes les petites joies et toutes les petites mésaventures de notre musicien; je ne vous dirai pas comment il étudia en vrai poète le bruit du vent, de la pluie, de l'orage, de la fontaine, le chant des oiseaux, et surtout les battemens du cœur d'une jeune fille allemande de son voisinage qui, par amour pour la musique, aimait jusqu'au musicien. Il ne faut pas s'arrêter trop long-temps aux enfantillages de l'amour et du génie. Sa première œuvre sérieuse (il n'est plus ici question d'amour) fut une messe en musique. Ce fut là son triomphe à Liége; comme son père, autrefois, il devint le prodige du pays. Pressentant qu'il n'irait pas plus loin s'il demeurait à Liége, il voulut partir pour Rome, pour ce soleil de feu où devaient s'épanouir les fleurs de son génie. Le dimanche de la Passion, au sortir de la messe, tous les Liégeois s'écriaient avec amour et avec regret : Nous avons entendu les adieux du jeune Grétry. Il allait partir aux premiers jours d'avril, partir pour long-temps, il allait, pauvre oiseau voyageur, s'exiler loin de son pays, loin de sa famille: Mais un artiste est-il jamais exilé? Le printemps était venu, la bonne mère pleurait tout en préparant le chétif bagage de son fils. L'insouciant voyageur était le seul qui répandît un peu de gaieté dans le doux et calme intérieur flamand. Le père jouait sur son violon fidèle les airs les plus tristes; le chien lui-même devenait inquiet. Au voisinage il y avait plus de tristesse encore la jolie Allemande, presque toujours penchée à sa fenêtre, répandait une larme silencieuse qui venait du cœur; elle ne chantait plus, elle ne riait plus; en vain le printemps venait refleurir sa fenêtre, le printemps de son cœur était flétri. Donc, à la fin de mars 1759, il partit à pied, la valise sur le dos, le bâton à la main, avec ses dix-huit années toutes fraîches, toutes pures, toutes couronnées d'espérances; avec les bénédictions de son père et les larmes de sa mère; outre ses espérances, il avait quelques compagnons de voyage, deux pistolets qu'on lui avait donnés, en lui disant Rodrigue, as-tu du cœur? un vieux contrebandier et deux étudians dont l'un était abbé (celui-là n'alla pas loin). Le contrebandier s'appelait Remacle, c'était un vieux renard qui faisait, bon an, mal an, deux voyages de Liége à Rome, en compagnie de jeunes étudians; il portait en Italie les plus fines dentelles de Flandres, il rapportait de Rome des reliques et de vieilles pantoufles du pape qui faisaient la joie de tous les couvens des Pays-Bas. Le vieux Remacle avait pour associé honoraire un gros garçon champenois qui faisait le métier de dépister et de battre les gabelous ou alguazils de la finance. Ce voyage ou plutôt ce pèlerinage de Grétry est presque un chapitre de Gil Blas. La caravane était des plus grotesques : un musicien, rêveur, qui chantait des motets à tout bout de champ; un pauvre abbé piteux, qui se retournait à chaque minute vers le clocher de son village, un jeune étudiant en médecine des plus allègres, s'amusant de tous ceux et surtout de toutes celles qui passaient sur son chemin; un gros ivrogne champenois, très alléché des filles d'auberge après avoir vidé une pinte; enfin un vieux contrebandier avare, grave et silencieux comme un Flamand, toujours en guerre avec les gabelous. Le premier jour, l'arrière-garde, c'est-à-dire l'abbé, arriva au gîte long-temps après les autres ; l'étudiant lui avait prédit qu'il n'arpenterait que vingt-cinq lieues de son pied mignon. Au bout de vingt-cinq lieues, le pauvre abbé tourna le dos à la caravane, pour reprendre le chemin de Liége. La caravane n'en fut pas moins gaie. Le vieux Remacle fut bientôt enchanté de ses jeunes compagnons à propos de deux petites aventures. Un jour, en entrant dans une auberge pour la dînée, une colossale Allemande, la maîtresse du logis, sauta au cou de Grétry, lui fit mille caresses attendrissantes, le servit comme un prince. Jamais Remacle n'avait si bien dîné. Au dessert, elle versa des liqueurs à tout le monde, tout en disant mille choses tendres à Grétry, qui n'entendait pas l'allemand. - C'est bien heureux qu'il ne faille pas comprendre, disait-il. Remacle voulut payer l'écot, elle le repoussa, il ne se fit pas repousser une seconde fois. Enfin Grétry finit par comprendre cette bonne hôtesse avait un fils de même âge et de pareille figure qui étudiait à Trèves, elle avait caressé Grétry en l'honneur de son fils, comme une bonne mère qui veut répandre son cœur à chaque souvenir. Voici l'autre aventure: quelques jours après, dans une autre auberge, nos voyageurs s'attablent pour le souper; voilà les servantes en l'air; tous les fourneaux s'allument, on égorge les poulets, on décroche les jambons, on déterre les plus vieilles bouteilles de la cave, Grétry et les contrebandiers ne savent que penser; enfin l'étudiant revient une lancette à la main. —Qu'as-tu fait, aventurier?—J'ai saigné le maître et la maîtresse de céans, après quoi je les ai endormis.Imprudent! - Bah! dit-il avec un éclat de rire, ils sont vieux comme le temps, ils n'ont pas grand' chose à risquer, D'autres aventures encore vinrent convaincre Remacle que ses jeunes compagnons de voyage étaient dignes de lui. Toujours dans la crainte des alguazils en question, le vieux contrebandier leur fit faire un détour de quelques lieues aux environs des Alpes pour voir, leur dit-il d'un air désintéressé, un superbe monastère où l'on faisait l'aumône une fois par semaine à tous les pauvres du pays. En arrivant dans la grande salle, au milieu d'une cohue bruyante, Grétry vit un gros moine monté sur un escabeau, qui présidait avec colère à la charité chrétienne. Il avait bien l'air de vouloir exterminer son monde plutôt que de l'aider à vivre; il venait de malmener un pauvre vagabond français qui implorait son secours, quand il vit tout d'un coup la noble figure de Grétry; il vint au jeune musicien :- C'est la curiosité qui vous attire ici, lui dit-il avec dépit. - C'est vrai, dit Grétry en s'inclinant; la beauté de votre monastère, la grandeur du paysage et le désir de contempler l'asile ou le malheureux voyageur est accueilli avec tant d'humanité, nous ont détournés de notre route. En vous voyant, j'ai vu l'ange consolateur; toutes les victimes de la misère doivent bénir votre douceur si édifiante. Dites-moi, mon père, est-ce que vous faites tous les jours autant d'heureux que j'en vois là? Le moine, courroucé de ce persiflage, pria Grétry de retourner d'où il venait. Mon père, reprit Grétry, est-ce l'Évangile qui vous a enseigné cette façon de faire l'aumône : secourir d'une main et souffleter de l'autre? : Une rumeur sourde se répandit dans la grand' salle; le moine, ne sachant que dire, se plaignit du mal de dents; le malin étudiant ne perdit pas de temps, il courut à lui avec un air de touchante compassion - Je suis chirurgien, lui dit-il en le renversant sur l'es cabeau. Le moine voulut le repousser, mais il tint bon.. C'est. Dieu qui m'envoie vers vous, mon père. Bon gré mal gré il fallut bien que le moine ouvrit la bouche.-Courage, mon père; les grands saints ont tous été martyrs: Jésus a été crucifié, c'est bien le moins que je vous arrache une dent. Le moine se débattit: Jamais! jamais! s'éeria-t-il. L'étudiant se tourna avec beaucoup de sang-froid vers les assistans, qui riaient tous dans leur barbe: -Mes amis (il parlait à des: voyageurs estropiés, à des brigands. de la montagne, à des pauvres de toute espèce), mes amis, pour l'amour de Dieu, venez tenir ce bon père, je ne veux pas qu'il souffre plus long-temps.. Les mendians comprirent la plaisanterie; quatre d'entre eux se détachérent du groupe et vinrent en aide au chirurgien.. Le moine se débattit avec fureur, mais il eut beau faire et beau crier, il fallut en passer par-là. Grétry ne fut pas le dernier à venir en aide à son ami; le malicieux étudiant saisit la première dent venue, il secoua à tour de bras la tête du moine à la grande joie des mendians qui se voyaient venger fort à propos. - Eh bien! mon père, qu'en ditesvous? lui demanda Grétry après l'opération; je suis bien sûr que vous ne souffrez plus du tout. Le moine trépignait de fureur; les autres moines arrivèrent bientôt attirés par ses cris, mais il était trop tard. Je passe sous silence les amours de Grétry pour les belles Tyro— liennes. Enfin il arrive en Italie; plus de neige, plus de montagnes, mais une prairie émaillée où chantaient les jeunes filles : « Ce fut, dit Grétry, la première leçon de musique que je reçus en Italie. Le chant de ces belles Milanaises a laissé d'éternels échos dans mon ame. >> Il fit son entrée à Rome un beau dimanche de juin, au milieu d'une douzaine de carrosses de promenade, où s'épanouissaient et où chantaient de belles Romaines souriantes à l'amour; il était dans l'enchantement; il parcourut jusqu'au soir les palais et les églises dont la renommée avait depuis long-temps frappé son imagination; cependant le soir, après avoir vu ces édifices qui sont les merveilles des arts, ces belles Romaines qui sont les merveilles de la nature, et ce beau ciel si pur et si bleu qui semble une des portes du paradis, Grétry songea avec un charme mélancolique au ciel nébuleux de son cher pays, aux blondes Flamandes de Liége, au doux et calme inté rieur de son père, et aussi à cette jolie voisine qui lui avait dit un si tendre adieu avec une larme. Le plus beau pays du monde pour le voyageur est toujours le pays où son cœur a fleuri. Mais patience, le cœur de Grétry est à peine dans son printemps. A Rome, Grétry débuta par la musique religieuse. Il s'inspira des maîtres-sacrés, de l'aimable et gracieux Casaly, du grave Orisicchio, du noble et austère Lustrini. C'était la seconde année du règne de Clément XIII. La musique religieuse avait pris des airs profanes sous le règne de Benoît XIV, qui n'était rien moins que cagot; mais le nouveau pape, plein de zèle pour son église, avait rappelé la musique à l'ordre: la musique redevenait sévère, elle reprenait sa sollennité triste et pieuse, lente et vague; c'était bien la musique qui va droit au ciel sur les ailes des archanges après avoir sanctifié le cœur des pécheurs. Grétry, comme le divin Pergolèse, fut initié au sentiment, à l'harmonie et à la mélodie de cette musique. Il commença un De Profundis qui devait lutter de grandeur et de solennité avec le Stabat; mais comme ce De Profundis ne devait être chanté qu'à ses funérailles, il ne se pressa jamais trop de l'achever; il ne l'achèva pas. Il y avait à Rome un collège pour les étudians, les peintres et les musiciens de Liége; Grétry avait pour camarade de chambre dans ce college ce mauvais garnement d'étudiant qu'il avait eu pour compagnon de voyage. C'était un voisin très agréable : ainsi Grétry tombe malade, après avoir battu la campagne de Rome à la recherche des ruines antiques; le chirurgien, qui faisait de leur chambre un vrai cimetière, dit d'un air tendre en lui tâtant le pouls: Ah! mon pauvre ami, j'ai perdu un tibia, et si tu meurs, tu voudras bien me permettre... Grétry s'arrangea de façon à ne pas lui rendre ce service. Il fit la connaissance d'un organiste qui lui apprit à jouer du clavecin. C'était un fort mauvais maître, mais il avait une jolie femme, et toutes les leçons n'étaient pas perdues. Grétry fit tant de progrès qu'un jour le pauvre homme s'écria les yeux pleins de larmes : O Dio!o Dio santissimo! questo é un prodiggio da vero! Quelques temps après, Grétry fut conduit par un abbé de ses amis chez Piccini, qui joua le grand seigneur de génie envers notre jeune Flamand. Il ne lui dit pas un mot, et continua de composer un oratorio comme s'il eût été tout seul. Après une heure de pareille audience, Grétry s'en alla, non pas comme il était venu, car il était venu tout radieux d'espérance. Il ne perdit pas courage, il eut plus d'ardeur encore; mais il retomba malade. Voulant échapper à son |